Comment la laïcité a été offerte en cadeau au Front national

Réputée ringarde il n’y a pas si longtemps, la laïcité devient un objet « fashion » convoité par les politiques et on peut s’interroger sur une récupération qui a fait grand bruit ces derniers temps : par quel processus la laïcité est-elle tombée dans l’escarcelle du Front national ?

Le président de la République et son gouvernement ont certes bien travaillé à ce transfert en faisant un grand écart, du discours de Latran aux déclarations de Claude Guéant. Mais la voie a été ouverte de longue date par bien des « forces de gauche » traditionnelles principalement durant les années 80-90.

Deux dérives symétriques et complices, auxquelles maintes « forces laïques » se sont livrées, ont en effet préparé depuis une trentaine d’années l’essentiel de ce transfert politique.

Laïcité adjectivée et extrémisme laïque

La première dérive : je l’appellerai la laïcité adjectivée (plurielle, ouverte, positive, raisonnable, raisonnée, etc.). Elle consiste à vouloir étendre au domaine de l’autorité publique – où s’applique rigoureusement le principe de neutralité – le régime de la société civile où doit régner le libre affichage des opinions dans le respect du droit commun. Autrement dit, cette dérive récuse le caractère neutre et minimaliste de la puissance publique républicaine. Elle fait de l’opinion religieuse une norme sans bornes, autorisant les propos religieux au sein de l’Etat lui-même et aboutissant à légitimer la communautarisation du corps politique.

La seconde dérive, une forme d’extrémisme laïque, consiste symétriquement et inversement à vouloir durcir l’espace civil en exigeant qu’il se soumette à l’abstention qui devrait régner dans le seul domaine de l’autorité publique. On voit se former des groupes favorables à l’effacement dans l’espace civil de tout signe religieux, et qui ont diffusé récemment des thèmes non pas antireligieux généralement (comme cela serait cohérent avec leur principe) mais plus particulièrement antimusulmans.

Le pouvoir de nuisance de cette seconde dérive n’est pas négligeable. Après avoir réalisé sa jonction avec l’extrême droite à la faveur de l’opération « saucisson-pinard », elle a fait un groupie de plus en la personne du ministre de l’Intérieur, Claude Guéant, qui a déclaré récemment vouloir astreindre les usagers des services publics à l’abstention de tout affichage religieux. Pourquoi ne pas réclamer à ce compte qu’on fasse taire les cloches, qu’on rase les calvaires et qu’on débaptise les communes portant le nom d’un saint ?

Un mécanisme de balancier

Ces deux courants se sont relayés et ont offert la laïcité à Mme Le Pen :

  • l’un en désertant totalement le terrain du combat laïque pendant de longues décennies,
  • l’autre en l’investissant avec des propositions durcies et réactives,
  • les deux en épousant le fonds de commerce des politiques d’extrême droite, à savoir la constitution fantasmatique de « communautés » (en l’occurrence « les musulmans ») que les premiers révèrent en criant à la « stigmatisation » et que les seconds détestent.

Le mécanisme de balancier est facile à comprendre et à décrire. A force d’amollir la laïcité, d’en nier l’essence au point d’introduire le discours religieux comme légitime dans le domaine de l’autorité publique, à force de consacrer le fractionnement du corps social en reconnaissance politique d’appartenances particulières, à force de dissoudre l’idée républicaine, on finit par réveiller ou par produire un mouvement réactif et rigide.

Ce mouvement réclame le « nettoyage » de toute présence du religieux dans l’ensemble de la vie civile et sa restriction à la stricte intimité – autant dire qu’il réclame l’abolition de la liberté d’expression. Comment s’étonner que l’extrême droite, criant à l’abandon de la laïcité, n’ait plus qu’à s’emparer d’un extrémisme laïque aux ordres du nettoyage antireligieux (que l’on réduit au nettoyage antimusulman) ?

Un jeu de l’oie où il faut éviter la case laïcité

Ainsi, en peu de temps, on a vu les mêmes plaider pour une « laïcité positive » qui mettrait la puissance publique à l’ordre des religions, puis suggérer de soumettre « les usagers » des services publics à l’abstention de tout affichage d’opinion religieuse, en passant par le projet de financement public des lieux de culte.

Tout et n’importe quoi a été entendu et on peut s’attendre à de brillantes variations de toutes parts dans ce jeu de l’oie où le but est d’éviter systématiquement la case laïcité. Le Front national serait bien bête de ne pas ramasser la mise de ce gaspillage politique.