A propos de « Faire de la politique agricole commune un levier de la transition agroécologique » Commentaires au rapport de France-Stratégie

Malgré un certain nombre de propositions utiles en matière de taxation des intrants polluant l’environnement et l’idée générale de baser les aides directes sur les UTA (1)L’unité de travail annuel (UTA) est l’unité de mesure de la quantité de travail humain fourni sur chaque exploitation agricole. Elle équivaut au travail d’une personne travaillant à temps plein pendant une année. plutôt que sur les hectares, loin d’être un levier pour la transition agroécologique, la stratégie du récent rapport de France-Stratégie serait impossible à mettre en œuvre au niveau purement français car elle accroîtrait les distorsions de concurrence entre les Etats membres (EM), au détriment d’ailleurs de la France, tandis que, si cette stratégie devait être étendue à l’UE27 (post Brexit), elle serait inacceptable par l’UE13 car elle réduirait fortement la convergence externe des aides directes.

Surtout cette stratégie fait l’impasse totale sur les relations entre l’UE et le reste du monde, particulièrement les pays en développement (PED), alors que les problèmes écologiques sont mondiaux et de plus en plus alarmants, que l’UE a signé les ODD (Objectifs du développement durable), que la France a été la promotrice de l’Accord de Paris sur le climat et que le Conseil de l’UE a rappelé le 19 juin 2019 “l’obligation prévue par le traité de tenir compte des objectifs de la coopération au développement dans toutes les politiques internes et externes et souligne l’importance que revêt la cohérence des politiques au service du développement en tant qu’élément fondamental de la contribution de l’UE à la réalisation du programme 2030 et des objectifs de développement durable (ODD)” (https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2019/05/16/policy-coherence-for-development-council-adopts-conclusions/). Cette stratégie n’en a cure et reste autocentrée sur le niveau national.

Un autre défaut majeur est qu’elle ne remet pas en cause le fond de la PAC basée sur les aides découplées et ignore la forte probabilité de leur condamnation par l’OMC si le président Trump cesse de bloquer la nomination des juges de l’Organe d’appel puisque la demande de panel de l’UE contre les droits antidumping et compensateurs imposés par les Etats-Unis sur l’importation des olives de table espagnoles (https://www.sol-asso.fr/wp-content/uploads/2019/01/La-Commission-europ%C3%A9enne-a-franchi-le-rubicon-sur-les-olives-de-table-espagnoles.pdf) a été acceptée le 24 juin 2019 par l’Organe de règlement des différends de l’OMC, même si les juges du panel n’ont pas été nommés à cause du blocage de l’Organe d’appel à partir du 11 décembre.

La stratégie est aussi incohérente sur le plan purement agroécologique. En effet malgré la volonté de taxer les intrants dégradant l’environnement en France, il n’est pas question de taxer les importations d’aliments du bétail (soja) dégradant l’environnement dans les Amériques ou de l’huile de palme qui le dégrade en Malaisie et Indonésie car “L’instauration de taxes à l’échelle européenne impliquerait une décision à l’unanimité de l’ensemble des membres du Conseil, par définition délicate à obtenir“, notamment d’instaurer une taxe carbone sur ces importations malgré l’Accord de Paris sur le climat.

Il va de soi que si l’on instaure des taxes carbone élevées sur les importations de soja qui détruisent l’environnement et ruine la santé des producteurs dans les pays exportateurs, il en résultera une hausse importante des coûts de production des produits animaux dans l’UE, qu’il faudra bien répercuter sur les consommateurs, en dépit de la promotion des circuits courts. Les coûts de production augmenteront aussi avec la promotion des systèmes de production agroécologiques et notamment de l’agriculture biologique, dont les rendements sont inférieurs à ceux de l’agriculture conventionnelle intensive en engrais chimiques et pesticides, pour répondre à la demande croissante des consommateurs. Le revenu des agriculteurs de l’UE baisserait aussi si l’on suit les recommandations de la plateforme Pour une autre PAC que les exportations agricoles de l’UE ayant bénéficié de subventions remboursent celles-ci avant d’exporter, ce qui aura pour effet immédiat de réduire d’au moins 10 % la production agricole. Toutes ces hausses des coûts de production agricole seront  forcément répercutées sur les prix alimentaires. D’ailleurs une hausse minimale des prix alimentaires, notamment des produits animaux (viandes, produits laitiers, œufs et poissons) est indispensable pour en réduire la consommation au bénéfice de la santé et de l’environnement (Scénario Afterres2050 de Solagro) et pour réduire le gaspillage alimentaire.

Toutefois, conformément à la définition du dumping par l’Organe d’appel de l’OMC dans l’affaire “Produits laitiers du Canada” de décembre 2001 et décembre 2002, les exportations resteront possibles lorsqu’elles se feront à un prix au moins égal au coût de production total moyen national sans subventions, ce qui devrait concerner à moyen terme les céréales dont le prix mondial devrait augmenter fortement puisque les rendements plafonnent depuis 15 ans malgré une consommation non limitée d’engrais chimiques et pesticides dans les pays exportateurs, alors que la population de l’Asie occidentale et de l’Afrique va exploser.

Si l’on se place dans l’hypothèse probable que l’Organe d’appel de l’OMC redeviendra fonctionnel tôt ou tard et que l’UE sera condamnée en appel, conformément à la jurisprudence qui a fait condamner les aides découplées des Etats-Unis dans l’affaire coton du 3 mars 2005, les 35 milliards d’euros d’aides découplées versées en 2018 aux agriculteurs de l’UE disparaîtront. Privés de la source essentielle de leurs revenus les agriculteurs de l’UE, tous syndicats confondus, bloqueront les capitales de l’UE avec leurs tracteurs et exigeront de refonder la PAC sur des prix rémunérateurs, comme c’était le cas avant la réforme de 1992, mais cette fois avec les garde-fous non seulement de la suppression des subventions aux produits exportés mais aussi d’une juste répartition des droits à produire entre agriculteurs, d’autant que les aides ne seraient plus basées sur les hectares exploités mais sur les actifs effectivement occupés. On remettra en place alors des prélèvements variables à l’importation qui ont été si efficaces pour la hausse de la production agricole de 1962 à 1992, en programmant leur hausse sur 5 ans, parallèlement à la baisse des aides directes découplées.

Les 35 Mds€ économisés sur celles-ci pourront alors être largement redéployés au profit des consommateurs défavorisés pour leur permettre de supporter la hausse des prix des produits alimentaires locaux, pour subventionner davantage l’agriculture bio, notamment dans les cantines, et à la limite pour mettre en place des coupons d’achat de produits alimentaires locaux issus des agricultures agroécologiques, un peu sur l’exemple de l’aide alimentaire intérieure des Etats-Unis mais à une échelle plus limitée.

Jacques Berthelot – https://www.sol-asso.fr

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 L’unité de travail annuel (UTA) est l’unité de mesure de la quantité de travail humain fourni sur chaque exploitation agricole. Elle équivaut au travail d’une personne travaillant à temps plein pendant une année.