A propos de la socialisation progressive des entreprises

Suite au texte de Jacques Duplessis paru dans notre précédent numéro,  Déconfinons le travail et donnons-lui le pouvoir. Le vrai !, nous avons reçu la réaction d’une lectrice.

Courrier de Martine Verhlac

Sans doute Jacques Duplessis a-t-il raison sur la question du travail, mais seulement en partie. La question du travail est au centre et d’ailleurs ce que les hospitalier auront obtenu, au moins provisoirement, c’est d’organiser leur travail et d’avoir envoyé les managers par dessus les moulins. Mais la condition est-elle une participation au capital ? J’en doute.

Si le problème c’est, comme le dit  B. Trentin, dans son livre la Cité du travail, le fait que la gauche se soit fichue de l’organisation démocratique du travail , c’est-à-dire que le travail soit un lieu de la démocratie et donc de la politique  , il faut que ce problème soit posé. Dans la Russie de Lénine, qui avait le Capital ? Or Lénine, contre Gramsci qui s’est d’ailleurs mis à genoux, le pauvre, a adopté avec enthousiasme le taylorisme, ce qui fut sans doute le tremplin du stakhanovisme ultérieur. 

Ce que je pense c’est que l’issue serait de se réemparer du travail. Mais pour cela il faut le vouloir. Je pense que nous avons subi une défaite non pas devant “la petite bête”, mais devant le management comme main armée des injonctions du capitalisme , en l’occurrence financier.

Je ne vois pas hélas que la plupart se soient réemparés de cette question. Il y faudrait sans doute une sorte d’Etats Généraux du travail mais en tout cas que ceux qui travaillent se réemparent de cette question et revendiquent leur souveraineté sur le travail, à côté des revendications sur la répartition des richesses qui sont compensatoires et non négligeables mais qui laissent le travail otage des vues « stratégiques » de l’ultra-libéralisme et aussi je crois otage de tous les leaders y compris de la gauche qui sous forme de partis ou sous forme d’organisation informelle mais sous la loi du centralisme « démocratique » les soumet à leurs vues en vue de leurs visées électorales qui seront toujours déceptrices si nous ne gagnons pas sur le front du travail. 

On pourrait dire du travail qu’ils (les tenants du NPM, héritiers de tous les managers de tous les temps ) :il ne nous laissent pas faire notre travail. Mais encore faudrait-il que nous montrions ce qu’est faire notre travail, comme le font, dans des conditions d’ailleurs héroïques aujourd’hui, les « soignants ». 

On ne devrait pas accepter de rentrer dans les écoles tout de suite (sauf pour aider les plus vulnérables). On devrait dire u’en dehors de la distance et des conditions sanitaires ce que l’on veut c’est instruire sous les formes que nous devons repenser contre toutes les réformes depuis au moins 50 an,s etc. Pareil dans les entreprises, pour les ingénieurs comme pour les techniciens et ouvriers, etc.

Si vous voulez le programme , regardez Le temps des ouvriers de Stan Neumann sur Arte et « il n’y a qu’à » prendre le contrepied. C’est du boulot ! Mais ce serait enthousiasmant sans doute. Y sommes-nous prêts ? Pendant les 30 Glorieuses, on s’est laissé distraire des tâches qu’aurait dû imposer l’OIT en conséquence de l’Appel de Philadelphie.

En fait reprenons comme déclaration de principe l’Appel de Philadelphie et pensons ce que cela implique sur tous les fronts du travail.

Réponse de l’auteur

Chère lectrice,  nous partons bien des mêmes constats : Otage des organisations syndicales et politiques, jouet de l’ultra-libéralisme et de ses épigones managériaux, nous partageons avec vous la triste évidence de l’oubli, voire de la trahison dont est victime le monde du travail depuis les 50 ou 70 dernières années. Avec la complaisance, voire la complicité des organisations internationales pourtant censées veiller au grain, comme vous le regrettez à juste titre.

Mais pour se « ré-emparer » du travail, il faut d’abord le vouloir, ce qui n’est pas exactement avéré à ce jour comme vous le rappelez fort justement, en raison de la longue « distraction » qu’ont constitué les 30 Glorieuses … et quelques autres plus récentes et dont je conviens bien volontiers du caractère anesthésique et lénifiant. Et sans soute aussi faute de place et de légitimité, nous en sommes pleinement d’accord, pour une réflexion autour de cet objet politique et de son caractère propre, de sa nécessaire autonomie par rapport à un management qui s’applique à la lui disputer, à la nier au quotidien, et qu’illustre bien l’action des soignants qui, à la faveur de la période actuelle, réussissent à se le réapproprier au moins passagèrement.

Mais pour combien de temps ? Et que faire plus généralement face à la triste situation et au risque qu’elle ne se répète indéfiniment ? Et surtout pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Faut-il attendre de nouvelles crises pour voir se présenter des occasions de faire évoluer le rapport de force ? Car c’en est un puisqu’au-delà du vouloir transformer l’état de choses existant, encore faut-il le pouvoir, avec et sans majuscule. Comment ne pas devoir acter le fait que l’actuel état du monde du travail découle du fait que nous nous sommes contentés de nous reposer sur la loi, le droit, les professions de foi, les traités et les déclarations solennelles comme celle de Philadelphie, tout à fait bienvenues et adaptées à l’époque au demeurant, mais en faisant l’impasse sur le fait que ces grands principes étant posés, l’avenir était tout tracé et qu’il n’y avait plus qu’à emprunter allègrement cette autoroute du progrès social en marche.
En un mot, l’essentiel paraissait avoir été définitivement acquis.
Or au bout du compte, force est de constater comme vous, que nous avons laissé filer un rapport de force qui nous était favorable au sortir de la guerre pour diverses raisons historiques sur lesquelles il serait trop long de revenir, pour le retrouver tout à fait dégradé au point d’être politiquement inverse aujourd’hui. Oui le travail est un bien objet politique non réductible au management et aux « ressources humaines ». Mais non, il n’est plus possible de le ressusciter comme tel par les voies qui, non seulement ont montré leurs limites, voire leur caractère délétère, mais n’ont plus cours dans le monde tel qu’il est, technicisé, dépolitisé, désarmé idéologiquement qu’est le monde d’aujourd’hui. C’est pourquoi le réveil, la revitalisation ne peuvent à notre avis passer que par deux leviers qui prennent en compte la réalité politique de notre époque, à savoir :
–         L’instinct de propriété d’une part, qui, à notre sens, et mieux que la loi créatrice de nouveaux droits que je qualifierai d’abstraite ou putative, s’inscrit dans les esprits comme le traditionnel marqueur de maîtrise de toute existence, même si la propriété sociale repose évidemment sur un principe d’essence juridique. Mais cette dernière présente l’avantage d’être profondément ancrée dans la réalité sociologique, et surtout, unanimement validé, y compris par la classe dirigeante qui en a traditionnellement fait sa loi et son territoire, pour parler comme Houellebecq. D’où l’enjeu que constitue le fait de le reconquérir.
–         D’autre part, le sentiment d’injustice, de discrimination, et d’insécurité qui découlent de façon corollaire de l’aspect précédent, et qui sont de nos jours de puissants leviers de mobilisation, le principe d’égalité restant l’un des ressorts forts de l’action politique en Europe depuis deux siècles et demi environ.En d’autres termes, l’erreur de la voie juridique et légaliste (certains diraient réformiste) portée par les législations progressistes de l’après-guerre, a probablement consisté dans le fait d’officialiser la dissociation capital travail, confinant à l’acceptation définitive de deux mondes séparés, distincts et distants, figés, voire sacralisés dans une différence de classes qu’on a tenté d’aménager au mieux pour la rendre acceptable. Ou pour le dire autrement, d’une façon que l’on qualifierait aujourd’hui de ce vilain mot de « soutenable », mais dont il faut admettre qu’elle opéra à peu de choses près comme prévu, tout au moins jusqu’à la chute du mur de Berlin.Il reste qu’en bon français, « soutenable » signifie supportable et même pire si l’on fait référence au monde de la galanterie tarifée. Et ce seul mot de supportable suffit à comprendre le drame qui s’est joué avec cet abandon de classe qui ne disait pas son nom mais existait bel et bien en filigrane dans tous les traités internationaux qui se piquaient d’améliorer le sort des salariés, y compris les mieux intentionnés. Tout en les condamnant à demeurer à vie des salariés, c’est-à-dire des agents forcément dociles ou silencieux ou fragiles parce que juridiquement, économiquement et financièrement à la merci de l’actionnaire tout puissant, même avec le renfort de gouvernements les mieux disposés à leur égard.

Si la révolte couve comme nous le pensons aujourd’hui, c’est que la différence de statut confine à l’apartheid et reste perçue comme l’organisation scientifique d’une société profondément, viscéralement inégalitaire, en contradiction flagrante avec le principe même de démocratie si complaisamment affiché et rabâché alentour. Avec d’un côté, ceux qui détiennent les droits liés au capital et qui ont droit de subordination sur les autres en raison de leur privilège de propriétaires, y compris de répudiation pour cause économique. Et ceux qui subissent les décisions des premiers, quand ils n’ont pas à les devancer, à les suggérer ou à les assumer à leur place, y compris contre leurs propres intérêts. L’aliénation est aujourd’hui universelle, maximale et totale. Alors dénonçons-la pour ce qu’elle est. Il n’y a plus de coexistence possible entre deux types de facteurs aux droits et devoirs aussi peu symétriques. Le capitalisme est allé trop loin. Sous des dehors compassionnels et soi-disant humains, il n’a jamais été aussi pervers et attentatoire à la dignité de l’opérateur de tout niveau, et peut-être surtout pour les cadres à l’échine particulièrement sollicitée.
Le monde du travail n’a donc plus le choix : ou bien il accède à des droits identiques par les voies et moyens qui étaient jusqu’ici l’apanage de l’autre et l’emporte grâce au nombre. Ou bien il sombre définitivement dans la résignation, le déclassement et la contingence devenues pérennes du fait même.Voilà pourquoi, tout en partant des mêmes constats, nous choisissions pour notre part la seule issue que nous laisse le rapport de force actuel et la dureté des temps : L’égalité ou la mort en tant qu’individus qui se respectent.

Jacques DUPLESSIS