La question laïque en 2011 : un débat peut-il en cacher dix autres ?

Bien que ne partageant pas toutes positions d’Audrey Baudeau notamment sur les accompagnatrices des sorties scolaires (nous estimons que ces sorties sont parties intégrantes du cursus scolaire, les accompagnatrices remplaçant des professionnels de l’Education nationale et qu’elle doivent donc être soumises aux mêmes obligations qu’eux), nous publions ce texte car il remet bien des pendules à l’heure sur différents sujets. NDLR

Le vrai-faux débat sur la laïcité

Nous proposons de poser quelques interrogations en lien avec la laïcité et de laisser apparaître celles sous-jacentes qui ont d’autres enjeux que la laïcité à travers trois exemples d’actualité absolument différents.

1 – Doit-il appartenir au gouvernement républicain laïque de s’occuper des religions ?

Le débat sur la laïcité n’a pas débuté qu’il est déjà mal engagé. Il serait en effet question en partie de l’islam et de sa compatibilité avec les lois de la République. Pourquoi parler d’une religion en particulier alors que le sujet de la laïcité a cet avantage majeur de pouvoir traiter de toutes ? De quoi voulons-nous parler, de laïcité ou d’islam ?

Il s’agirait notamment de savoir « Comment organiser l’islam en France ? », est-ce bien là le rôle d’un gouvernement républicain ?

Et comment, ceux concernés, les musulmans acceptent-ils qu’un gouvernement se permette de vouloir organiser leur religion ?

Il serait donc question d’examiner : le nombre et l’organisation des lieux de culte, la formation des imams, le contenu de leurs prêches, la langue utilisée pour s’adresser aux fidèles, … Depuis quand appartient-il au gouvernement de s’intéresser à cela ? Ne devrait-il pas plutôt se préoccuper de la formation des enseignants, du contenu des cours ?

En réalité, il semble aujourd’hui difficile de ne pas se soucier de religion. Simplement ne pas s’en soucier. Il est évident que l’attitude du Président de la République laisse perplexe. Dans son ouvrage intitulé « La République, les religions, l’espérance », Nicolas Sarkozy n’hésite pas à opposer les valeurs religieuses aux valeurs républicaines : « Je suis convaincu que l’esprit religieux et la pratique religieuse peuvent contribuer à apaiser et à réguler une société de liberté […] On aurait tort de cantonner le rôle de l’église aux seuls aspects spirituels […] On ne peut pas éduquer les jeunes en s’appuyant exclusivement sur des valeurs temporelles, matérielles, voire même républicaines […]. (1)La république, les religions, l’espérance », Nicolas Sarkozy, 2004. Lors de sa visite officielle au Vatican en décembre 2007, il précisait que « Dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur, même s’il est important qu’il s’en approche, parce qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d’un engagement porté par l’espérance. » (2) Discours de Nicolas Sarkozy au palais du Latran, le 20 décembre 2007. Nicolas Sarkozy précise également que « La désaffection progressive des paroisses rurales, le désert spirituel des banlieues, la disparition des patronages, la pénurie de prêtres, n’ont pas rendu les Français plus heureux. C’est une évidence. »

→ Quel intérêt cela cache t-il ? Comment considérer l’annonce de ce débat sur la laïcité avec bienveillance ?

2 – Faut-il repenser la laïcité ou bien l’appliquer ?

Promenez-vous en avril près de Notre Dame dans le 5e arrondissement de Paris et assistez à la procession catholique « notre Seigneur dans la rue », vous constaterez qu’elle mobilise autrement et qu’elle bloque autrement la voie publique que quand les musulmans prient en pleine rue. Alors quel est le problème ?

Le fait que des musulmans prient dans la rue pose la seule question de l’utilisation de la voie publique pour des manifestations religieuses. La laïcité est bien faite, il n’est pas nécessaire de parler d’une religion, il est possible de traiter cette question au sens général.

Il s’avère qu’en France, la législation soumet à la déclaration préalable pour toute manifestation religieuse. Le principe est la liberté. L’interdiction ne peut intervenir que si la manifestation est « de nature à troubler l’ordre public ». (3) Décret-loi du 29 octobre 1935 soumet les manifestations religieuses à la déclaration préalables et opère une distinction entre les manifestations seulement religieuses qui n’ont pas de caractère coutumier, ni régulier et les manifestations cultuelles. Ces dernières ont un caractère traditionnel, coutumier et régulier et ne sont pas soumises à la déclaration préalable.

Il appartient à la police municipale « d’assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques ». Elle comprend [notamment] : 1° Tout ce qui intéresse la sûreté et la commodité du passage dans les rues, quais, places et voies publiques (…) ; 2° Le soin de réprimer les atteintes à la tranquillité publique (…) ; 3° Le maintien du bon ordre dans les endroits où il se fait de grands rassemblements d’hommes (…) » (4)Les cérémonies, processions et autres manifestations du culte sont réglées conformément aux dispositions combinées de l’article L. 2212-2 du Code général des collectivités territoriales et l’article 27 de la loi du 9 décembre 1905. S’y ajoute le décret-loi du 20 octobre 1935 précédemment cité.

La police ne peut donc pas intervenir si cela dérange seulement « philosophiquement » le voisinage, elle le peut si l’autorisation préalable n’a pas été déposée ou si cela trouble l’ordre publique.

→ Pourquoi ne pas s’en tenir à l’application de la loi ? Et surtout, pourquoi stigmatiser une religion alors qu’il est pertinent de traiter cette question au sens général ?

3 – La laïcité concerne t-elle et traite t-elle équitablement toutes les religions ?

La question du financement indirect des lieux de culte se pose actuellement.

« La République ne reconnaît, ne salarie et ne subventionne aucun culte” (5)DURAND-PRINBORGNE C. La Laïcité, Paris, Coll. Connaissance du droit, Editions Dalloz, 1996, p. 58. . L’article 2 de la loi de 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat est clair. Il stipule que l’Etat français renvoie le religieux à la sphère privée, et ne finance donc aucun culte sur son territoire, et ce, quelle que soit la religion.

L’Etat est propriétaire des édifices anciens donc les édifices religieux (synagogues ou églises) bâtis avant 1905 sont devenus propriétés de l’Etat, qui les prête gratuitement aux églises. De fait, l’Etat est tenu de financer la restauration et l’entretien des bâtiments à ses propres frais.

Il n’en va pas de même pour les édifices érigés après 1905, dont l’entretien revient en revanche aux organisations cultuelles concernées. (6)DURAND-PRINBORGNE C. La Laïcité, Paris, Coll. Connaissance du droit, Editions Dalloz, 1996, p. 107.

Mais il existe des moyens de contourner cette loi simple et claire. On pourrait s’interroger sur la pertinence de vouloir contourner la loi alors qu’elle permet un traitement équitable des citoyens. Le manque de lieux de culte, notamment musulmans, est une des raisons.

La législation française autorise ainsi l’Etat à financer des associations culturelles, loi de 1901. Des locaux, qui ont une vocation culturelle, mais qui hébergent un lieu de culte, peuvent alors recevoir des financements publics. Ainsi, un Centre d’art sacré, situé dans l’enceinte de la cathédrale d’Evry, avait bénéficié en 1990 d’une subvention d’Etat de 5 millions de francs (899.350 euros).

→ Il est possible de se demander si la somme est justifiée ou s’il ne serait pas pertinent d’interdire dans ce cas précis les subventions à des associations culturelles qui hébergent un lieu de culte mais soit pour l’interdire à toutes les associations soit pour continuer ainsi en faisant confiance au bon sens de l’Etat.

Le bail emphytéotique administratif est une autre manière de contourner la loi. C’est un bail destiné à permettre à une collectivité territoriale propriétaire d’un bien immobilier de le louer pendant une longue durée (jusqu’à 99 ans) pour un modique loyer dans le cas notamment de l’ « accomplissement d’une mission de service publique » ou de la « réalisation d’une opération d’intérêt général relevant de sa compétence » (7)Le bail emphytéotique administratif est régi par l’article L. 1311-2 du Code général des collectivités territoriales auquel s’ajoute l’ordonnance du 21 avril 2006. . L’ordonnance du 21 avril 2006 permet que soit conclu un bail emphytéotique avec une association cultuelle en vue de la construction d’un édifice du culte ouvert au public.

Diverses municipalités font le choix de conclure des baux emphytéotiques pour la construction d’édifice religieux à Marseille, à Montreuil, … Ces mesures, que l’on soit pour ou contre, ne concernent pas seulement une religion et peuvent là encore être questionnées sans stigmatiser l’une ou l’autre des religions.

Avant 2006, il était possible de s’interroger sur la notion « d’intérêt général » ou de « mission de service publique » que revêtait la construction d’un édifice du culte. Depuis 2006, il est possible de se passer de cette interrogation.

→ La question sous-jacente qui semble se poser c’est la confiance que l’on place dans les responsables politiques qui doivent juger de l’intérêt général ou de la nuisance à l’ordre public (dans le cas des prières en pleine rue).

Vouloir compenser le dit déficit des lieux de culte autres que catholiques soulève un certain nombre de questions. Faut-il compenser le manque de lieux de culte de toutes les religions existantes en France ? Comment procéder ? Faut-il construire au prorata des croyants ? Dans ce cas il faudrait que chaque citoyen s’exprime sur sa pratique ou que cela soit inscrit sur sa carte d’identité sinon c’est du « grosso modo ». Or justement nous avons choisi une société laïque dans laquelle la religion n’est pas inscrite sur la pièce d’identité. Assumons nos choix de société. Cela ne veut sûrement pas dire qu’il faut compenser avec les églises construites au Moyen-Âge. Que cherchons-nous à compenser en définitive ?

4 – La question laïque ne révèle t-elle pas bien souvent un manque de discernement ?

Des exemples pas si isolés que ça donnent à voir des municipalités qui laissent les animateurs jeunesse faire leur prière sur leur temps de travail à côté des enfants dont ils ont la charge tandis qu’elles poussent à la démission une jeune femme compétente qui porte le voile dans la sphère privée uniquement. En France, il n’y a ni un problème de laïcité ni un problème d’islam, il y a surtout un problème de discernement. Quand une municipalité laisse des fautes professionnelles se commettre mais que dans le même temps elle exclue sur des jugements de vie privée, se cachent – mal d’ailleurs – de sérieuses interrogations.

→ Des questions de société intéressantes par ailleurs : faut-il acheter la paix sociale ? Quelle réelle acceptation de la femme compétente en milieu professionnel ?

La question des mamans voilées qui accompagnent les élèves en sortie scolaire pose à la fois la question de l’application des textes juridiques en la matière et celle du discernement.

Tout d’abord, la loi du 17 mars 2004 relative au port de signes religieux à l’école ne concerne pas les parents d’élèves et aucun autre texte ne le stipule. Pourquoi ne pas s’en tenir à cela ?

La qualité de collaborateur bénévole auquel sont assimilées les mamans ne peut emporter reconnaissance du statut d’agent public, avec l’ensemble des droits et des devoirs qui y sont rattachés (8)Délibération du 14 mai rendue publique le 6 juin de la Halde.. Il est faut de dire que les mamans qui accompagnent les élèves en sortie scolaire sont comme assimilées à l’équipe enseignante. Les mamans aident seulement à l’accompagnement. Elles n’accompagnent jamais seules, il y a toujours un éducateur qui a la charge du groupe. Sinon, leur fait-on passer un test pédagogique ? Pourquoi serait-il plus gênant une maman qui porte le foulard qu’une maman exprimant un total désaccord avec les programmes d’histoire de l’école primaire ? Il ne faut pas tout confondre et une maman voilée ne devient pas enseignante parce qu’elle accompagne un groupe d’élèves. En revanche, si lors d’une sortie, une maman voilée tenait des propos prosélytes cela pourrait lui être reprochée mais tout autant (ni plus ni moins) qu’une maman qui dénigrerait le contenu des programmes d’histoire. Ni les enfants ni les parents ne sont idiots. Ils peuvent comprendre qu’il s’agit d’abord d’une maman qui donne du temps pour accompagner des élèves parce que la sortie pourrait bien ne pas se faire si l’enseignant n’est pas épaulé dans l’encadrement. Et c’est bien cela la réalité du terrain.

5 – La politique doit-elle se résumer en un nuage de consensus sans que ne rayonne le moindre projet de société ?

A partir du moment où l’on choisit de vivre en société, il faut accepter les droits et les devoirs, les garanties et les contraintes. Il n’y a pas de société qui satisferait pleinement toutes les consciences et toutes les pratiques. Mais la laïcité garantit un vivre ensemble pour tous. Avec des contraintes. Un Etat impose des lois qui forcément obligent les citoyens à faire des compromis avec leurs convictions. S’il en était autrement alors c’est tout le code civil qui serait remis en question tant sur la question du mariage, du divorce, …

Appliquer la laïcité c’est vouloir traiter de la même manière tous les citoyens sans se soucier ni même voir leur appartenance religieuse.

Ce qu’il ne faudrait pas oublier c’est que si les citoyens doivent accepter les devoirs qui vont avec les droits, l’Etat lui aussi doit honorer ses responsabilités. Tout en assumant le cadre sociétal qu’il pose, tout en imposant des règles, il se doit d’offrir à ses citoyens l’envie et les moyens de se sentir citoyen d’une République laïque française.

→ N’y a t-il pas derrière les exemples précédemment cités comme un malaise que les gouvernants tentent de compenser ? Au final, est-il tant question de laïcité ou d’islam ? N’est-il pas question de l’incapacité des politiciens à tenir un cadre sociétal (préférant acheter une paix sociale), à prendre le risque de traiter équitablement tous les citoyens (préférant acheter les voix de quelques groupes), à penser une politique positive d’intégration, à combattre le racisme et toutes les discriminations, à offrir un projet de société à tous ceux qui habitent en France ?

Pour la seule question de l’intégration, comme il est étrange de penser qu’elle se résoudrait par une adaptation de la laïcité ! Ne faut-il pas plutôt sur ce sujet travailler à des mesures concrètes et politiques d’accueil, d’accompagnement et d’intégration (accompagnement des nouveaux résidents tant sur l’apprentissage du français que sur le plan administratif, scolaire, professionnel, remettre au cœur du système scolaire un projet citoyen pour chaque élève, …).

A la question de l’intégration, il ne faut pas des demi-réponses d’aménagement du cadre sociétal, il faut des réponses entières, politiques et positives.

Assumons notre choix de société laïque ou bien assumons d’en changer. Mais le compromis sera forcément compromettant pour ce principe aussi noble qu’est la laïcité.

6 – Mais qu’est-ce que la laïcité ?

Sans être contre l’idée de parler de la laïcité, il faudrait déjà l’appliquer pour en parler. Les lois en la matière n’ont pas été si mal pensées et la laïcité garantit quand elle est simplement appliquée, un juste traitement des citoyens. C’est son application partielle, donc injuste, qui crée des tensions, des discriminations, des replis communautaires, des besoins de s’affirmer en tant que musulman, catholique, juif, … parce que la laïcité n’a pas pu jouer son rôle d’équité et d’unité. Il y a peu de problème de laïcité, mais il y a beaucoup de malins qui l’utilisent pour noyer d’autres enjeux politiques. C’était déjà ainsi en 1924, pourrions-nous évoluer un peu ?

La laïcité est le cadre le mieux pensé pour vivre ensemble parce qu’il a le grand mérite de traiter équitablement les citoyens. Aujourd’hui, sous couvert de laïcité et d’islam, se faufilent de réels manques de courage politique, de discernement, et de projet de société.

Mais si vous voulez toujours parler de la laïcité : alors parlons de l’introduction de la législation laïque en Alsace et en Moselle, de l’enseignement d’une morale laïque à l’école, du financement des associations culturelles qui hébergent des lieux de culte, … Ayons un débat non pour estomper les contours de la laïcité mais pour la promouvoir.

Conclusion

Si la question laïque est en lien avec la question religieuse, elle n’est pas pour autant l’affaire des religions. La question laïque est une question politique. Une ou encore plusieurs religions émergeraient que cela ne changerait rien aux principes juridiques et à l’idéal que la laïcité propose. La laïcité mérite d’être affirmée au contraire par une unité d’application.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 La république, les religions, l’espérance », Nicolas Sarkozy, 2004.
2 Discours de Nicolas Sarkozy au palais du Latran, le 20 décembre 2007. Nicolas Sarkozy précise également que « La désaffection progressive des paroisses rurales, le désert spirituel des banlieues, la disparition des patronages, la pénurie de prêtres, n’ont pas rendu les Français plus heureux. C’est une évidence. »
3 Décret-loi du 29 octobre 1935 soumet les manifestations religieuses à la déclaration préalables et opère une distinction entre les manifestations seulement religieuses qui n’ont pas de caractère coutumier, ni régulier et les manifestations cultuelles. Ces dernières ont un caractère traditionnel, coutumier et régulier et ne sont pas soumises à la déclaration préalable.
4 Les cérémonies, processions et autres manifestations du culte sont réglées conformément aux dispositions combinées de l’article L. 2212-2 du Code général des collectivités territoriales et l’article 27 de la loi du 9 décembre 1905. S’y ajoute le décret-loi du 20 octobre 1935 précédemment cité.
5 DURAND-PRINBORGNE C. La Laïcité, Paris, Coll. Connaissance du droit, Editions Dalloz, 1996, p. 58.
6 DURAND-PRINBORGNE C. La Laïcité, Paris, Coll. Connaissance du droit, Editions Dalloz, 1996, p. 107.
7 Le bail emphytéotique administratif est régi par l’article L. 1311-2 du Code général des collectivités territoriales auquel s’ajoute l’ordonnance du 21 avril 2006.
8 Délibération du 14 mai rendue publique le 6 juin de la Halde.