La déchéance de nationalité dans la Constitution : s’y opposer de toutes nos forces

Sur le sujet de la déchéance de nationalité et de la révision annoncée de la Constitution, nous avons publié fin décembre 2015 un  important article de Didier Hanne appelant à “raison garder” face aux émois d’une grande partie de la gauche, et concluant sur la force symbolique de l’octroi ou du retrait de la nationalité française. Nous indiquions aussi que les membres de la Rédaction n’étaient pas unanimes : ce numéro 800 complète le dossier avec deux textes qui – sans se contredire dans l’esprit – prennent des angles d’analyse différents pour aboutir à des solutions éloignées : pour Alberto Serrano (texte ci-contre), la déchéance de nationalité s’inscrit dans un ensemble de figures idéologiques qui l’apparentent irrémédiablement au racisme anti-arabe, il faut donc la refuser ; pour Bernard Teper (ici), le piège tendu aux opposants à la déchéance de nationalité est ourdi par le gouvernement, il convient de l’éviter en proposant de substituer à la déchéance une peine d’indignité nationale valable pour tous les “total-terroristes”.
La rédaction de ReSPUBLICA

Qu’il me soit permis de commencer par un propos personnel. Je suis né à Paris de parents espagnols, comme mes deux frères aînés. Droit du sol : j’ai grandi avec la nationalité espagnole, vécu de 16 à 18 ans avec la carte de séjour. Puis à 18 ans, nous devenions automatiquement Français – sauf si avant les 18 ans nous sollicitions le maintien de notre nationalité espagnole, auquel cas la France nous répudiait (c’est le terme légal) en l’absence d’accord entre les deux États permettant la double nationalité.

À nos18 ans, en pleine crise d’adolescence et cons comme nous pouvions l’être, ce choix à faire sur notre nationalité, notre identité, quel déchirement ! Je me souviens de l’envie irréfléchie de s’affirmer contre, pleine de passion et nourrie des quelques humiliations administratives. Je garde gravées les remarques et bons conseils reçus d’enseignants et autres éducateurs, leur injonction à être Français, que nous entendions empreinte d’une certaine morgue vis-à-vis de notre identité du Sud… Notons que ce couperet des 18 ans a plus tard été émoussé, devenant une période de plusieurs années et donnant au jeune le temps de mûrir ; un grand merci à… Charles Pasqua.

Un ado espagnol en crise identitaire dans les années soixante-dix, ça pouvait revendiquer « face à l’identité française » le PCE et l’eurocommunisme, l’anti-franquisme et l’anticléricalisme, l’égalité hommes/femmes et la justice sociale, la paix et le désarmement. Mais pour un ado né en France de parents nord-africains ou subsahariens, quelle est aujourd’hui l’identification alternative à la nationalité française ? Elle est tout le contraire de ce que pouvait revendiquer un jeune Arabe dans les années 60 et 70, quand les courants progressistes dominaient.

Je n’ai jamais eu à souffrir de racisme. En France – dans ma banlieue parisienne en tout cas – un Espagnol était comme chez lui. Je me souviens du père de mon copain Ludo qui me disait « mais vous (les Espagnols) c’est pas pareil, vous êtes comme nous ». C’était les années soixante-dix, le Premier ministre, le maire de Paris, le présentateur du JT, nombre d’acteurs ou le syndicaliste star d’Arcelor Mittal n’étaient pas encore d’origine espagnole. « Arabe », par contre, c’était une autre affaire, et ça l’est toujours. Les discriminations à l’embauche, les contrôles au faciès, la façon « familière » et naturellement agressive de parler qu’ils devaient subir de la police comme délinquants présumés, etc. J’ai vu les efforts énormes pour l’intégration et la réussite, poussés par des parents qui parlaient à peine ou pas du tout le français et ne connaissaient pas l’école mais attendaient de leurs enfants qu’ils deviennent les meilleurs Français, et je vois mes amis d’enfance issus de familles nord-africaines comme la démonstration du succès éclatant de cette intégration.

Aujourd’hui tout cela est comme effacé par la structuration spectaculaire de tant de quartiers populaires en nouveaux ghettos organisés et mis en scène avec tout le décorum salafiste – femmes « bâchées » pour reprendre la bonne expression de Gilles Kepel, plus aucun commerçant non hallal, barbus qui patrouillent… Car ce qui est reçu et appelé « islam modéré » en France ou en Europe, c’est le wahhabisme, la lecture extrémiste promue par les pays du Golfe notamment, qui a balayé la culture musulmane que nous connaissions.

Le journaliste espagnol Ilya Topper a bien raison, je crois, de constater que « durant des décennies, l’Europe a islamisé la société immigrante, religieusement indifférente, qu’elle a reçue. En pleine complicité avec les cheiks arabes et leurs empires médiatiques. Les gouvernements ont recouvert leur attitude d’un néologisme vénéré jusqu’à la nausée : le multiculturalisme. Une belle formule pour exprimer le racisme de toujours […]. L’Europe, ses gouvernements, ses intellectuels, ses démagogues sont les alliés utiles des dirigeants de l’hégémonie islamiste financée avec les pétrodollars […]. L’Europe n’est pas victime, elle est complice. » (« Respecter les cannibales », M’sur, janvier 2015 – en espagnol).

Pour le résumer très vite, c’est bien un puissant courant fasciste qui se répand au sein des peuples des pays officiellement musulmans – à partir de la révolution iranienne sans doute, mais aussi à partir du surgissement des dynasties moyenâgeuses du Golfe persique, devenues richissimes avec l’exploitation du pétrole. Nous avons pu voir, en vingt ans, l’expansion au ralenti des ondes de ce tsunami, par cette transformation qui a frappé les quartiers populaires, écrasant sous le diktat intégriste la vie collective et la liberté d’abord des femmes. Dans son dernier ouvrage Terreur dans l’hexagone – Genèse du djihad français, Gilles Kepel en donne une description complète et saisissante.

C’est cela qui est devenu le pôle identitaire pour les jeunes d’origine nord-africaine déchirés entre deux mondes, c’est cela qui a été favorisé par l’État – et pire encore applaudi et accompagné aveuglément par tant de militants de gauche. Des jeunes entre deux mondes, que l’on place maintenant entre Charybde (« Arabi fora ») et Scylla (Djihad).

L’identité française, la Nation et le Peuple français, sont des constructions subjectives, culturelles. Comme l’ont rappelé Chantal Mouffe et Ernesto Laclau en actualisant Gramsci, il s’agit d’un montage toujours changeant et travaillé par les mutations profondes de la société et la lutte idéologique ; un montage qui délimite un dedans et un dehors, qui a besoin d’un opposé ou ennemi pour définir et unifier le groupe qui se construit en Peuple. Quelque chose est certainement à dénouer, dans la construction de l’identité française, sur la relation avec la population d’origine nord-africaine de ce pays, au moins depuis la colonisation, et sans aucun doute depuis la guerre d’Algérie. Ce n’est pas un hasard si le parti qui a le vent en poupe aujourd’hui, le FN, est issu directement des tortionnaires de l’armée française en Algérie et autres nostalgiques des « ratonnades » – comme on appelait dans les années soixante-dix encore les meurtres racistes souvent impunis d’Arabes.

Et c’est là qu’arrivent Hollande et Valls and Co, avec leurs mesures « symboliques ».
Car c’est bien de symbolique qu’il s’agit. Ce dont il est question, c’est d’une démarche profondément politique, destinée à agir sur les consciences et opérant sur le terrain de la culture.
Personne ne cherche à faire croire qu’il s’agirait de lutte antiterroriste, d’efficacité du renseignement et de coopération policière européenne, d’adaptation des méthodes et moyens de la Police et de la Justice aux nouveaux défis, etc. C’est pourquoi je trouve un peu vaine l’exégèse de la généalogie du droit de la déchéance de nationalité.

Voyons donc les symboles :

  • Hollande avait promis durant la campagne présidentielle qu’il ferait inscrire la laïcité dans la Constitution : il n’en est plus question, silence total.
  • Maintenant il veut inscrire l’état d’urgence dans la Constitution, ce qui ne sert à rien du tout : l’état d’urgence a été appliqué en 1985 en Nouvelle-Calédonie et, bien avant, en… Algérie (loi du 3 avril 1955 sur les pouvoirs spéciaux), sans aucune difficulté ni censure du Conseil constitutionnel dans la cinquième République, au contraire.
  • Le président de la République veut aussi inscrire dans la Constitution la déchéance de nationalité pour les auteurs d’actes terroristes ayant acquis la nationalité française (ce qui concerne aussi ceux qui se la sont vue attribuée à leur naissance, puisque la jurisprudence du Conseil constitutionnel dit qu’ils sont dans la même situation).

Triple intervention symbolique donc, cette initiative, avec force mise en scène solennelle prévue à Versailles, que signifie-elle ? De quelle façon intervient-elle dans la perception de l’identité nationale, dans l’interpellation des habitants de ce pays en tant que citoyens – ou pas -, dans la délimitation du Peuple et de la Nation françaises par la définition de ses ennemis ?

Sur le plan, non pas de l’analyse juridique, mais du signifiant, c’est-à-dire de ce que le peuple entend et comprend, je crois que nous avons :

  • Renoncement à la laïcité = consécration du « multiculturalisme ». Ce modèle raciste de séparation de la société française, entre d’une part celles et ceux qui ont droit à l’égalité des sexes/la contraception/l’avortement/l’éducation/la liberté sexuelle/le mariage pour tous/la lutte contre les violences faites aux femmes, et d’autre part celles et ceux qui n’ont pas le droit d’être soumis aux lois françaises mais sont livrés pieds et poings liés à la prison religieuse.
  • Constitutionnalisation de l’état d’urgence = guerre d’Algérie, République coloniale, corps d’Algériens flottant dans la Seine en octobre 1961…
  • Déchéance de nationalité = Arabes pas Français…

Car, que personne ne se voile la face : aucun fils d’Espagnol, de Portugais, de Chilien, de Serbe, de Roumain ou de Polonais, de Vietnamien ou de Chinois, aucun d’entre nous n’est visé par cette mesure « antiterroriste ». Les terroristes, ici et maintenant, ce sont les « Arabes ». Ce sont ceux qui ont exécuté des enfants juifs à la sortie d’une école à Toulouse en se filmant à la Gopro, qui ont abattu policiers et militaires français, qui ont assassiné nos frères de Charlie Hebdo et nos concitoyens juifs de l’Hyper Casher porte de Vincennes, qui ont rafalé à la kalach les terrasses de café de Paris et massacré le public du Bataclan, qui se sont fait sauter au stade de France. Ce sont les mêmes que ceux qui ont fait exploser des trains de banlieue à Madrid et des métros à Londres, qui ont détourné l’Airbus d’Air France il y a vingt ans déjà, qui ont foncé avec des avions plein de passagers dans les Twin Towers de New York, qui vont et viennent en Syrie pour massacrer allègrement au nom d’Allah.

La constitutionnalisation de la déchéance de nationalité pour les crimes terroristes sépare symboliquement, en France, les « non Arabes » des « Arabes », c’est-à-dire qu’elle désigne symboliquement tous les jeunes nord-africains de ce pays comme les ennemis intérieurs et les déchoit déjà, sur le terrain de la culture et de l’identité, de leur place au sein de la Nation française. Avec le fantôme de l’État colonial français et au choix du multiculturalisme, le dispositif symbolique choisi par Hollande et Valls précipite et approfondit la déchirure historique du peuple français au cœur de la Nation.

Voilà ce que font ce gouvernement, ce président de la République. Voilà pourquoi nous devons nous y opposer, de toutes nos forces.

N’attendons pas la moindre hauteur de vue de ceux qui ont ourdi ce saccage symbolique sur le terrain de l’identité française ! Ces gens-là, ça fait de la politique « à l’américaine », ça scrute les sondages, ça joue au tacticien habile pour se placer dans la course électorale, ça se fait conseiller par des « créatifs » d’agences de publicité (vous savez ? Ceux qui vous mettent une femme à poil et plein de clichés machistes pour vendre des voitures, des paquets de lessive, des flacons de parfum à Noël… et des premiers ministres présidentiables aussi…).

Ces gens-là, ils prennent la pose des « grands hommes d’État » pour que ça y ressemble à la télé, mais en vérité ils manipulent la culture et l’identité française en toute irresponsabilité, pour des calculs à courte vue, dévoilant la stupéfiante portée de cet axiome découvert par Michel Audiard et affirmé par Jean Gabin : « Les cons ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît » !

Nous y opposer requiert de concevoir la contre-offensive sur ce même terrain de la culture. C’est-à-dire dépasser les postures morales sans aucune prise sur le réel pour faire de la politique, élaborer les termes d’une construction contre-hégémonique capable d’unifier symbolique, avec toute la puissance du symbolique dans la réalité concrète, la majorité des habitants de notre pays au sein d’une nouvelle définition du Peuple et de la Nation. C’est ce type d’intervention politique que le dirigeant de Podemos Iñigo Errejon appelle « construire du Peuple (construir pueblo) ».

Cela suppose de faire face au défi historique de l’intégration des Nord-Africains de France et des autres Français dans une même identité nationale, à rebours de la promotion insensée et catastrophique du multiculturalisme et de la destruction de la laïcité.