Gilets jaunes : deux ou trois choses que l’on sait d’eux

La « Chronique d’Evariste » évoque régulièrement le mouvement (et non la « crise ») des gilets jaunes. Quatre mois après son début, des conclusions sont-elles possibles pour les militants progressistes ? Avant de répondre à la question, nous ferons un détour par certaines analyses de chercheurs sociologues ou politologues, choisies dans la masse des commentaires médiatiques qui nous abreuvent. Aucune généralisation ne semble encore possible devant des manifestations aussi diverses du mouvement, mais nous commençons par un focus sur la région Lorraine à partir de sources facilement accessibles. Aux lecteurs de ReSPUBLICA de partager leurs expériences et leurs réflexions pour aller plus loin…

Zoom sur la Lorraine

Le chercheur Raphaël Challier, dans une ville rurale baptisée « Grandmenil » dont il est originaire – ce qui lui a permis d’acquérir la légitimité d’enquêter sur place -, a publié le 19 février 2019 « Rencontres aux ronds-points » où il décrit la cohésion sociale qui apparaît dans des classes populaires jusque-là peu politisées, une « ébullition » et un sentiment d’appartenance entre « petites gens ». Cette affirmation se construit en opposition aux privilégies, « ceux d’en haut » ; en revanche, alors que le Rassemblement national est le seul parti à avoir pignon sur rue localement et obtient des résultats électoraux importants, le mépris envers les assistés, le racisme, se trouvent comme gommés sur les barrages ; le chercheur y voit « le retissage de liens sociaux entre habitants stables et précaires et, chez les plus mobilisés, la reconstruction d’une solidarité à base de classe ». Cependant l’ancrage du mouvement au sein d’une population majoritairement sympathisante des gilets jaunes mais passive conduit Challier à une conclusion très prudente sur l’issue du mouvement, faute d’un débouché sur l’accès à la représentation politique de ceux qui en sont aujourd’hui exclus, qui impliquerait une forte remise en cause des pratiques militantes actuelles.

Dès le début décembre 2018, ReSPUBLICA a reproduit l’appel des gilets jaunes de Commercy à des assemblées populaires partout (« Refusons la récupération ! Vive la démocratie directe ! Pas besoin de ‘’représentants’’ régionaux ! »). Une assemblée des assemblées a réuni en janvier en Lorraine plus de 200 délégués de groupes locaux et un reportage de Mediapart Live (particulièrement dans sa seconde partie) permet de comprendre les processus de démocratie directe expérimentés localement et utilisés pour cette forme inédite de « fédération ».

Il faut d’abord noter que le mouvement de Commercy a tôt quitté les carrefours de la périphérie pour installer une cabane au centre ville, dans laquelle se retrouvent des habitants qui ne fréquenteraient pas régulièrement les ronds-points. On retient des propos des hommes et femmes qui s’expriment devant la caméra deux conditions préalables à cet exercice de la démocratie :

  • échanger pour progresser en connaissance et se former mutuellement ; l’exemple du CICE est fourni : comment parler de justice sociale si on ne connaît pas les mécanismes budgétaires et fiscaux d’aide aux entreprises ?
  • pas de représentants mais des porte-parole qui ne peuvent s’exprimer que sur la base du consensus obtenu dans les assemblées, ce qui impose de mettre certaines questions en attente, par exemple celle du racisme (1)« On n’en a pas encore parlé ». Sur ce point l’article de Gérard Noiriel  repris dans ce numéro.
    Plus récemment, les gilets jaunes de Commercy ont cependant lancé un 3e appel « contre le racisme, l’antisémitisme et toutes formes de persécutions »
    ou encore les revendications envers le patronat.

Sur la question des relations avec les syndicats et de la grève du 5 février, la réponse est nette : nous appelons à profiter de l’opportunité de cet appel à la grève mais en nous adressant à la base syndicale, nous ne discutons pas avec les centrales, « les syndicats doivent venir dans les gilets jaunes, pas à côté ». D’une façon générale, le concours des forces politiques, syndicales, associatives est admis, en respectant l’autonomie des positions des uns et des autres, mais s’énonce l’idée que dans la période le mouvement des gilets jaunes s’il ne recouvre pas tout le peuple en est la partie constitutive la plus importante. C’est pourquoi il doit rester uni et indépendant « sous une seule bannière » pour ne pas être divisé. (2)On tente ici de rester au plus près de l’expression des gilets jaunes de Commercy dans cette vidéo, alors qu’ils étaient fréquemment sollicités de façon insistante et orientée par les journalistes et chapitrés par un intellectuel !

Les intellectuels à la peine

On se rendra compte des difficultés d’interprétation du mouvement en se reportant aux réunions publiques consacrées aux gilets jaunes fin janvier par l’EHESS, et en particulier à la table ronde (en vidéo) « Gilets jaunes et classes populaires », au sein de laquelle l’intervention de Julian Mischi (chercheur INRA) est particulièrement éclairante. Revenant sur l’approche trop simpliste du géographe  Christophe Guilluy sur la France périphérique et loin des images traditionnelles, celui-ci analyse la recomposition sociale du milieu rural qui compte 30 % d’ouvriers pour 5 % d’agriculteurs, avec de petites unités de production dispersées, des cadres venus d’ailleurs et sans centres de décision. La présence des gilets jaunes dans les bourgs ruraux correspond à une distance croissante entre les catégories sociales, à la dévalorisation du travail manuel et paradoxalement à la faiblesse des structures associatives, syndicales et politiques.
D’autres contributions sociologiques pointent la prépondérance des femmes, dont beaucoup de mères seules, dans la catégorie des employés ; s’interrogent sur l’absence de mobilisation des « quartiers » ; les différences de composition des groupes des ronds-points et des participants aux manifestations en ville sont soulignées mais bien des interrogations restent sans réponse faute de pouvoir tracer le profil sociologique d’un mouvement à cheval sur les classes populaires et une fraction des classes moyennes. La question de la solidarité entre groupes différenciés est centrale pour les suites de la mobilisation : le terme de lutte de classes revient au premier plan mais sans faire consensus sur son contenu.

Face à ces incertitudes, des politologues déplacent la perspective en analysant l’impact du mouvement sur la vie politique française, en mesurant le soutien aux gilets jaunes à travers les résultats de la récente « vague 10 » du Baromètre de la confiance politique. La note de Luc Rouban (Cevipof) intitulée « Les gilets jaunes ou le retour de la lutte des classes » se résume ainsi :

« Le soutien au mouvement des gilets jaunes est essentiellement le fait des catégories populaires et moyennes alors que son rejet caractérise plus particulièrement les catégories socioprofessionnelles supérieures. Le soutien à ce mouvement est fortement corrélé à un niveau de défiance particulièrement élevé à l’égard des institutions politiques comme à la critique du capitalisme. En revanche, la demande de démocratie directe, et notamment celle qui vise le référendum, dépasse largement les frontières de ce mouvement. Celui-ci vient incarner la recherche d’une nouvelle étape démocratique. C’est pourquoi il est largement considéré par les enquêtés comme menant une action profitable à l’ensemble de Français et pas seulement aux plus démunis. » Plus direct quant aux débouchés électoraux du mouvement, dans un article du Monde du 28 février, Rouban conclut que c’est l’offre politique du Rassemblement national « qui correspond le mieux non pas aux manifestants mais à l’ensemble de leurs soutiens, ne serait-ce que par défaut ». Peut-on déjouer ce sombre pronostic ?

Leçons pour les militants

Tout d’abord, nous voyons ce mouvement avec modestie et empathie. Pourquoi ?
Parce ce mouvement marque un retour à la lutte des classes sans laquelle le moteur de l’histoire restera grippé. L’histoire nous montre que sans ce moteur, il n’y a jamais eu de bifurcation émancipatrice au niveau de l’humanité dans les siècles passés.

Ensuite, parce qu’il permet de tordre le coup au fatalisme et au désespoir des couches moyennes radicalisées autour des formules  du type « On ne mobilise plus ! » qui masquent en fait un logiciel obsolète du militantisme politico-syndicalo-associatif largement bureaucratisé et peu démocratique de ces dernières années. Un intervenant du Réseau Education Populaire (Rep) n’a-t-il pas constaté ces derniers jours une affluence importante dans les assemblées citoyennes qu’il animait en zone rurale dans les Combrailles en Puy-de-Dôme et sur le plateau matheysin en Isère ? Même dans les villes-centres ou les banlieues populaires où le mouvement des gilets jaunes est peu développé, il suffirait que les militants changent leur pratique politique culturelle en reprenant les apports en termes de praxis du mouvement des gilets jaunes (démocratie, égalité, justice sociale et fiscale, mise en place d’un processus et non d’une soirée sans suite). Mais le veulent-ils ?

D’ailleurs, est-ce que les militants des couches moyennes radicalisées savent que les dix départements les plus ouvriers de France sont les Ardennes, la Haute-Marne, l’Orne, l’Aisne, la Mayenne, les Vosges, la Haute-Saône, le Jura , la Vendée, la Meuse ?

En dernier lieu et contrairement aux idées reçues, la demande d’une refondation de l’éducation populaire est plus forte dans certains groupes de gilets jaunes que dans les organisations traditionnelles dites du mouvement ouvrier mais sans ouvriers ! Et c’est bien via ce détour indispensable que l’on peut fédérer le peuple : par la construction d’un nouveau bloc historique avec une nouvelle hégémonie culturelle construite par de gigantesques campagnes d’éducation populaire refondée.

Quand Challier écrit « Le discours protestataire des mobilisés apparaît donc surtout comme le produit de la mobilisation, d’une mise en commun des expériences sociales au sein d’un entre-soi populaire, plus que d’un travail partisan formalisé », il note aussi que le mouvement bute sur la formulation concrète de propositions. Mais là est bien l’objet des débats de l’éducation populaire refondée quand celle-ci s’articule sur un processus culturel autour de cycles d’initiatives suivies, et non d’une soirée sans suite.

NOTE : Sur les gilets jaunes et le mouvement social, un utile recueil à télécharger gratuitement /syllepse_images/gilets-jaunes–des-cles-pour-comprendre.pdf

 

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 « On n’en a pas encore parlé ». Sur ce point l’article de Gérard Noiriel  repris dans ce numéro.
Plus récemment, les gilets jaunes de Commercy ont cependant lancé un 3e appel « contre le racisme, l’antisémitisme et toutes formes de persécutions »
2 On tente ici de rester au plus près de l’expression des gilets jaunes de Commercy dans cette vidéo, alors qu’ils étaient fréquemment sollicités de façon insistante et orientée par les journalistes et chapitrés par un intellectuel !