La laïcité républicaine est elle mise en danger aussi à gauche ? Le naturalisme sert les visées conservatrices.

Des deux côtés de l’échiquier politique, les remises en cause de la laïcité se multiplient. Derrière sa critique du multiculturalisme, le président Sarkozy vise en fait essentiellement les citoyens issus de la culture musulmane, comme si une culture particulière empêchait par nature de vivre en République. À gauche, le « Manifeste pour une écologie de la diversité », publié dans Libération il y a quelques jours, est lui aussi un texte effarant. Sous prétexte de « sauver la laïcité et la République », selon les mots mêmes de E. Benbassa, E. Joly et N. Mamère, il procède à des amalgames insupportables, confondant la laïcité avec ses ennemis. Ses auteurs devraient dénoncer l’imposture par laquelle la droite la plus réactionnaire met en œuvre l’analyse du Choc des civilisations, portée par les ultra conservateurs américains à la suite de S. Huntington. Au lieu de cela ils l’accusent d’être à l’origine du repli identitaire prôné par B. Hortefeux et M. Le Pen. Il faut dénoncer le mensonge du Front National, annonçant en façade un virage laïque pour mieux souffler en réalité sur les braises de la xénophobie. La laïcité est incompatible avec toute forme d’intolérance. Elle n’est soluble ni dans l’ultra nationalisme, ni dans l’extrême droite.

Contrairement à ce qu’affirment les trois représentants d’Europe Écologie – les Verts, les valeurs de la République et la laïcité ne constituent en aucun cas des « dogmes ». On reconnaît là le sophisme qui conduit à vouloir faire du principe organisant l’émancipation de la politique du religieux une conception elle-même religieuse. On était davantage habitués à ce genre d’argument du côté des jésuites.

La République laïque incarne une tentative de fonder le vivre ensemble qui, si elle a son origine dans la Révolution française n’en constitue pas moins une visée universelle. On le sait au moins depuis Rousseau, on ne saurait confondre l’origine singulière d’un principe et sa portée générale. Les manifestants de Tunisie qui répètent la nécessité de penser et la démocratie et la laïcité nous le rappellent héroïquement : aucune ethnie particulière n’est la dépositaire exclusive de la laïcité. Car elle n’est précisément pas une valeur culturelle, mais fonde le principe politique, celui-là même qui rend possible une citoyenneté commune en cela qu’elle constitue un espace public de discussion en lieu et place de la pesanteur des identités figées, qu’elles soient religieuses, culturelles ou nationalistes.
On est alors effrayé par le projet qui sous-tend ce « Manifeste pour une écologie de la diversité ». Passons vite sur sa référence à une « laïcité raisonnée ». Les peuples qui luttent pour la démocratie voudraient-ils de Droits de l’Homme seulement « raisonnés » ? Non, l’adjectif n’a qu’une fonction sophistique : il s’agit de réduire la portée de la laïcité. Le plus grave pourtant n’est pas là, mais réside dans la référence aux « écosystèmes » ouvrant à un « rapprochement » entre politique et naturalisme. L’analogie n’est pas nouvelle. Elle a déjà été l’objet d’âpres débats pendant les Lumières, où les partisans de l’organisation biologique voulaient réduire le projet d’éducation porté par l’idéal de la raison. La naturalisation de la politique a toujours servi les visées les plus conservatrices, depuis la justification prétendument naturelle de l’esclavage ou de l’infériorité des femmes et de certaines races. Le vocabulaire du « Manifeste » joue hélas à son tour du registre biologique, renouant ainsi avec les thèmes portés dans les années soixante-dix par la sociobiologie réactionnaire, relayée en France par la nouvelle droite. Lorsqu’il s’agit d’expliquer la culture par le fait organique, on finit toujours par justifier l’ordre social le plus inégalitaire et le plus ancré dans le conservatisme. En affirmant que « lorsque le nombre d’espèces diminue dans la nature, les maladies infectieuses, elles, se multiplient » ce manifeste laisse entendre que les relations entre les cultures humaines seraient du même ordre que celle régissant la fermeture de chaque espèce animale sur son propre monde. Comme si les communautés humaines se pensaient sur le modèle des races.

On peut certes, et l’on doit même, proposer une écologie politique, c’est à dire la nécessaire prise en compte de l’urgence climatique dans les choix politiques, relevant d’une forme de rationalité. Mais on ne saurait faire de la politique une écologie sans nier ce qui en fait sa dignité : une conception de la liberté et de la culture humaine, qui ne peut déployer sa diversité que si elle s’affranchit de l’attachement aux particularismes pour proposer sans cesse de nouvelles potentialités humaines. La diversité est à ce prix. L’urgence sociale elle-même, si l’on admet qu’elle relève de la politique et donc d’un forme d’intérêt général suppose la laïcité. Sans quoi on préférera des solutions particulières à chaque groupe constitué. Car c’est bien le refus de l’universel qui conduit à penser à partir des catégories opposant « ceux “dedans“ et ceux du “dehors“ » que prétendent pourtant combattre nos auteurs. Plutôt qu’une écologie de la diversité, on se réclamera d’une politique de la diversification, celle par laquelle l’homme déploie sa vie bien au-delà de la seule nature. Pour cette dynamique de la diversité, oui à une laïcité sans adjectif et, en ce sens, sans concessions.