« Penser la laïcité » de Catherine Kintzler

Pour tous les citoyens éclairés et militants, la sortie de ce livre (Éditions Minerve, 2014, 22 €) est un événement à ne pas « louper ». Condensant et prolongeant les ouvrages antérieurs de l’auteure, il vient à point nommé pour ceux qui sont abasourdis par les zélateurs du juridisme, par le mouvement réformateur néolibéral et ses dérives, par les dictateurs du simplisme ou encore par ceux qui croient résoudre tous les problèmes avec des rustines inopérantes. Il renoue avec une théorie philosophique lumineuse qui demande quelques efforts néanmoins. Selon une métaphore montagnarde, lire ce livre de façon raisonnable, c’est bien se préparer à atteindre un sommet !

Avant d’exprimer nos critiques sans concession, nous allons saluer l’ouvrage qui lie une théorie philosophique puissante et son application dans de nombreux cas concrets compréhensibles par tous les citoyens éclairés.

Commençons néanmoins par nous étonner d’une « coquetterie » de l’auteure quand elle explique sa préférence pour le mot tolération plutôt que tolérance, préférence qu’elle justifie par une traduction qu’elle juge plus précise du texte écrit en latin par le grand Locke ! Nous continuerons par commodité à parler de régime de tolérance plutôt que de régime de tolération.

Lumineux, son propos qui montre l’insuffisance d’une définition universelle de la laïcité par la liberté de conscience et par la séparation des églises et de l’État. Analyse très convaincante d’y adjoindre la nature du lien politique auto-justifié face au régime de tolérance où le lien politique se définit à partir des liens religieux. Cela nous permet alors de bien comprendre la citation célèbre de Jean Jaurès : « Nous ne sommes pas le parti de la tolérance – c’est un mot que Mirabeau avait raison de dénoncer comme insuffisant, comme injurieux pour les doctrines des autres -, nous n’avons pas de la tolérance, mais nous avons, à l’égard de toutes les doctrines, le respect de la personnalité humaine et de l’esprit qui s’y développe. »(Congrès du PS, 1910).

Lumineuse, son analyse que la supériorité du principe de laïcité provient du fait qu’il permet tout autant de vivre séparé que de vivre ensemble avec les mêmes droits et considérations.

Lumineux, son propos sur le fait que la laïcité ne peut se justifier que par le surcroît de liberté qu’il procure pour tous et toutes. D’où sa critique de deux dérives : la laïcité “adjectivée” de la gauche communautariste d’une part et l’ultra-laïcisme de droite ou d’extrême droite d’autre part. Notons que nous apprécions moins le nouveau vocable d’ « extrémisme laïque » utilisé par l’auteure alors qu’elle avait dans de textes antérieurs parlé d’ultra-laïcité ou d’ultra-laïcisme, qui nous paraissaient plus explicites et plus justes.

Lumineux, le lien qu’elle théorise entre le principe de laïcité et l’école publique dont la finalité doit rester principalement l’instruction du futur citoyen.

Lumineuse aussi, sa démonstration sur la nécessaire extension de la loi du 15 mars 2004 portant interdiction des signes religieux ostensibles à l’école, tant dans les sorties scolaires qu’à l’Université (uniquement dans les moments où un enseignant est en situation d’enseignement ou de recherche avec des étudiants,et non étendue à tous les lieux universitaires !).

Lumineuse, son analyse sur l’affaire du gîte d’Épinal où elle montre que le principe de laïcité ne peut pas être invoqué car le principe de laïcité ne peut l’être que dans la sphère de l’autorité publique ou dans la sphère de constitution des libertés (école, services publics, protection sociale). Hors de ces sphères, c’est le droit commun et l’ordre public qui seuls permettent une interdiction. Elle montre de fait que cela est nécessaire pour que le principe de laïcité permette le plus haut niveau possible dans l’application du principe de liberté, placé de façon ordonnée en tête du triptyque républicain.

Lumineuse, son analyse sur les langues régionales (dont la paternité aurait pu être reconnue à… Jean Jaurès) dont le développement doit se faire sans signer la charte européenne régressive sur les langues régionales.

Lumineux, son rappel que l’école n’est pas faite pour la société mais pour la République ! Que la pédagogie de l’enseignement d’une matière est indissolublement lié à la discipline considérée, alors que pour les pédagogistes, il existerait une théorie pour « apprendre à apprendre », indépendante de la discipline considérée. Ou encore sa critique de la pédagogie par « objectifs et compétences » (être capable de) au profit d’une pédagogie de programme (avoir compris pourquoi, avoir pris possession de…).

Sur l’autonomie des savoirs et l’autonomie des esprits, elle précise (pourvu que nos élus lisent ce passage !) que l’association politique ne doit pas relever d’un « acte de confiance » ou d’un « enthousiasme, d’un contrat mais d’un « fonctionnement critique et raisonné » !

Lumineuse encore, son analyse de la liberté de culte comme droit-liberté et non droit-créance.

Lumineux, son rappel de la distinction du cultuel et du culturel.

Lumineuse aussi, son analyse sur la crèche Baby Loup où elle défend avec brio la thèse complexe suivante :
– la cour de Cassation a eu raison dans les deux arrêts du 19 mars 2013 (Baby Loup et une caisse de sécurité sociale) qui peuvent apparaître contradictoires lorsque l’on a pas étudié le problème au fond,
– le principe de laïcité ne s’applique pas dans ce cas (voir plus haut),
– mais l’inégalité paradoxale entre des entreprises privées confessionnelles (qui ont le droit d’obliger au respect des obligations confessionnelles) et des entreprises privées (une association relève du droit privé) qui n’auraient pas le droit de demander la neutralité religieuse est choquante.
Voilà pourquoi elle justifie le choix de la Cour d’appel du 27 novembre 2013, tentant un règlement jurisprudentiel de l’affaire Baby Loup avec le concept d’« entreprise de conviction ».
Notre point de vue est que l’on ne fera sans doute pas l’économie d’un article de loi sur ce sujet.

Déjà dans son livre  Qu’est-ce que la laïcité ? (éditions Vrin, 2007), elle avait brillamment démonté la thèse de Régis Debray (nécessaire étude du « fait religieux » ou pas ?) en montrant que ce qui devait être étudié, ce ne sont pas les faits religieux, qui ne relèvent pas de l’encyclopédie, mais les « humanités » fabriquées par l’homme (et qui donc relèvent de l’encyclopédie) ce qui incluait toutes les œuvres littéraires et artistiques sans exception, dont bien sûr la littérature et l’art religieux. Dans ce nouveau livre Penser la laïcité, elle se livre à une nouvelle avancée conceptuelle avec une notion élargie des humanités.

C. Kintzler nous permettra cependant de rester fidèle à la pensée de Condorcet, alors qu’elle est en désaccord sur la préférence de celui-ci pour l’exemplarité des sciences – qui nous paraît toujours nécessaire au 21e siècle. Ce qui ne nous empêche pas de considérer en même temps, comme sans doute Condorcet le pensait, que les « humanités littéraires » (liées à une contingence historique) aient une caractéristique propre à mettre en valeur. Pour nous, ce ne sont pas pour les mêmes raisons qu’au 18e siècle, où ces « humanités littéraires » ont été instrumentalisées par les hommes d’Église, mais parce que l’instrumentalisation n’a toujours pas cessé, même si aujourd’hui ce n’est plus le clergé religieux qui est à la manœuvre. Mais n’y a-t-il que des clergés religieux ?

Sur la morale, nous sommes restés sur notre faim et nous référons à un texte merveilleux d’Henri Pena Ruiz (qui je l’espère pourra être mis sur le net) où il critiquait l’idée d’une « morale laïque » pour lui préférer une « conception laïque de la morale ».

Nous pourrions aussi dire que, contrairement à ce que dit l’auteure au début du chapitre 2, les difficultés n’ont pas démarré par l’affaire de Creil en 1989  qui aurait abouti à une « solution » avec la loi du 15 mars 2004. Il faut de ce point de vue remonter aux circulaires de Jean Zay en 1937, au moment du Front populaire, qui avait interdit les signes religieux et politiques dans l’école publique. Circulaire bien sûr annulée par le régime collaborationniste de Vichy mais aussi par l’article 10 de la loi du 10 juillet 1989 d’un ministre de l’Éducation nommé… Lionel Jospin !

Il conviendrait  de pouvoir débattre avec l’auteur de différents autres points. Par exemple, si nous partageons avec elle le point de vue selon lequel la finalité prioritaire de l’école reste l’instruction du futur citoyen, nous estimons que l’école a aussi, aujourd’hui, secondairement un rôle éducatif.

Venons-en alors à notre critique principale. Elle apparaît quand l’auteur aborde les conditions intellectuelles et historiques de l’émergence du principe de laïcité. Elle en développe, très bien selon nous, les conditions intellectuelles mais elle s’arrête au milieu du gué sur les autres conditions sociales, économiques et historiques. Pourtant, elle engage le chemin à la fin de la page 47 où elle fait un lien avec le combat social. Mais sans aller aussi loin que Jean Jaurès (également agrégé de philosophie…) dans la liaison entre les combats et notamment entre le combat laïque et le combat social. D’où vient qu’elle ne peut pas expliciter pourquoi, dans une analyse matérialiste, existe aujourd’hui sur l’ensemble de la planète le paradoxe de la concomitance d’une avancée de la sécularisation et d’une poussée du communautarisme et de l’intégrisme.
Voilà pourquoi l’analyse de ce livre n’est pas suffisante pour comprendre par exemple pourquoi le combat laïque se développe aujourd’hui dans le monde entier et pourquoi il y ici des avancées (Suède, Bolivie, etc.) et là des avancées puis des reculs (suites du “printemps arabe”). Cela n’est pas dû (v. p. 43) à l’ignorance de la laïcité par les « politiques » mais au fait que la majorité des élus, depuis des décennies, suivent une ligne politique qui s’appuie sur le développement du communautarisme et ont besoin de substituer un régime de tolérance au régime de laïcité, là où il existe.

L’auteure a raison de dire que la République laïque est une classe paradoxale. Mais toute République instituée est aussi traversée par la lutte des classes qui se superpose donc à cette classe paradoxale. Voilà pourquoi là aussi, il ne faut pas isoler le combat de la laïcité du combat général comme le font nombre de petites organisations laïques, dont le confort que cela leur procure est inversement proportionnel à leur influence. De la matière pour un livre publié en 2014 ?

Reste que ce livre de Catherine Kintzler restera très longtemps un livre incontournable.