Déjouer les leurres de la pensée de gauche

Ce premier numéro de l’année paraît avec un retard (dû à des problèmes informatiques) que nous prions nos lecteurs d’excuser.
Nous tenons par ailleurs à remercier très chaleureusement tous ceux qui nous ont bien concrètement et généreusement encouragés par un don financier fin 2020. Et à vous assurer tous, dans une période complexe, de notre détermination à rechercher des clefs de compréhension du monde en vue de l’action militante !

La Rédaction

 

Premier leurre : confondre la nécessaire constitution d’une alliance de classe via un nouveau bloc historique avec une alliance de partis sans foi ni loi

Résumons la situation en partant de l’essentiel et non du discours médiatique. En fait, on ne peut pas entrer dans un processus révolutionnaire sans faire la clarté sur l’analyse des classes sociales. Analyse que Marx a faite pour le XIXe siècle et qui reste à faire pour le XXIe siècle. En attendant qu’elle soit faite collectivement, nous pouvons déjà refuser le simplisme qui consiste à dire que tous les salariés font partie de la classe des travailleurs ou, comme le populisme de gauche, qu’il est possible d’unifier le peuple des 99 % contre le 1 % de l’oligarchie.  D’un côté, la grande bourgeoisie et son oligarchie. De l’autre côté, le prolétariat. Au milieu, les couches moyennes, intermédiaires et supérieures comme disent les administrateurs de l’Insee.

À défaut d’une analyse de classe plus précise, aujourd’hui le moindre mal est d’utiliser cette classification tout en essayant de travailler à une analyse de classe plus fine.

Du côté de la grande bourgeoisie et de son oligarchie, la séquence politique est « nickel-chrome » puisque l’augmentation de ses profits n’a jamais été aussi forte aux dépends du prolétariat. Elle doit bien sûr régler ses contradictions secondaires comme celle existant entre l’extrême centre macroniste et la droite installée, les remous dans la justice, les résistances face à sa politique de privatisation des profits dans les deux secteurs les plus socialisés (la sécurité sociale et l’école), etc.

De plus, elle a le soutien indéfectible d’une structure ordolibérale qui lui permet de passer d’une démocratie imparfaite à une démocrature comme l’a si bien prédit le théorème de Pierre Mendès-France dans la fin de son discours du 18 janvier 1957 à la chambre des députés. Vous avez reconnu l’Union européenne.

Deuxième leurre : confondre une démocrature sans peuple avec une démocratie donnant le pouvoir au peuple

Du côté du prolétariat, la composante principale est, et de loin, la classe populaire ouvrière et employée représentant encore 53 % de la population française. Elle estime ne plus avoir d’organisation politique la représentant et donc elle s’est abstenue à près de 60 % dans les élections de 2017, de plus de 60 % dans celles de 2019 et à plus de 70 % en 2020. Autre théorème, celui de François Mitterrand : pour que la gauche gagne une élection présidentielle sous la Ve République, il faut être le candidat de la classe populaire ouvrière et employée. Le 10 mai 1981, plus de 75 % des ouvriers et des employés ont voté pour lui. A noter que l’accord PS-PC ne fut pas principalement un accord de partis mais bien la constitution d’un bloc historique regroupant la classe populaire ouvrière et employée divisée entre ces deux partis. Leur alliance valait donc unité de la classe populaire ouvrière et employée ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.  Ce qui a comme conséquence directe qu’aujourd’hui, à cause de l’abstention massive des ouvriers et des employés, cœur d’un potentiel bloc historique préparant une victoire électorale, les trois composantes de droite et  d’extrême droite (extrême centre macroniste, droite installée, Rassemblement national) caracolent autour de 70 % des suffrages exprimés et donc, si leurs stratèges restent intelligents, ils peuvent contenir la gauche de premier tour (surtout si elle est divisée !) et mettre leurs deux poulains au deuxième tour comme ils l’ont fait en 2002, en 2017.

Troisième  leurre : croire comprendre l’entièreté du réel par l’étude des seuls suffrages exprimés

En 2007 et 2012, la droite a réussi, grâce au choix de la sélection par une primaire ouverte aux citoyens non encartés,  à agir par l’intermédiaire des médias dominants qu’elle contrôle, et sans campagne populaire, pour influencer en fonction de ses intérêts le choix du candidat socialiste 

Quatrième leurre : “la primaire ouverte est démocratique”   

Passons aux couches moyennes dont le gros des troupes est représenté par les couches moyennes salariées (39 % de la population française). Le débat médiatique dominant d’aujourd’hui est réalisé à l’intention des couches moyennes, intermédiaires et supérieures. Et ce n’est pas avec l’aliénation auprès des médias dominants ou des réseaux sociaux que l’on peut comprendre la situation politique. À preuve l’invisibilité de la classe populaire ouvrière et employée qui correspond à la poutre que beaucoup de militants ont dans l’œil ! Invisibilité augmentée à cause de la gentrification et de l’accroissement de la ségrégation spatiale.

Le débat au sein des couches moyennes minoritaires devient pour les médias dominants et le « bloc élitaire» le seul important ! On n’a donc que le droit de choisir entre la droite installée et l’extrême centre macroniste !

Posons à un sociologue bourdieusien la question : « Au fond, sur quoi repose le débat ? »  Il répondra : « Sur une anthropologie : quelle définition se fait-on de l’Homme ? » Alors qu’à l’extrême centre macroniste, on  pense que la grande majorité des individus sont des aliénés et que seule la concurrence sauvage peut manager le système. D’où  leur croyance à la fameuse « pédagogie des réformes » du mouvement réformateur néolibéral. C’est cela qui a alimenté en partie un mouvement tel que celui des gilets jaunes, qui ont développé une « économie morale » refusant la relégation et le mépris de classe.

Synthétisons : l’extrême centre macroniste véhicule le vieux racisme social, grimé en « modernité ». Jusqu’à ce qu’arrive une mobilisation. Et là, la répression de plus en plus féroce prend le relais (1)voir https://www.alternatives-economiques.fr/brutalisation-maintien-de-lordre-liee-a-transformation-de/00094768.

Cette domination inique qui perdure a deux ressorts :

1 /  Il se trouvera toujours des gens pour se vendre au pouvoir, aussi inique qu’il soit, si cela leur permet de « briller ».

2 / La division des catégories populaires en abandonnant la lutte des classes, division que l’on aiguisera par l’appel essentialiste et identitaire à la « race » et au « genre » (comme si la caissière du supermarché était d’abord une femme avant d’être exploitée). Le vaccin est là une question d’action collective, de coordination de mobilisation du grand nombre. Et là, les luttes sociales, l’analyse  sociologique et l’éducation populaire refondée relançant la bataille pour une nouvelle hégémonie culturelle ont des choses à dire.

Cinquième leurre : ne voir que les luttes identitaires de « race » ou « de genre » et marginaliser la lutte des classes

À condition de remplacer la vulgaire alliance de partis sans foi ni loi, le complotisme (2)voir la tribune d’Eva Illouz :  https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/12/10/eva-illouz-croire-a-la-science-ou-pas-est-devenu-une-question-eminemment-politique-sans-doute-celle-qui-va-decider-de-l-avenir-du-monde_6062819_3232.html et l’inefficace populisme de gauche, par une alliance de classe via la constitution d’un bloc historique regroupant la classe populaire ouvrière et employée et ses alliés.

À condition de se replacer dans la filiation du modèle politique de la République sociale (3)Voir le livre Penser la république sociale pour le XXIe siècle, de Bernard Teper et Pierre Nicolas dans la « librairie militante » du site du journal Respublica et de sa stratégie de l’évolution révolutionnaire.

À condition de développer les 10 principes constitutifs de la République sociale qui sont : la liberté, l’égalité, la fraternité, la laïcité, la démocratie, la solidarité, l’universalité, la sûreté, la souveraineté populaire et le développement écologique et social.

À condition de prioriser les 4 ruptures (laïque, démocratique, sociale et écologique), indispensables avec le système dominant.

À condition de maintenir les 6 exigences indispensables : dégager la sphère de constitution des libertés (école, services publics, sécurité sociale) du marché et de l’État, engager le processus de la refondation européenne, engager le processus de réindustrialisation de la France sous transition énergétique et écologique, aller enfin au bout du projet d’égalité femmes-hommes, produire une refondation sociale et républicaine des lois sur l’immigration et la nationalité, ne plus accepter que la démocratie s’arrête à la porte des entreprises par une loi-cadre de socialisation progressive des entreprises.

À condition que l’éducation populaire refondée puisse permettre aux citoyens et aux travailleurs de dégager le bon grain de l’ivraie (4)Lire, par exemple, sur la laïcité : « Lettre ouverte à mon ami Régis Debray », par Henri Peña-Ruiz ; «  La République sera au cœur du nouveau clivage politique » de Claude Nicolet ; « La valeur centrale de la laïcité, c’est la séparation du politique et du religieux » par Gwénaële Calvès dans Le Monde., de comprendre les enchaînements historiques pour comprendre le réel d’aujourd’hui (5)« L’érosion discrète de l’État-providence dans la France des années 1960. Retour sur les temporalités d’un « tournant néo-libéral » Brigitte Gaïti, Actes de la recherche en sciences sociales,  2014/1 n° 201-202 ; « Walter Eucken à Paris ? L’introduction de l’ordolibéralisme allemand dans les débats économiques français (1945-1965) », par Hugo Canihac, Revue européenne des sciences sociales, 2017/2 55-2., d’avoir une vision internationaliste (6)« L’essor des radicalismes religieux est un fait géopolitique majeur », par  Pierre Conesa : toutes les religions produisent des radicalismes., de comprendre en quoi le virus Sars-Cov-2 a intensifié la crise sociale et économique qui vient (7)« Avec la deuxième vague, l’économie française est au bord du gouffre » par Romaric Godin, 30 octobre 2020 dans Mediapart., de comprendre d’où viennent les idéologies décoloniales (8)« Idéologie décoloniale : le latino-américanisme, élément clé du Triangle atlantique », de Renée Fregosi. de penser que les positionnements moraux ont souvent des soubassements de classe (9)« Des morales de classe ? Dispositions éthiques et positions sociales dans la France contemporaine », Rémy Caveng, Fanny Darbus, François Denord, Delphine Serre, Sylvain Thine, Actes de la recherche en sciences sociales, 2018/4 n° 224., de s’opposer à la décapitation des principes de la République sociale car l’enfer, c’est la vérité perçue trop tard…

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 voir https://www.alternatives-economiques.fr/brutalisation-maintien-de-lordre-liee-a-transformation-de/00094768
2 voir la tribune d’Eva Illouz :  https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/12/10/eva-illouz-croire-a-la-science-ou-pas-est-devenu-une-question-eminemment-politique-sans-doute-celle-qui-va-decider-de-l-avenir-du-monde_6062819_3232.html
3 Voir le livre Penser la république sociale pour le XXIe siècle, de Bernard Teper et Pierre Nicolas dans la « librairie militante » du site du journal Respublica
4 Lire, par exemple, sur la laïcité : « Lettre ouverte à mon ami Régis Debray », par Henri Peña-Ruiz ; «  La République sera au cœur du nouveau clivage politique » de Claude Nicolet ; « La valeur centrale de la laïcité, c’est la séparation du politique et du religieux » par Gwénaële Calvès dans Le Monde.
5 « L’érosion discrète de l’État-providence dans la France des années 1960. Retour sur les temporalités d’un « tournant néo-libéral » Brigitte Gaïti, Actes de la recherche en sciences sociales,  2014/1 n° 201-202 ; « Walter Eucken à Paris ? L’introduction de l’ordolibéralisme allemand dans les débats économiques français (1945-1965) », par Hugo Canihac, Revue européenne des sciences sociales, 2017/2 55-2.
6 « L’essor des radicalismes religieux est un fait géopolitique majeur », par  Pierre Conesa : toutes les religions produisent des radicalismes.
7 « Avec la deuxième vague, l’économie française est au bord du gouffre » par Romaric Godin, 30 octobre 2020 dans Mediapart.
8 « Idéologie décoloniale : le latino-américanisme, élément clé du Triangle atlantique », de Renée Fregosi.
9 « Des morales de classe ? Dispositions éthiques et positions sociales dans la France contemporaine », Rémy Caveng, Fanny Darbus, François Denord, Delphine Serre, Sylvain Thine, Actes de la recherche en sciences sociales, 2018/4 n° 224.