La grande paresse du capitalisme français (suite)

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« Créer de la valeur », le mot d’ordre est général et générique au sein du patronat français, parfois même hystérique tant il est insistant. Il est constamment repris, tel un leitmotiv, par le gratin du Medef quand il passe à la télé, il est martelé par tous les chefs d’entreprise en mal de chiffre d’affaires ou de marges à la hausse quand ils présentent leurs résultats ou morigènent leurs forces de vente, ou psalmodié par tous les chefs, grands et petits, qui n’ont que ce vocable à la bouche pour appeler à l’effort et secouer les troupes en panne de résultats. Créer de la valeur certes, mais qu’est-ce à dire exactement ? Et pour en faire quoi, ou pour incriminer qui ? Est-on bien sûr de ne pas se tromper de cible ou de débat ? Et de ne pas céder à la facilité, une fois encore ?
Créer de la valeur, c’est à bon droit un discours de patron. La valeur se mesure en effet à l’aune du compte d’exploitation dont le chef d’entreprise est le gardien. Créer de la valeur, c’est donc être capable de générer du résultat, mesuré à divers niveaux, et pas seulement en termes de bénéfice.
C’est déjà générer des marges (revendre plus cher qu’acheter) ou enregistrer un EBE (excédent brut d’exploitation), c’est-à-dire exercer son métier (menuisier, plâtrier, sidérurgiste, constructeur auto ou boulanger) en étant capable de dégager un surplus une fois payés les fournisseurs et la main d’œuvre. C’est la base. Si on n’est pas bénéficiaire à ce niveau, autant plier les gaules et aller exercer ses talents ailleurs. Sinon, la valeur générée, c’est très exactement le cumul des salaires payés et de l’excédent dégagé. Elle n’est toutefois concrétisée qu’une fois opérée la vente des biens, fabriqués ou simplement commercialisés, et sa réalisation reste liée à la possibilité de valoriser, via la mise sur le marché, les produits de l’usine, du magasin, de l’exploitation agricole ou de l’artisanat.
La valeur ajoutée peut aussi s’analyser de façon plus fine, par différence entre valeur des biens créés et des matières premières mises en jeu au départ du processus de production. C’est dire qu’au-delà du coût du travail incorporé dans le processus de production, valorisé au niveau des rémunérations versées, et du surplus dégagé une fois tous les facteurs de production payés, elle fait aussi la part des consommations intermédiaires de prestations extérieures concourant également au résultat (prestataires divers, sous-traitants, intervenants non salariés, ..). Mais là encore, la création de valeur n’est effective et concrète (ou « parfaite ») que si les produits qui en sont issus, trouvent acquéreur sur le marché pour un montant au moins égal ou supérieur à la somme des facteurs mis en jeu.
D’aucuns estiment d’ailleurs que la plus-value qui en résulte une fois ces facteurs rémunérés, est la marque de fabrique du capitalisme, en ce qu’il confisque pour son seul profit le reliquat de la montée en valeur en ne restituant pas au facteur travail, en particulier, l’intégralité de ce qui reste, à concurrence du prix de vente. C’est oublier que cette « plus-value », c’est d’abord un marqueur d’efficacité, celui de la viabilité de l’entreprise sur son marché, mesurée par sa capacité à vendre une production à un niveau de prix suffisant pour rémunérer tous les facteurs qui y concourent et dégager en outre le fameux surplus. Sans cette condition sine qua non, point de part patronale ni de redistribution à qui que ce soit.
On peut donc penser que ce surplus – outre le fait qu’il a vocation à rémunérer d’autres facteurs de production non encore évoqués, dont l’argent prêté par les banques et, à travers l’impôt, les services publics dont bénéficie l’entreprise – est la marque du talent de celui qui la dirige et qui a su agencer les processus de création de telle sorte qu’ils trouvent non seulement preneurs, mais en outre au prix qu’ambitionne l’entreprise pour être en mesure de pérenniser son activité. Ce qui relève d’une authentique performance mais ne justifie pas pour autant que son auteur en reçoive le bénéfice intégral et de façon automatique, même s’il mérite sa part d’entrepreneur en récompense d’une mise de fonds et donc d’une prise de risque ; D’autant qu’un reliquat substantiel doit rester dans l’entreprise et alimenter ses réserves, afin qu’elle puisse poursuivre sa vie d’organisation économique autonome, compétitive et performante, reconnue par le marché.
Pourquoi entend-on dès lors ces objurgations de toutes parts à produire et à produire de la valeur, sachant qu’on ne produit sainement et durablement que lorsque la valeur est au rendez-vous et que lorsqu’elle est, de fait, ratifiée par le consommateur, public ou privé, individu ou entreprise ?
Eh bien tout simplement parce que la création de valeur relève plus de l’incantation que de la réalité vraie ou du métier d’entrepreneur bien compris. Créer de la valeur aujourd’hui, n’est pas donné à tout le monde et moins encore aux nouveaux convertis. Il ne suffit pas en effet de se déclarer chef d’entreprise pour détenir ou comprendre le secret du modèle économique gagnant, ni même être capable de reproduire cette alchimie qui fait le succès, quand d’autres l’ont déjà prouvé comme possible. Les temps sont durs et les exigences des actionnaires ou prêteurs de capitaux en tout genre très élevées, on le sait. Et la pression d’une concurrence exacerbée tire les prix vers le bas et s’ingénie à rogner les marges, au nom d’un principe purement théorique de meilleur service rendu au client. Vouloir recréer de la valeur, c’est donc chercher à redonner régulièrement de l’air à l’entreprise en rétablissant une profitabilité supérieure à ce que la vie au quotidien induit naturellement, au point de devoir susciter périodiquement remises en cause drastiques ou réveils brutaux indispensables à toute survie en écosystème ultra libéral. Or cette capacité de résilience là, qui n’avait jamais été aussi nécessaire par le passé, est loin d’être inscrite dans les gênes ou le tempérament de tous les impétrants. Et les industriels français ne font pas exception à la règle. Ainsi, d’après le Figaro du 23 février 2012, « la France est le pays de la zone euro dont la part de valeur ajoutée de l’industrie manufacturière est la plus faible, soit 9,3% du total en 2010 ».
Trois attitudes prédominent : ceux qui se contentent de lifter leur offre et de repeindre la devanture. C’est l’opération qui a conduit les hypermarchés à perdre régulièrement de leur attractivité depuis une bonne dizaine d’années, sous la conduite coupable de managers mercenaires et de fonds d’investissement préoccupés de se payer au plus vite sur la bête. Ceux qui ont compris que tout se passait désormais en centre ville parce que la clientèle avait changé, affichent aujourd’hui de meilleurs résultats que les autres.
D’autres ne raisonnent que productivité accrue en jetant par-dessus bord, tel le ballon en perte d’altitude, tout ce qui n’est pas indispensable à court terme, afin de sauver provisoirement la baraque. C’est la grande majorité de nos industriels en peine de stratégie à moyen ou long terme ou incapables de trouver le modèle économique et les marchés extérieurs ou porteurs vers lesquels réorienter l’entreprise de façon durable. Et qui de Fralib à Continental, en passant par Gandrange ou le groupe Doux, préfèrent euthanasier et sabrer, que transformer et s’efforcer à une plus grande exigence vis-à-vis d’eux même.
D’autres enfin parient sur une forte dose de R&D pour doper leurs gammes et régénérer une offre plus à même de satisfaire les besoins ou de susciter le désir d’achat à des prix supérieurs aux niveaux antérieurs. Ceux là ont plus de chance de gagner, voyez les constructeurs automobiles allemands. Et si la valeur ajoutée créée n’est pas confisquée par les actionnaires, c’est-à-dire si le partage de la valeur ajoutée se fait sur les mêmes bases qu’auparavant, dans le cadre d’un consensus équilibré, elle entraîne ipso facto une augmentation des salaires, des rémunérations et de l’emploi qualifié seuls capables de générer croissance et pouvoir d’achat.
On est alors dans un processus vertueux qui tire l’économie vers le haut et génère d’autant plus de revenus que la création de valeur est forte. Loin de s’analyser simplement en termes de coûts, cette économie là, cette compétitivité là sait soulever le couvercle de la concurrence en retrouvant des espaces de débouchés et de chiffre d’affaires supplémentaire. Mais là où l’Allemagne dépense 2,8 de son PIB en dépenses publiques de R&D, et le nord de l’Europe plus de 3%, la France en 2011 ne se situait qu’à 2,1%. Quant à l’investissement privé, il n’atteignait même pas la barre des 2%.
En d’autres termes, il n’y a problème de coût que lorsque l’échec du dirigeant est déjà consommé sur le plan marketing, commercial, technologique ou stratégique. A valeur générée constante, le coût finit en effet par apparaître excessif par rapport à ce que dicte la concurrence, non pas parce qu’il a dérapé, non pas parce qu’il s’est envolé, mais simplement parce qu’il est devenu plus élevé en valeur relative. Voilà pourquoi nos braves entrepreneurs incapables de créativité ou réticents à risquer leurs profits, réclament à cor et à cris toujours plus de valeur en criant haro sur les coûts ! Tout simplement parce qu’ils ne savent plus susciter désir d’achat ni séduction marchande et que leur incantation n’est que la marque globale de leur incompétence à commercer vraiment ou à imaginer, voire à façonner l’avenir.
Facile d’accuser le coût du travail qui ne représente que moins de 5% du chiffre d’affaires dans l’automobile par exemple, quand soi même on ne sait plus comment reprendre l’initiative sur un marché, l’analyser dans ses tendances, élaborer une stratégie, mobiliser des capitaux, convaincre des investisseurs, entraîner les énergies. Voilà la grande paresse du capitalisme français, en ces temps de crise aigüe non pas de la valeur travail, mais de la valeur marché ou de la valeur technologique que les « marketeurs » et les ingénieurs en chef ne savent plus repérer ni capter. Voilà où conduit l’utilisation de cet expédient de la délocalisation ou du dégraissage à mesure que rapetisse l’entreprise et que se contracte sa substance, à chaque étape de retard sur ses prévisions de vente ou de résultats.
C’est d’ailleurs un syndrome tellement connu chez nous, qui avons déjà maintes fois enregistré cette frilosité, que ce soit au tournant des années 30 où nous vivions de la rente coloniale, dans les années 50 du plan Marshall ou des aides du FMI, dans les années 60 des barrières à l’importation et des contingentements peu à peu effacés par le marché commun, ou dans les années 70 et le début des années 80, quand l’Etat devait pallier par son volontarisme une décision d’investissement traditionnellement anémique et défaillante, en berne par rapport à ce qui se pratiquait ailleurs et insuffisante à compenser l’afflux des investissements étrangers dans notre propre pays (20 000 entreprises, 2 millions d’emplois et 20% de la R&D produite en France).
Quant aux 30 dernières années de perfusion du patronat à travers les aides publiques et les dégrèvements de cotisations, que d’abandons et de retard accumulés, que de démissions à commencer par ceux qui jouent aujourd’hui les pères fouettards en évitant soigneusement de balayer devant leur porte. C’est le syndrome PSA qui a certes plus produit en France que son grand concurrent national, mais s’est lourdement trompé dans son appréhension tardive des marchés émergents, de la satisfaction client ou des nouvelles technologies dites propres.
Résumons nous, il n’y problème de coût du travail que dans l’incapacité à cerner en amont les tendances du marché et à exercer avec compétence son métier d’entrepreneur investisseur à bon escient. En faut-il des confirmations au moment même ou sort le rapport Gallois, qui fait le constat réaliste d’une situation qu’il faut bien à présent affronter, vu le leg de 20 à 30 années d’impéritie économico-industrielle ? « Les avis selon lesquels les salaires français seraient trop élevés, ou les horaires de travail insuffisants, ou les normes sociales trop sévères, ne sont pas confirmées par la comparaison avec la situation allemande » (Pascal Lamy, 2012, Directeur Général de l’OMC). « Le coût du travail représente 10 % du problème de la compétitivité, les 90% restant relèvent de la compétitivité hors coût » (Jean-Louis Beffa et Louis Schweizer, Les Echos, 19/07/2012). Enfin le journal Le Monde, dans son édition du 13 juillet dernier, répond à Philippe Varin, Pdg du groupe PSA, en s’appuyant sur les statistiques européennes Eurostat, que son argument à propos de la situation actuelle de PSA soit disant liée au coût du travail est invalide, car les chiffres retraçant le coût comparé de la main d’œuvre démontrent le contraire.
A contre-courant de l’évolution ambiante, l’entreprise TEB, fournisseur de systèmes de vidéosurveillance découvre qu’il est plus efficace, commercialement parlant, de rapatrier la production de Chine en France à condition de proposer un produit hautement robotisé offrant une qualité d’image 6 fois supérieure à ce qui existe sur le marché. Voilà de la création de vraie valeur …
Et nous verrons dans un troisième article, comment les chiffres de la R&D, notion si essentielle en matière de compétitivité, peuvent expliquer bien des déboires que l’on demande aujourd’hui à la collectivité de solder, mais sans aucune espèce d’engagement ni contrepartie, ni même garde-fou permettant d’espérer à l’avenir qu’on ne reproduise pas les errements du passé.