« Je travaillais en marketing dans la mode, j’ai fait un burn-out et j’ai démissionné du jour au lendemain. Aujourd’hui je pense me reconvertir dans la permaculture… » Ce genre d’histoires est devenu assez banal : des jeunes, diplômés, au sortir de leurs études (voire même en stage de fin d’études) qui après quelques mois ou années de travail décident de démissionner pour changer de voie, en direction de métiers moins rémunérés, parfois moins valorisés socialement, mais plus porteurs de sens et offrant une meilleure qualité de vie. Si ce phénomène n’est pas quantifiable, il semble bien être une tendance de fond comme la presse s’en fait l’écho. Toutes ces trajectoires remettent en question la notion de réussite sociale auparavant largement admise et donnent aussi un nouveau souffle au « refus de parvenir ».
Le refus de parvenir, de l’anarchisme à Mai 68
Le refus de parvenir est un concept formulé par Albert Thierry, un instituteur et syndicaliste né en 1881. Fils de maçon, il fait partie des enfants pauvres à qui la IIIe République a accordé une bourse pour pouvoir aller au lycée. Alors qu’il peut engager une carrière universitaire, il choisit d’exercer le métier d’instituteur à Melun, auprès des fils des « boutiquiers, des scribes, des instituteurs, des paysans » afin de ne pas devenir l’un de « ces autres contre-maîtres ou fondés de pouvoir de la bourgeoisie que sont les professeurs ». C’est dans des articles publiés par La Vie Ouvrière qu’il développe sa réflexion sur le refus de parvenir :
« Refuser de parvenir, ce n’est ni refuser d’agir ni refuser de vivre : c’est refuser de vivre et d’agir pour soi et aux fins de soi ».
C’est également une manière de ne pas trahir sa classer : « C’est rester fidèle au prolétariat, c’est anéantir à sa source un égoïsme avide et cruel ». L’idée rencontre un écho dans le mouvement libertaire et connaît une seconde jeunesse avec Mai 68, à une époque où la mobilité sociale du fait des Trente Glorieuses est beaucoup plus courante que dans la première moitié du XXe siècle.
Au sein du mouvement de Mai 68 revient le refus, exprimé dans des tracts, d’être utilisé au profit de la classe dirigeante et de devenir des exploiteurs. Il s’accompagne également d’un rejet de la société de consommation et d’un mode de vie bourgeois, coupé des réalités du peuple. Ce refus de parvenir se concrétise dans les années suivantes par le fait de « s’établir » dans des usines pour militer au côté du prolétariat ou par un retour à la terre avec la création de communautés, par exemple en Ardèche.
Refuser de parvenir face à l’effondrement
Dans un essai remarqué sorti en 2019 aux éditions Libertalia, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, la militante écosocialiste Corinne Morel Darleux met en avant le refus de parvenir comme un acte radical qui s’impose devant l’effondrement annoncé. Convoquant le geste poétique du navigateur Bernard Moitessier qui en 1968 décida de ne pas remporter la première course autour du monde, Corinne Morel Darleux affirme que, dans une société minée par l’impératif de réussite, « le refus de parvenir permet de dépasser le statut de payeur-consommateur auquel est réduit l’individu et qui détermine son statut social à l’aune de ses possessions ». Elle s’interroge également sur les normes sociales qui déterminent nos choix de métier mais qui ont peu de rapport avec nos aspirations profondes et l’intérêt collectif. L’autrice, après des études dans une école de commerce et un début de carrière dans une société de conseil à la Défense, avait elle-même choisi de démissionner en 2006 pour travailler à la mairie de Lilas. Ainsi, le refus de parvenir pour elle n’est pas un geste sacrificiel, il s’agit plutôt d’ « inventer une nouvelle frugalité » pour tenir davantage compte des ressources limitées qu’offre notre planète. Elle précise cependant que cette sobriété volontaire doit s’accompagner d’un renforcement des services publics pour garantir à tous des conditions matérielles d’existence décentes.
Ne plus perdre sa vie à la gagner
Sans aller jusqu’au refus de parvenir, il semble que pour une partie de la génération des vingtenaires et trentenaires actuels, le travail occupe une place moins centrale dans l’existence. Il y a un renouveau de la critique du travail (d’autant plus prégnant depuis l’apparition des bullshits jobs auquel nous avions déjà consacré un article) qui va de pair avec une revalorisation du temps libre comme le montrait récemment un article du Monde « Ces diplômés qui choisissent de travailler moins pour “vivre mieux” »(1)Léa Iribarnegaray, 29/11/2021, Le Monde.. De nouvelles façons de travailler se développent : passer volontairement à une semaine de quatre jours, alterner périodes de travail et chômage ou choisir de venir indépendant afin de pouvoir mieux maîtriser ses horaires… Même dans des métiers auparavant peu propices à un travail intermittent comme l’audit émergent des demandes de salariés qui souhaitent par exemple prendre plusieurs mois de congés pour partir en voyage. À l’hôpital également, les nouveaux médecins souhaitent trouver un meilleur équilibre pour concilier vie professionnelle et vie familiale(2)Lire à ce sujet l’article du Monde : « À l’hôpital, ces futurs médecins qui ne veulent plus tout sacrifier à leur métier », Alice Raybaud, 7/05/2019, Le Monde.. Les générations Y et Z aspirent donc à un épanouissement personnel qui implique une réduction de la place du travail dans l’existence, quitte encore une fois à choisir un mode de vie moins dispendieux.
Finalement, si certains choisissent de gagner en temps libre par souci de bien-être, d’autres jeunes en font un acte engagé et assument une posture anti-capitaliste, de sécession avec le système. Refuser de parvenir est d’autant plus valable dans le contexte de crise climatique que, comme vient à nouveau de le confirmer le Laboratoire sur les inégalités mondiales dirigé par Thomas Piketty et Lucas Chancel, les riches polluent nettement plus que les pauvres : les 10 % les plus riches de la planète génèrent 48 % des émissions mondiales de CO2 (contre 12 % pour la moitié la plus pauvre de l’humanité). Pour prendre un exemple encore plus frappant, l’empreinte carbone d’Elon Musk s’élève à 2 000 tonnes de dioxyde de carbone par an, contre cinq tonnes par personne en moyenne au niveau mondial (soit 400 fois plus)(3)Source : https://theconversation.com/private-planes-mansions-and-superyachts-what-gives-billionaires-like-musk-and-abramovich-such-a-massive-carbon-footprint-152514..
Dans tous les cas, il est urgent de réinterroger la question du travail salarié, alors qu’il est de plus en plus évident que notre société fonctionne avec une grande partie de travail invisibilisé, notamment pris en charge par les femmes (pour le travail domestique) et que par ailleurs de nombreux emplois bien rémunérés s’avèrent néfastes pour la société. Imprégnée par la religion chrétienne qui a fait de la paresse l’un des sept pêchés capitaux, notre culture a fait pendant longtemps du non-travail un tabou, l’oisiveté était vue de manière suspecte(4)Ecouter à ce sujet l’émission du Cours de l’histoire de France Culture : « La paresse est-elle l’oreiller du diable ? ».. Aujourd’hui encore, la majorité des politiques ont abandonné les politiques du temps libre et se concentrent sur la question du travail et la résolution du chômage. Pourtant, la transition écologique et les gains de productivité que continueront à développer la science et la technique devraient permettre de travailler moins, pas seulement en raison du partage du temps de travail et du renoncement à des activités polluantes, mais aussi pour permettre aux citoyens de s’impliquer davantage dans des structures à la gouvernance plus démocratique : coopératives, associations locales. Pour devenir plus résilients, nous aurons besoin de structures plus horizontales et décentralisées et du temps libre pour les animer !
Notes de bas de page
↑1 | Léa Iribarnegaray, 29/11/2021, Le Monde. |
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↑2 | Lire à ce sujet l’article du Monde : « À l’hôpital, ces futurs médecins qui ne veulent plus tout sacrifier à leur métier », Alice Raybaud, 7/05/2019, Le Monde. |
↑3 | Source : https://theconversation.com/private-planes-mansions-and-superyachts-what-gives-billionaires-like-musk-and-abramovich-such-a-massive-carbon-footprint-152514. |
↑4 | Ecouter à ce sujet l’émission du Cours de l’histoire de France Culture : « La paresse est-elle l’oreiller du diable ? ». |