De quoi la “théorie du genre” est-elle le fantasme ?

Réunis en une grande coalition boursoufflée, voici que les représentants de l’extrême-droite, toutes tendances confondues – anti-mariages gay, appuyés sur un catholicisme intégriste, salafistes habités par la terreur d’un maléfique lesbianisme américain, lepénistes anti-système, baroudeurs de la quenelle, anciens du Groupe union défense (GUD), multiples partisans de Dieudonné, de Robert Faurisson, d’Alain Soral, de Farida Belghoul, de Marc Edouard Nabe et autres écrivains illuminés, habitués des plateaux de télévision -, nous offrent un spectacle tonitruant pour commémorer le quatre-vingtième anniversaire de l’irruption des ligues fascistes hurlant contre la République, sur fond de crise économique majeure. Les images partout diffusées ressemblent à celles du 6 février 1934, même si les protagonistes de ces défilés intitulés “jour de colère” se détestent les uns les autres et affirment ne pas partager les opinions de leurs alliés. La haine de l’autre est toujours enfantée par l’union de ceux qui se haïssent entre eux. Rien à voir avec le magnifique poème biblique sur la colère de Dieu (Dies Irae).
Et c’est pourquoi on retrouve dans leurs rangs une même thématique : slogans conspirationnistes, détestation des élites, des intellectuels, des femmes, des étrangers, des immigrés, de l’Europe cosmopolite, des homosexuels, des communistes, des socialistes et enfin des Juifs, le tout ancré dans la conviction que la famille se meurt, que la nation est bafouée, que l’école est à l’agonie, que l’avortement va se généraliser, empêchant les enfants de naître, et que partout triomphe l’anarchie fondée sur une prétendue abolition généralisée de la différence des sexes.

Le thème n’est pas nouveau, il était déjà présent sous une autre forme dans certains discours apocalyptiques de la fin du XIXe siècle qui affirmaient que si les femmes travaillaient et devenaient des citoyennes à part entière, elles cesseraient de procréer et détruiraient ainsi les bases de la société, laquelle serait alors livrée, d’un côté aux “infertiles” – sodomites, invertis et masturbateurs – agents d’une dévirilisation de l’espèce humaine, et de l’autre aux Juifs, soucieux, d’établir leur domination sur les autres peuples en usant d’une fertilité sans commune mesure avec celle des non-Juifs. Le thème du Juif lubrique, incestueux et pourvu d’un pénis sans cesse érigé, aussi proéminent que ses fosses nasales, est une des constantes du discours antisémite.

Aujourd’hui, les ligues de la colère prétendent dénoncer, après le vote de la loi sur le mariage entre personnes du même sexe, un nouveau complot fomenté à la tête de l’Etat pour détruire davantage la famille et la différence anatomique des sexes. Il aurait pour objectif d’imposer l’enseignement dans les écoles républicaines d’une prétendue “théorie du genre” visant à transformer les garçons en filles, les filles en garçons et les classes en un vaste lupanar où les professeurs apprendraient aux élèves les joies de la masturbation collective. On retrouve ici le thème de l’infertilité érigé en complot contre la reproduction sexuée et l’idée de la généralisation de l’accouplement entre personnes du même sexe. En effet, aucun enfant ne peut naître biologiquement d’un acte sexuel qui unirait une femme devenue homme et un homme devenu femme.

Mais de quoi cette “théorie du genre”, qui n’existe pas, est-elle le fantasme? Pourquoi une telle rumeur a-t-elle pu se propager dans les réseaux sociaux sans que les médias n’aient eu le temps de l’invalider? Comment des parents – heureusement très minoritaires – ont-il pu céder à cette ridicule campagne de panique, baptisée “journée du retrait de l’école”, où se mêlent terreur de l’inversion des sexes, de l’annulation des différences et de la pédophilie?

Pour répondre à cette question, il faut d’abord rappeler que le genre, dérivé du latin genus, a toujours été utilisé par le sens commun pour désigner une catégorie quelconque, classe, groupe ou famille, présentant les mêmes signes d’appartenance. Employé comme concept pour la première fois en 1964 par le psychanalyste américain Robert Stoller, il a ensuite servi à distinguer le sexe (au sens anatomique) de l’identité (au sens social ou psychique). Dans cette acception, le gender désigne donc le sentiment de l’identité sexuelle, alors que le sexe définit l’organisation anatomique de la différence entre le mâle et la femelle. A partir de 1975, le terme fut utilisé aux États-Unis et dans les travaux universitaires pour étudier les formes de différenciation que le statut et l’existence de la différence des sexes induisent dans une société donnée. De ce point de vue, le gender est une entité morale, politique et culturelle, c’est-à-dire une construction idéologique, alors que le sexe reste une réalité anatomique incontournable.

En 1975, comme le souligna l’historienne Natalie Zemon Davis, la nécessité se fit sentir d’une nouvelle interprétation de l’histoire qui prenne en compte la différence entre hommes et femmes, laquelle avait jusque-là été “occultée” : “Nous ne devrions pas travailler seulement sur le sexe opprimé, pas plus qu’un historien des classes ne peut fixer son regard sur les paysans (…) Notre objectif, c’est de découvrir l’étendue des rôles sexuels et du symbolisme sexuel dans différentes sociétés et périodes.” L’historienne Michelle Perrot s’est également appuyée sur cette conception du genre dans ses travaux sur l’histoire des femmes, ainsi que Pierre Bourdieu dans son étude de la domination masculine. Et d’ailleurs, à bien des égards, cette notion est présente dans tous les ouvrages qui traitent de la construction d’une identité, différente de la réalité anatomique : à commencer ceux de Simone de Beauvoir qui affirmait en 1949, dans Le deuxième sexe, qu’on “ne nait pas femme mais qu’on le devient”.

Dans cette catégorie des gender studies, il faut ranger aussi l’ouvrage exemplaire de Thomas Laqueur, La Fabrique du sexe, (Gallimard 1992) qui étudie le passage de la bisexualité platonicienne au modèle de l’unisexualité créé par Galien afin de décrire les variations historiques des catégories de genre et de sexe depuis la pensée grecque jusqu’aux hypothèses de Sigmund Freud sur la bisexualité.

Dans le même temps, le livre magistral de la philosophe américaine Judith Butler, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion (La Découverte, 2005), publié à New York en 1990, eut un grand retentissement, non pas dans la société civile, mais dans le monde académique international. S’appuyant sur les travaux de Jacques Lacan, de Michel Foucault et de Jacques Derrida, elle prônait le culte des “états-limites” en affirmant que la différence est toujours floue et que, par exemple, le transsexualisme (conviction d’appartenir à un autre sexe anatomique que le sien) pouvait être une manière, notamment pour la communauté noire, de subvertir l’ordre établi en refusant de se plier à la différence biologique, construite par les Blancs.

Dans cette perspective se développa ce qu’on appelle “la théorie queer” (du mot anglais “étrange”, “peu commun”), tendance ultra-minoritaire au sein des études de genre et qui contribua à cerner des comportements sexuels marginaux et “troublés” : transgenre, travestisme, transsexualisme, etc… Elle permit non seulement de comprendre ces “autres formes” de sexualité mais de donner une dignité à des minorités autrefois envoyées au bûcher, puis dans les chambres à gaz, et aujourd’hui bannies, emprisonnées, torturées par tous les régimes dictatoriaux. Ce fut l’honneur des démocraties de les accepter et à ce titre la “théorie queer” eut le mérite de faire entendre une “différence radicale”. C’est un délire et une sottise d’imaginer que les trans-bi et autres travestis que l’on voit défiler depuis des années dans les Gay Pride puissent être source d’un quelconque danger pour l’ordre familial et la démocratie. Bien au contraire, cette présence témoigne de la tolérance dont est capable un Etat de droit.

Comme on le voit, les études de genre, quelles que soient leurs orientations – des plus modérées aux plus excessives – n’ont rien à voir avec un quelconque programme de propagande judéo-bolchevique à l’usage des écoliers. Faire croire que l’on pourrait enseigner les oeuvres de Freud, de Butler, de Laqueur, de Foucault, de Bourdieu ou de Stoller à des enfants de 11 ans, relève du délire. Et d’ailleurs, on sait que dans plusieurs établissements scolaires, les élèves ont déjà tourné en dérision les fantasmes des ligues en jouant au jeu de la jupe à toto, du pantalon à Bécassine et du zizi à Julot et à Julie. A l’ère des tablettes et de la toile, il ne faut tout de même pas prendre les enfants pour des imbéciles.

Mais puisque les études de genre, rebaptisées “théorie du genre” par les ligues fascistes, sont ainsi “descendues dans la rue” pour servir de slogan grotesque à une vision complotiste de l’Etat, cela veut dire qu’une nouvelle conceptualité, aussi sophistiquée soit-elle, peut devenir, à l’insu des auteurs qui s’en réclament, l’enjeu d’un combat politique imprévisible.

Autrement dit, en touchant à une représentation de la sexualité inacceptable pour les tenants de l’ancien ordre familial, les études de genre ont réactivé dans la société contemporaine, minée la misère, le vieux fantasme d’une terreur de l’abolition de toutes les différences, à commencer par celle entre les hommes et les femmes. Comment s’en étonner quand on sait que ces études ont été suscitées par l’observation des transformations de la famille occidentale, par l’entrée des femmes dans un ordre historique autrefois dominé par les hommes et enfin par l’émancipation des homosexuels désireux de sortir, par le mariage, de la catégorie des “infertiles”?

Certes, ces études ont donné naissance à des extravagances et la “théorie queer” suscite des débats contradictoires dans le monde académique. Il faut s’en réjouir. Toute approche nouvelle engendre des dogmes, des excès, des attitudes ridicules, et la valorisation excessive du sexe construit (gender, queer, etc) au détriment du sexe anatomique est aussi critiquable que l’a été pendant des décennies la réduction de l’identité sexuelle à l’anatomie, c’est-à-dire à une donnée immuable induite par la nature. On connaît les dérives de ce “naturalisme” fort bien critiqué en France par Elisabeth Badinter. C’est sans aucun doute par référence à cette “théorie queer” et à ses minuscules dérives qu’a été inventée par des ignares la rumeur selon laquelle des comploteurs – adeptes de Foucault, Derrida, Lacan, Beauvoir, Bourdieu ou Freud – viseraient à pervertir les écoliers.

Pour ma part, il y a belle lurette que j’ai intégré dans mon enseignement d’historienne de la psychanalyse, les études de genre et je ne crois pas avoir fomenté le moindre complot contre l’école républicaine. N’en déplaise aux ligues fascistes. Il ne faut pas s’y tromper : l’ennemi à combattre aujourd’hui c’est la “bête immonde” dont les partisans accrochent pêle-mêle au cou de leurs enfants en bas âge, lors de leurs manifestations, des pancartes où l’on peut lire : “à bas les homos, à bas les Juifs, à bas Taubira, à bas les familiphobes, dehors les étrangers, etc…”. Je me demande ce que penseront ces enfants-là quand, parvenus à l’âge adulte, ils découvriront le spectacle de ces manifestations auxquelles, bien malgré eux, ils avaient été conviés.

03/02/2014