La chambre sociale de la Cour de Cassation face à l’affaire Baby Loup : Trois leçons de droit, et un silence assourdissant

 L’arrêt qui met un point final à l’affaire Baby Loup est porté aux nues par les uns, vilipendé par les autres. Ces réactions – sans doute inévitables, compte tenu des passions déchaînées par le licenciement d’une salariée voilée de la crèche, désormais célèbre, de Chanteloup-les-Vignes – portent essentiellement sur la solution dégagée : un camp a gagné, l’autre camp a perdu.

La chambre sociale de la Cour de Cassation s’est pourtant appliquée à prendre de la distance par rapport à l’affaire elle-même, et à mettre en scène cette posture distanciée. Elle s’attache très visiblement à faire œuvre de pédagogue, en délivrant trois leçons – inégalement abouties – de droit constitutionnel (I), droit du service public (II) et droit du travail (III). Mais elle observe, ce faisant, un silence complet sur une particularité cruciale de l’affaire Baby Loup : l’invocation de la « cause laïque » par une association très militante (IV).

I- Droit constitutionnel : un rappel bienvenu

L’arrêt de la Cour de Cassation s’ouvre par le rappel d’une évidence : lorsque la Constitution énonce que « la France est une République laïque », il faut comprendre que la laïcité, au sens constitutionnel du terme, est un principe d’organisation de l’État et une philosophie de l’action publique. Le principe s’impose aux lois de la République, à ses agents, à ses services publics, et aux lieux où elle s’incarne. C’est tout. Son champ d’application ne s’étend pas au-delà. Une propriétaire de maison d’hôte qui prétendait refuser des clientes voilées au prétexte de « laïcité » l’a appris à ses dépends : elle a été condamnée pénalement pour discrimination, la « laïcité » ne s’appliquant évidemment pas dans les parties communes d’une maison d’hôte. Il est heureux que la Cour ait pris la peine de rappeler ce genre d’évidence, car le principe de laïcité ne doit pas devenir le paravent de pratiques d’exclusion. Un gérant de supérette doit savoir qu’il n’est pas autorisé à proclamer que sa supérette est « laïque », et que les salariés seront astreints à une obligation de neutralité confessionnelle.

II- Droit du service public : une solution lapidaire et ponctuelle

Entre la supérette du coin et l’école publique du quartier, tout le monde voit bien la différence… Mais quid de toute la zone grise qui s’étend entre les deux ? Quid d’une maison des jeunes et de la culture, par exemple ? Ou d’un centre social ? Ou d’une association qui organise, à la demande de la mairie, des séjours pour enfants à la mer ou à la montagne ? Quel est, en d’autres termes, le périmètre du service public ? La Cour décide, de manière lapidaire, qu’une activité d’accueil de la petite enfance, exercée par un employeur de droit privé même subventionné, n’est pas une activité de service public. Dont acte. Mais il est dommage que la Cour ne présente pas le fondement de son analyse. Dans un arrêt rendu le même jour, elle fait l’effort de motiver sa solution (inverse), en indiquant que le salarié d’une caisse primaire d’assurance maladie, organisme de droit privé, participe à une mission de service public « en raison de la nature de l’activité exercée par la caisse » (délivrer des prestations aux assurés sociaux). En quoi la prestation délivrée par une crèche est-elle d’une autre « nature » ? Mystère…

Nous verrons si le législateur dément – ou nuance – le refus de la Cour de Cassation de qualifier d’ « activité de service public » l’accueil de jeunes enfants dans des structures collectives. Il y est invité, en tout cas, par la proposition de loi déposée par le député Roger-Gérard Schwartzenberg le 16 janvier dernier, qui reprend la proposition Laborde d’octobre 2011. Mais le problème ne manquera pas de se reposer à propos d’autres types d’activité…

III- Droit du travail : une mise en garde très ferme

Les employeurs n’ont pas tous les droits. Dans le cadre de leur pouvoir de direction, ils ne peuvent pas arbitrairement restreindre les droits et libertés des salariés : toute restriction doit être justifiée par la nature de la tâche à accomplir, et elle ne doit pas être excessive au regard du but recherché (garantir la sécurité, par exemple). Cette exigence relève du droit commun du travail ; elle est posée par les articles L. 1121-1 et L.1321-3 du code du travail qui avaient été mobilisés par la Cour d’appel de Versailles dans l’affaire Baby Loup. Mais la chambre sociale de la Cour de Cassation durcit cette exigence, en ajoutant que la restriction, lorsqu’elle porte sur la liberté religieuse doit également « répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante » – formule empruntée au droit européen de la non-discrimination et désormais inscrite à l’article L1133-1du code du travail. Le terrain de la défense des droits des salariés, sur lequel s’était placée la Cour d’Appel, augmente pour ainsi dire sa surface, en s’adjoignant le domaine de la lutte contre les discriminations. En combinant, de manière inédite, deux ensembles de dispositions du code du travail, la Cour de Cassation montre qu’elle a conscience de l’ampleur des discriminations fondées sur la religion, et affirme clairement le caractère illicite de telles pratiques.

Les hypothèses dans lesquelles l’employeur peut exiger d’une salariée qu’elle ôte son voile n’étaient déjà pas très nombreuses : elles sont désormais extrêmement réduites, et placées sous haute surveillance. Il faut se réjouir de cette avancée, parce qu’il n’est pas acceptable que des patrons prétendument « laïcs » ( ?) obligent des femmes de ménage ou des caissières à ôter leur voile, ou autre signe extérieur de leurs convictions religieuses.

IV- Statut de la « cause » laïque : un silence complet

La Constitution s’impose aux pouvoirs publics lato sensu, le code du travail s’applique aux entreprises privées en général : soit. Mais dans l’affaire Baby Loup, l’employeur est une association qui prétendait relever d’un régime dérogatoire du droit commun : celui des entreprises « de tendance », ou « affinitaire ».

Ces organisations, quelle que soit leur forme (syndicat, partis politiques, associations, entreprises de presse, entreprises commerciales dans des cas plus rares, celui d’une boucherie cachère par exemple) ne sont pas des employeurs comme les autres, dans la mesure où leur objet est spécifique : il est d’ordre idéologique ou spirituel. Ces employeurs d’un type particulier peuvent donc (à certaines conditions) pratiquer des recrutements, décider des licenciements ou fixer des règles de fonctionnement qui seraient considérés comme discriminatoires ou attentatoires à la liberté des salariés si on se trouvait dans le cadre une entreprise régie par le droit commun.

Une crèche confessionnelle est ainsi, sans aucun doute, une entreprise de tendance. Si Baby Loup avait été une des crèches loubavitch subventionnées par la mairie de Paris, une disposition de son règlement intérieur imposant le respect des préceptes de la loi juive n’aurait soulevé aucune difficulté, pas plus que le licenciement pour faute grave d’une employée dégustant un sandwich au jambon dans l’exercice de ses fonctions.

Pourquoi en irait-il différemment d’une crèche gérée par une association dont les statuts affirment qu’elle se fixe pour objectif, notamment, de défendre et illustrer la laïcité ? Non pas la laïcité entendue comme principe juridique, mais la laïcité conçue comme une philosophie du silence sur le religieux, ou de maintien du religieux hors de la sphère de la vie en commun. Qu’est-ce qui s’oppose à ce qu’une association se constitue autour d’un tel idéal, milite pour sa promotion, et adopte, en conséquence, des règles de fonctionnement interdisant l’expression des convictions religieuses ? Les statuts de Baby Loup étaient peut-être mal rédigés. Mais l’idée d’une association « de tendance laïque » n’a rien de choquant, sauf si l’on réduit la laïcité à sa dimension juridico-politique. Or la laïcité (libérale, ouverte, stricte, plurielle, de reconnaissance, etc : les interprétations ne manquent pas) peut aussi être appréhendée comme un projet de société, digne d’être érigé en « objet propre » d’une entreprise de tendance.

Cette hypothèse de l’entreprise de tendance laïque n’a même pas examinée par la Cour de Cassation…. A-t-elle craint d’ouvrir une boîte de Pandore ? A-t-elle redouté de se voir démentie, demain, par la Cour de Strasbourg ou de Luxembourg ? Quelles que soient les raisons de son silence, il faut le regretter parce que le résultat est là : les militants laïcs – dans toute leur diversité – sont aujourd’hui moins protégés par le droit, et donc moins libres, que les militants de la cause de Dieu.