1525 : la Guerre des paysans en Alsace ou le désir de liberté

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Un paysan agitant un drapeau portant la mention Frÿheit (« Liberté ») (1525). Par Auteur inconnu — Timbre poste DDR, Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=23243209

Cette année 2025 est l’occasion de rappeler, outre les 120 ans de la loi fondamentale de notre République laïque de 1905 (loi du 9 décembre 1905 établissant la Séparation des églises et de l’État), les 500 ans de la Guerre des paysans en Alsace et outre-Rhin. Cet événement historique fait partie d’une longue liste de combats des peuples pour leur souveraineté face aux puissants, pour un monde plus libre, plus juste : les Jacqueries, la Réforme, la Révolution française, la Commune de Paris en 1871, le Front populaire de 1936, la Libération et le programme « Les Jours heureux » du Conseil national de la Résistance… En rapport avec l’actualité, c’est l’exemple d’un mouvement populaire et spontané parti de la base. C’est en partie la trahison ou le renoncement de l’élite urbaine et bourgeoise qui a facilité son échec.

Symbole vestimentaire : le soulier à lacets

Tout comme la Révolution française a mis en exergue, par opposition à la noblesse, le pantalon porté par le peuple des « sans culottes », les paysans en rébellion contre l’ordre établi prennent le « Bundschuh » ou soulier à lacets comme emblème. Les nobles chaussent eux des bottes. Le soulier à lacets était porté par les gens du peuple. Le mot « Bund » pouvait également signifier l’alliance. Ce soulier à lacets devint le synonyme de « conspiration à visée révolutionnaire »(1)Christophe Meyer, journaliste à l’Alsace, in « Les saisons d’Alsace n° 104..

L’Alsace ou le cliché d’une population soi-disant hostile ou peu encline aux combats sociaux

Il est de bon ton d’affirmer, notamment par les nostalgiques d’une région aux traditions conservatrices et cléricales, que les Alsaciens seraient allergiques aux mouvements sociaux, au mouvement de contestation de l’ordre établi, seraient des dévots de la pensée unique.

La Guerre des paysans en Alsace témoigne du contraire, à l’instar de l’adhésion aux valeurs et principes de la Révolution française(2)Cf : Histoire d’un paysan de Erckmann et Chatrian. Le personnage principal enthousiaste soutient les Montagnards et Robespierre, considérés comme le parti de la Nation et de la Révolution à continuer contre les Girondins jugés traitres à la patrie en tant que parti de la cour., du vote majoritaire des députés du Haut-Rhin en 1850 contre la loi cléricale qui mettait sous tutelle religieuse l’école publique…

Mal nommer les choses ajoute aux malheurs du monde

Nous ne pouvons qu’approuver Michel Knittel(3)Auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire locale, in « Les saisons d’Alsace » n° 104. quand il souligne le côté « méprisant » ou « péjoratif » du remplacement de « Guerre des paysans » par « Guerre des rustauds » afin de rabaisser la force de ce mouvement à visée libertaire. Rustaud, signifiant « celui qui habite son pays natal et cultive la terre », se mue par la suite en un sens dépréciatif par les tenants de l’ordre féodal. De même, l’usage du mot « bandes » n’avait pas le sens négatif actuel désignant une multitude désordonnée, mais celui, militaire, concernant « une troupe d’hommes servant sous une même bannière » (en l’occurrence le drapeau flanqué du soulier à lacets). Une quinzaine de bandes s’étaient constituées comptant chacune entre 5 000 et 12 000 hommes. Ces bandes se caractérisaient par une remarquable unicité militaire, même si elles n’étaient pas constituées de soldats de métiers. Des mercenaires suisses les avaient également rejointes.

Contrairement à certaines allégations malveillantes afin de discréditer cet emblématique mouvement de résistance, de rébellion et d’émancipation, ces bandes formèrent une « véritable armée populaire ».

Un même désir de liberté et de justice

Georges Bischoff(4)Professeur et historien, « Les saisons d’Alsace » n° 104. cite l’historien Christian Pfister (1857-1933) : « Ils forment [ces bandes armées de paysans] un manifeste analogue à ce que sera en 1789 la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Une sorte de Marseillaise des Paysans sans musique ». Ce manifeste est riche de 12 articles principaux et d’autres associés. Ce programme connu depuis le début de l’insurrection (14-16 avril 1525) des paysans alsaciens s’appuie sur des arguments tirés des textes dits sacrés et de la Bible :

  • Article 1 : proclamation de l’autonomie des paroisses et capacité à choisir, mais aussi à révoquer un pasteur apte à prêcher le « pur évangile » tel que diffusé par la Réforme initiée par Martin Luther. Comment ne pas y voir la revendication contemporaine du « mandat impératif et révocatoire » ?
  • Article 2 : encadrement de l’utilisation de la dîme sous le contrôle de la communauté, pour l’entretien du pasteur et des œuvres de charité. Rejet de toute spoliation par les puissants de cet impôt religieux.
  • Article 3 : abolition du statut de serf au nom de la « liberté chrétienne ». Obéissance aux autorités dans le respect de l’esprit des « Ecritures » dites saintes.
  • Articles 4 et 5 : liberté de chasser et de pêcher, de se servir du bois de chauffage et d’œuvre dans les forêts. Restitution aux communautés des forêts accaparées par les ecclésiastiques et les laïcs. Comment ne pas y voir un avant-goût de la révolte des paysans anglais contre les « enclosures »(5)Cette révolte a fait l’objet d’une étude par Karl Marx et Friedrich Engels. Les enclosures, décidées par une série de lois du Parlement, les Enclosures Acts, marquent la fin des droits d’usage, en particulier des communaux, dont un bon nombre de paysans dépendaient. Karl Marx considère que ce bouleversement économique et juridique est un point de départ du capitalisme. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Mouvement_des_enclosures..
  • Articles 6, 7 et 8 : Dénonciation des abus concernant les corvées, de charges et redevances jugées exagérées.

L’efficacité de ce programme est qu’il n’est pas exagérément précis et d’une portée suffisamment universelle pour rallier l’ensemble des campagnes.

Comme le précise Georges Bischoff, les articles sont justifiés par les textes religieux : « Tous égaux devant Dieu, les hommes ont l’usufruit de la Création et, de ce fait, doivent en disposer librement, mais ils en sont privés par les détenteurs de l’autorité ».

Trahison du mouvement par Martin Luther

Comme tous les mouvements populaires qui ont suivi, une constante émerge, la trahison d’une partie des élites. Ce fut le cas lors de la Révolution française pour empêcher l’émergence d’une société en phase avec les besoins du peuple et lui donner une tournure libérale économiquement en donnant des pouvoirs exorbitants aux employeurs(6)Loi Le Chapelier. Officialisation de « la liberté du commerce et de l’industrie », de « la liberté d’entreprendre » et de « la libre concurrence ». Mais cette loi crée un vide, car elle n’évoque pas le droit des employés et leurs rapports avec l’employeur. « Interdiction de toute association entre personnes d’un même métier et toute coalition ouvrière », « interdiction de faire grève et de créer des syndicats ». https://www.force-ouvriere.fr/histoire-1791-la-loi-le-chapelier-ou-la-chape-de-plomb-sur-la.. Encore une fois, en 1871, le peuple parisien et l’insurrection patriotique, sociale de la Commune sont trahis par les Versaillais. De même, en 1940, les élites économiques et bourgeoises se sont majoritairement compromises en collaborant avec l’occupant nazi, préférant le nazisme pour supprimer les avancées du Front populaire.

Il en fut de même lors de la « Guerre des paysans ». Comme le précise Matthieu Arnold(7)Professeur d’histoire in « Les saisons d’Alsace » n° 104., Martin Luther a été une source d’inspiration et une sorte de légitimation du mouvement paysan. Pourtant, rapidement, les humanistes et Martin Luther prennent leur distance, ne concevant la réforme que sur le plan religieux. Très vite, Martin Luther passe de l’hostilité « à la fois aux tyrans et aux révoltes » au soutien à une « répression implacable si les rustauds ne veulent pas discuter ». Cela rappelle fortement le « en même temps », qui s’est traduit par « et de droite et de droite ».

D’un côté, les paysans se réfèrent aux textes religieux pour justifier la revendication de plus de justice sociale (cf. le paragraphe « Un même désir de liberté et de justice »). De l’autre, Luther s’appuie sur le message attribué à Jésus qui aurait enseigné « à renoncer à la vengeance et à la violence » et le réformateur de préciser « Le droit chrétien, c’est… souffrir l’injustice ». Autrement dit, Luther dit aux paysans, aux pauvres : souffrez l’enfer en ce bas monde, car vous accéderez après votre mort à un monde paradisiaque qui sera l’image inversée de la vie terrestre. Cela rappelle le propos de Karl Marx pour qui « la religion est l’opium du peuple et le soupir de la créature opprimée ou oppressée ». Les humanistes et Martin Luther opposent la liberté chrétienne et la « liberté charnelle ». Comme le précise Matthieu Arnold, Martin Luther ne se serait pas rangé du côté de la théologie de la libération, qui soutenait les luttes populaires contre les oppresseurs et tyrans dans les années 1960 en Amérique latine.

La Guerre des paysans : prémices des Révolutions à venir et de la Grande Révolution de 1789

Nous pouvons considérer que ce mouvement populaire de 1525, les précédents comme les suivants, ont conduit à la Révolution française. Cette dernière a été un cran au-dessus en imaginant un ordre social libéré de toute tutelle religieuse. Pour les paysans de 1525, ce n’était pas encore l’heure de s’émanciper des dogmes religieux, mais de les interpréter dans le sens de l’intérêt général. Ce mouvement a inauguré pour la suite l’instauration d’une sorte de souveraineté du peuple dans l’ordre politique. Jean Jaurès le prolongera pour exiger la démocratie non seulement dans l’ordre politique, mais aussi dans l’ordre économique.

Exposition du 22 mars au 28 septembre 2025 : 1525-2025 ou une révolution oubliée

Un printemps de Libertés, la Seigneurie, Place de la Mairie, 67140 Andlau, contact@laseigneirie.alsace.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Christophe Meyer, journaliste à l’Alsace, in « Les saisons d’Alsace n° 104.
2 Cf : Histoire d’un paysan de Erckmann et Chatrian. Le personnage principal enthousiaste soutient les Montagnards et Robespierre, considérés comme le parti de la Nation et de la Révolution à continuer contre les Girondins jugés traitres à la patrie en tant que parti de la cour.
3 Auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire locale, in « Les saisons d’Alsace » n° 104.
4 Professeur et historien, « Les saisons d’Alsace » n° 104.
5 Cette révolte a fait l’objet d’une étude par Karl Marx et Friedrich Engels. Les enclosures, décidées par une série de lois du Parlement, les Enclosures Acts, marquent la fin des droits d’usage, en particulier des communaux, dont un bon nombre de paysans dépendaient. Karl Marx considère que ce bouleversement économique et juridique est un point de départ du capitalisme. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Mouvement_des_enclosures.
6 Loi Le Chapelier. Officialisation de « la liberté du commerce et de l’industrie », de « la liberté d’entreprendre » et de « la libre concurrence ». Mais cette loi crée un vide, car elle n’évoque pas le droit des employés et leurs rapports avec l’employeur. « Interdiction de toute association entre personnes d’un même métier et toute coalition ouvrière », « interdiction de faire grève et de créer des syndicats ». https://www.force-ouvriere.fr/histoire-1791-la-loi-le-chapelier-ou-la-chape-de-plomb-sur-la.
7 Professeur d’histoire in « Les saisons d’Alsace » n° 104.