Pourquoi nous avons bien fait de publier le texte de P. Mascomère

Dans le numéro 727 de Respublica, nous avons publié un article de Pierre Mascomère qui voulait montrer la « formidable progression des dividendes ». Pour cela, il s’est appuyé sur des données de l’INSEE selon lesquelles la part des bénéfices des « sociétés non financières » distribués aux actionnaires était passée de un vingtième en 1981 à près d’un quart en 2012. Nous avons alors reçu une réaction de lecteur présentée comme émanant de deux économistes qui contestaient les chiffres de PM et sa conclusion. L’auteur mis en cause leur a répondu dans un numéro suivant, rappelant l’objet de son texte et la source des chiffres sur lesquels il s’est appuyé, et ajoutant une référence au journal Les Échos du 12 septembre qui titrait : « Le CAC 40 rend la moitié de ses profits à ses actionnaires » ! Que dire de plus ? pourtant cela n’a pas suffi à l’un des deux critiques, qui est revenu à la charge le 24 septembre :

Je rebondis sur votre réaction à ma réaction. Est-il possible d’avoir le lien vers le tableau de l’INSEE en question? Car je suis désolé, mais ce que vous écrivez est toujours aussi faux. Les chiffres ne sont tout simplement pas les bons, mais plutôt que de les corriger, vous lancez la polémique sur le seul point contestable (à savoir par rapport à quelle date on compare). Vous commettez une erreur que je prends le temps de vous signaler, et ensuite vous dites que les chiffres sont sujets à caution? C’est un peu fort de café là! Si vous relisez l’article de Chavagneux, vous comprendrez où se situe votre erreur: tout simplement dans le fait que les profits ne servent pas qu’à rémunérer les actionnaires, mais aussi à financer l’investissement des entreprises par exemple (Chavagneux par exemple regrette que le profit serve de plus en plus souvent à verser des dividendes plutôt qu’à financer des investissements). Donc avancer que 25 % de la valeur ajoutée est reversée aux actionnaires, c’est juste… faux!

Malgré le ton plus que polémique, Michel Zerbato a pris le temps de faire une mise au point élargie sur cette question, à l’intention des deux critiques et de l’ensemble de nos lecteurs.

Quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt

Les critiques adressées à l’article de P. Mascomère, qui serait truffé d’erreurs, et à la rédaction de Respublica, qui réagirait de manière purement polémique au lieu de prendre en considération les contradicteurs, appellent sur cette question de la distribution de dividendes, une mise au point globale, nécessaire tant l’absence de réelle argumentation, sur la méthode comme sur le fond, rend tout débat impossible.

D’abord, sur la méthode. Le lecteur demande « le lien vers le tableau de l’INSEE en question ». Mais, P. Mascomère a donné la référence du tableau qu’il a utilisé : Comptes des sociétés  non financières ( S11)comptes non financiers : 7-101), il suffisait donc, par exemple, de la taper dans le premier moteur de recherche venu et le tableau apparaissait aussitôt : http://www.insee.fr/fr/themes/theme.asp?theme=16&sous_theme=4.1.

Le lecteur écrit ensuite : « Je n’ai trouvé ces chiffres nulle part ailleurs. » C’est normal, seul l’INSEE a les moyens de les produire ! Cependant, ils sont utilisés par les institutions internationales genre Eurostat, OCDE, FMI, etc., chacune les passant à la moulinette pour produire les siens, selon ses propres besoins, notamment d’harmonisation à des fins de comparaisons internationales. Eurostat, par exemple, bénéficie de la normalisation européenne du système de comptabilité nationale.

Cela dit, les deux critiques ne font qu’opposer à des chiffres de l’INSEE absolument incontestables leur pure conviction. Quand l’un dénonce une “grossière erreur” ou l’autre une faute, soit, cela peut arriver, mais il faut alors dire laquelle et donner les moyens de vérifier s’il y a erreur et faute, ou pas. Or il ne font qu’affirmer, en ne s’appuyant sur aucune donnée concrète : quand l’un affirme que « c’est environ un quart du profit qui est utilisé à cette fin », sur quels chiffres se fonde-t-il pour donner une telle évaluation ? En l’absence de toute donnée, on ne sait pas de quoi il s’agit : le profit, par exemple, s’agit-il de l’EBE (excédent brut d’exploitation) ou de l’ENE (excédent net d’exploitation) ? Etc. Quoi qu’il en soit, brut ou net, cela ne modifie pas la conclusion générale, comme cela apparaîtra plus loin : la plus grande part du profit des sociétés non financières (au sens de l’EBE : 229,5 sur 288,8, soit près de 80 %) est distribuée sous la forme de dividendes, à hauteur de près du quart de leur production de valeur ajoutée brute.

Une dernière remarque avant d’en venir au fond : les chiffres valent pour autant que l’on est conscient de leurs limites. L’outil statistique n’est pas un thermomètre qui donnerait les « vraies » valeurs, parce que la mesure des grandeurs économiques ou sociales dépend de leur construction. Le travail du statisticien consiste à définir des modes de calcul qui fassent consensus auprès de ceux qui utilisent les résultats, c’est-à-dire l’ensemble de la communauté économique, politique et sociale. C’est ce qu’a voulu vous dire PM en parlant de « chiffres sujets à caution ». On peut toujours contester les chiffres de l’INSEE et en produire d’autres, c’est un débat, on peut aussi contester l’utilisation qui en est faite, et c’en est un autre, mais qui ne peut se réduire à de pures et simples incantations et invectives.

Venons-en fond. Quant à la “très grossière erreur” qu’on a bien voulu « prendre le temps de nous signaler », et que nous refuserions de corriger, le tableau de l’INSEE référencé ci-dessus et facilement consultable, donne pour 2012 une valeur ajoutée des SNF de 1018,3 et des dividendes distribués de 229,5, ce qui fait bien 22,54 %, comme indiqué par PM (229,5/1018,3*100 = 22,54). Comment peut-on refuser d’admettre que près d’un quart de la valeur ajoutée produite par les SNF est distribuée en dividendes ! À la limite on pourrait ne retenir que les “purs” dividendes (en retranchant les « autres revenus distribués »), pour un montant de 203,1, mais cela ferait tout de même 19,95 %, un cinquième (203,1/1018,3*100 = 19,95). Que cela ne convienne pas à certains, qu’y peuvent PM et Respublica ? Mais que cela ne se soit « jamais vu nulle part » est une pure affirmation gratuite.

En effet, cela peut se voir ailleurs,par exemple du côté d’Eurostat, sorte d’INSEE pour l’Europe, même si son tableau « S11-5 de FR_Charts and Tables_30072013 wo.xls » est construit en valeurs nettes. On peut y voir que pour l’ensemble de la zone euro, en 2012 et en % de la valeur ajoutée nette, le « revenu net d’entreprise » s’établit à 32,2 et qu’il est utilisé en « dividendes distribués et bénéfices réinvestis d’investissements directs étrangers » pour 24,5, impôts pour 5,8 et formation nette de capital fixe 3,8. Ainsi, 76 % des revenus nets des SNF de la zone euro sont distribués en dividendes ! Et c’est cohérent avec le tableau INSEE en « débat », dans lequel les grandeurs sont rapportées à la VA brute, ce qui donne pour la France 79,5 % de l’EBE distribué en dividendes (229,5/288,8). Et si on enlevait de la VA brute la Consommation de capital fixe, qui est un coût de production, mais enregistré dans les comptes de patrimoine, on obtiendrait la VA nette, évidemment plus faible. Si on rapportait alors les dividendes distribués au profit net, ce qui paraît cohérent, la part du profit distribué aux actionnaires se révèlerait plus forte encore !
Bien sûr, les chiffres ne sont pas directement comparables, les uns sont en net, les autres en brut, avec des définitions différentes, mais il apparaît bien que la France ne diverge pas fondamentalement des autres pays de la zone euro et que P. Mascomère avait raison : en grandeur, la priorité est aux dividendes, ensuite vient l’impôt, et enfin l’investissement. Ce constat, inattaquable, ne préjuge certes pas de ce que font les actionnaires de cette avalanche de dividendes : ils peuvent, soit investir sur les marchés financiers, pour financer une activité productive ou simplement alimenter une bulle, soit acheter un yacht ou une troisième grosse berline allemande, soit encore se faire construire une mega-villa sur la côte, etc. Ce constat peut évidemment ne pas plaire, mais à ce stade, persister dans la dénonciation d’une « grossière erreur », n’est plus du ressort de l’économiste.

On pourrait par contre, à bon droit, contester le raisonnement en dividendes bruts et non en dividendes nets des dividendes reçus, puisqu’une partie des dividendes versés par les sociétés non financières le sont vers d’autres SNF. Sachant cependant que cela ne change rien au fait général que le profit dégagé par les SNF part en dividendes vers des actionnaires, raisonnons en net : toujours selon les comptes de l’INSEE, le profit des SNF (au sens de leur EBE), 288,8, est utilisé, en impôt sur les sociétés (42), intérêts nets (21,2), dividendes nets (145,3) et épargne (130,4), celle-ci étant abondée pour les 8,1 manquants par diverses petites contributions. Il apparaît que même en net, les dividendes passent bien en premier, incontestablement, puisqu’ils absorbent la moitié du profit brut, un septième de la VAB ! (Ce qui rejoint les données Eurostat.)

Que les dividendes distribués par les SNF soient pour partie des dividendes reçus résulte de la financiarisation de l’économie et de la part croissante, depuis les années 80, du profit issu de la « gestion de trésorerie » : l’EBE dégagé est plus avantageusement placé sur les marchés financiers (SICAV, FCP, etc.), investi au sens financier, que dirigé vers la FBCF (Formation brute de capital fixe), investi au sens économique.
L’explication en est qu’à l’époque du capitalisme financiarisé, les dividendes ne sont plus le résidu distribuable après que l’entreprise ait investi, payé les impôts, récompensé ses salariés si méritants, etc. Ce schéma avait un sens au temps de la prééminence du capitalisme industriel et de la forte croissance économique, quand la valeur des entreprises dépendait de leur capacité à suivre la demande, innover, etc. Ce que le cours en bourse reflétait, plus ou moins bien. Aujourd’hui, le manager est récompensé en fonction de sa capacité à valoriser les actions, à faire monter le cours en bourse, donc, etc., ce qui exige la distribution de dividendes, très certainement au détriment de l’investissement. Le profit sert d’abord à rémunérer les actionnaires, parce que l’investissement n’est plus assez rentable depuis longtemps, c’est bien la cause de la crise et de la « revanche des rentiers ». Depuis la crise qui a mis fin aux Trente glorieuses, le manager est d’abord un directeur financier, sous l’égide de la théorie des marchés efficients et de la « création de valeur pour l’actionnaire ». Pour financer l’investissement (197,4), il a alors recours, en complément du profit non affecté ailleurs, à l’emprunt (57,6), ce qui donne lieu à versement d’intérêts et à croissance de la finance. Ce cercle vicieux tourne depuis les années 90 et la primauté de la finance de marché.

Quant à ce qui serait le « vrai chiffre », 7 %, d’où sort-il ? Quand PM donne 22,05 %, il dit d’où il vient : c’est le rapport de l’EBE des SNF à la VAB des SNF, ce qui est logique, et il n’y a pas de faute de frappe, ni faute tout court, c’est bien la part du profit distribué en dividendes. Ce qui n’est pas dit, par contre, c’est que pour arriver à 7 %, il faut partir des dividendes nets, 145,3 et les rapporter à la VAB totale, 2032,3, et on on tient bien 7,14 %. Mais quel est le sens de rapporter les dividendes distribués par les SNF à la VAB totale, c’est-à-dire créée aussi par les entreprises individuelles, les administrations publiques ou privées, les ménages, etc. ? P. Mascomère sait bien, lui qui a du bon sens, que cela n’en a aucun.

Quoi qu’il en soit, même en ne retenant que les dividendes distribués nets des dividendes reçus, si on les rapporte à la VAB des SNF, cela fait encore le double de ce qui est avancé comme étant « le vrai chiffre » : 145,3/1018,3*100 = 14,27 %. Ce qui signifie qu’un septième quand même de la richesse produite par les SNF va à des actionnaires extérieurs aux SNF ! Remarquons au passage que cette distribution aux actionnaires de 7,14 % du revenu national explique comment T. Piketty peut arriver à ce résultat pour lui problématique car indicatif d’une situation non viable : en gros, selon ses calculs, depuis les années 80, le rendement du patrimoine (principalement des actions) se situe autour de 4,5 à 5 % tandis que la croissance n’est que de 1,5 %.

Quant à la référence au rapport Cotis, même l’OCDE ou le FMI considèrent que la part de l’EBE dans la VAB a structurellement augmenté, partout, de 7 points en moyenne. Contrairement à ce que des libéraux de tout poil veulent faire croire en prétendant que le fameux point haut de 1981 serait une anomalie, le partage actuel de la valeur ajoutée n’est pas quasi naturel. On peut se reporter, parmi d’autres, à la discussion approfondie de ce point par Michel Husson (hussonet.free.fr/psal49.pdf), qui cite par exemple la BRI, selon laquelle « la part des profits a eu tendance a augmenter depuis le milieu des années 1980 dans la plupart des économies développées pour lesquels des données comparables sont disponibles », ou encore un rapport de la Commission européenne qui dit que « Après avoir culminé à la fin des années 1970 et au début des années 1980, la part des revenus du travail a commencé à baisser dans la plupart des États membres de l’Union européenne et se situe actuellement à des niveaux historiquement bas ». On peut toujours contester la méthodologie des institutions internationales, et leurs résultats, certes, mais dans ce cas, il n’y a pas lieu de discuter, on n’est plus dans le débat économique.

Enfin, il est pour le moins cocasse que le dernier rebond de la critique invoque à son appui le texte de Chavagneux signalé par PM dans sa réponse, alors qu’il va dans le sens tout contraire à celui qui lui est attribué ! Le graphique ci-après montre bien la chute de l’investissement concomitante à la montée des dividendes, ce qui est logique, car en utilisant les chiffres du même INSEE, Chavagneux ne peut arriver qu’à la même conclusion que PM !

Un tel entêtement à contester un point de vue étayé par des données incontestables est difficilement compréhensible, en histoire on parlerait de négationnisme. Il est vrai qu’au Moyen Âge déjà un proverbe disait qu’« il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir », ce qui malheureusement peut conduire à persister dans la plus « grossière des erreurs ».

Michel Zerbato, économiste honoraire (Université de Bordeaux),
qui a longtemps enseigné la comptabilité nationale.