Mobiliser dans la France périphérique et rurale

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Il s’agit du compte-rendu d’une action organisée, transmis par le principal animateur du Collectif de défense des services publics au Bény-Bocage (14), en l’occurrence le Bureau de Poste. Nous saluons son courage et celui de celles et ceux qui ont été à ses côtés. Cela révèle le côté hors sol de certains élus et syndicats. Même si le résultat n’est pas la hauteur espérée ou attendue, c’est par la multiplication de ce type d’actions que pourra se constituer un mouvement populaire rassembleur et majoritaire.

Convaincre les élus des bienfaits de la fin d’un service public

Comment fermer un bureau de poste sans faire (trop) de bruit ? La recette est simple.

Première phase : Simuler la concertation. Pas avec les citoyens habitants le quartier et le village, non, ce serait trop risqué ! En effet, concernant un service public incarné dans un bâtiment appartenant au patrimoine matériel collectif, l’attachement est évident, surtout pour les personnes âgées. L’objectif est d’abord de recevoir l’assentiment de la Commission départementale de présence postale territoriale. Prévue par la loi du 2 juillet 1990 (article 38), elle ne comprend ni usagers ni représentants du personnel. Véritable loi de contournement des obligations de service public de la Poste par la substitution de « points de contact » au réseau de bureaux existants, elle permet d’associer les élus en les compromettant via l’association des maires de France.

Deuxième phase : Persuader des élus de terrain, ceux dont la Poste fermera le bureau. La stratégie est toujours la même. La prudence : ne jamais fermer trop de bureaux en même temps dans une même zone. Le sabotage : baisser chaque année le nombre d’heures d’ouverture, les restreindre aux heures où les travailleurs sont « au taf », diminuer les personnels… Un signe : si votre bureau n’a plus qu’un facteur-guichetier et 15 heures et demie d’ouverture, c’est que son tour est venu ! L’argumentaire : la baisse de la fréquentation (que la Poste a elle-même organisée) et celle du courrier (bien que son volume soit encore de 20 % supérieur à celui qu’il était au moment de la Libération.) Une anecdote : un maire me fit remarquer que la baisse en pourcentage annoncée de la fréquentation est la même, quel que soit le bureau !

Il est des élus de terrain qui résistent : ce sont ceux dont le parcours militant est jalonné de luttes, anciens syndicalistes et militants associatifs. Ceux qui cèdent : ceux dont toute la vie politique ne fut composée que d’accommodements avec « ceux d’en haut ».

L’abandon des zones rurales déshéritées

Au Bény-Bocage, ancien chef-lieu de canton (980 habitants à ce jour), nous avons déjà perdu la gare aux voyageurs (1938), la ligne de fret (1952), la maternité (celle de Vire à 12 km, en 2013), le centre des impôts (2017), l’équipement (2023), et il a fallu se battre durant plus d’une année pour conserver la collecte des ordures ménagères. C’est désormais la mairie d’une « ville » nouvelle regroupant 20 anciennes communes (la plus grande de Normandie, 8 600 habitants pour 180 km2, mais ce sont surtout des forêts et des champs). Résultat du regroupement incité par la loi NOTRe du 7 août 2015, cela implique une conséquence politique : les « maires délégués » n’osent jamais voter contre une décision du maire, de peur de perdre leur subvention.

Inquiet de l’avenir de la poste, je questionne le maire délégué depuis trois ans. En octobre 2024, j’interroge à nouveau la maire déléguée, qui me déclare « ne rien savoir ». Le 4 novembre, un SMS arrive sur les portables : « création d’une agence postale communale » au Conseil municipal du 7 novembre. En quatre jours, j’adhère à deux associations : « Nos services publics » et « Convergence des services publics » et compose un tract appelant au « soutien à nos élus » pour qu’ils ne ferment pas la poste. Avant qu’ils aient franchi le seuil de la mairie, plusieurs approuvent notre attachement au bureau. La maire déléguée est la rapporteuse : elle dit travailler « depuis un an » sur ce dossier. Je réalise que cette femme, qui se présentait de manière souriante et conviviale, comme une amie, m’a menti. La présentation n’est pas malhabile : elle déplore la réduction des horaires et le départ des facteurs qui effectuaient le tri, ce qui a eu un impact sur le chiffre d’affaires des commerçants. Puis elle adopte un ton martial de circonstance : attention, elle a « exigé » en contrepartie de conserver le DAB (distributeur automatique de billets) « neuf ans », qualifiant cette exigence de « non négociable ».
Tartufferie.

Une fois le Conseil commencé, ils ne seront plus que deux à voter contre. Une élue semble s’excuser de le faire, elle dit voter « pour représenter ceux qui ne sont pas d’accord ». Le maire, visiblement, lui pardonne.

L’organisation

Dans le mois qui suit, je parviens à créer un petit collectif d’une douzaine de personnes. Je leur donne rendez-vous par voie de presse au bien nommé « bar de la Poste ». Une pétition est déposée chez tous les commerçants, non seulement du bourg, mais ceux des trois autres bourgs constituant la ville nouvelle. Elle recueillera 940 signatures. Un record, qui témoigne sans ambiguïté d’un attachement massif à l’existence d’un bureau de poste.
La maire réagit par l’impression d’un petit 4-pages déposé chez tous les commerçants. Je réponds immédiatement par l’impression d’un autre 4-pages, également remis aux commerçants. Mais le mal gangrène déjà l’opinion : peu habitués à ces joutes, spontanément respectueux des notables (bien que les critiques aux élus ne manquent pas), le doute s’instille, certains disent regretter d’avoir signé, d’autres reprennent l’antienne officielle pour affirmer avec certitude que « ce sera pareil ». C’est également ce que m’affirmera au téléphone l’attaché parlementaire de la députée locale, Elisabeth Borne, qui ajoute : « vous n’aurez qu’à traverser la rue ». Dialogue de sourds, il ne m’écoute pas, je lui dis que je lui enverrai un argumentaire. Celui-ci restera sans réponse.

Je prépare une manifestation devant le Conseil municipal suivant. Les syndicats CGT-FAPT et SUD-PTT m’accompagnent, nous sommes une trentaine, peu d’habitants. Le maire sort pour me dire que le Conseil consent à m’entendre. Deux gendarmes sont présents, qui se tiendront à ma proximité, visiblement pour m’empêcher de parler trop longtemps. J’ai droit à 5 minutes, mais pas sur le devant de la scène, sur le côté. Avant mon intervention, la maire lit un texte en larmoyant, elle se présente comme une victime à la suite d’une vidéo où j’affirme en résumé : « Sandrine, tu m’as menti ». Les conseillers l’applaudissent. « Pauvre Sandrine » devient l’argument dominant.

Je n’ai droit qu’à un fusil à un coup. Je lance : « Si une agence postale communale c’est pareil qu’un bureau de poste, comment expliquez-vous que les usagers des autres villages, où il y a des “points postaux”, viennent à notre poste ? ». L’argument déstabilise, je le lis sur les visages, mais cela restera lettre morte. Le maire a la main, c’est tout ce qui compte, il victimise la maire déléguée, fin de partie.

Vers l’organisation d’une manifestation nationale

Durant les mois qui suivront, d’octobre à mai, je serai employé à plein-temps pour la réussite d’une mobilisation d’une importance suffisante pour conduire la mairie à changer d’avis.

Cela commence… par la galette municipale. Ce jour-là, la mairie a réuni le gratin des élus : la maire déléguée, un conseiller départemental maire délégué d’une commune voisine, la présidente de l’intercommunalité également vice-présidente du Conseil régional… et deux gendarmes. Il ne fait pas de doute qu’ils sont venus pour moi. La charge est violente : la maire déléguée rappelle sa décision, qu’elle justifie par le plus grand nombre d’heures d’ouverture (en fait, ce ne sera que 21 heures, soit à peu près l’amplitude d’ouverture de la poste l’année qui précédait). Le Conseiller départemental est plus violent : « ce n’est pas un petit collectif de même pas dix personnes qui nous empêchera de travailler ». Travailler ? Je rigole. Ils n’ont jamais rien fait d’autre que d’approuver des décisions venues d’en haut.

Dès lors je me fixe trois objectifs : développer notre collectif local, médiatiser notre action, solliciter des soutiens extérieurs.

Les permanences que j’effectue chaque matin devant le bureau de poste portent leurs fruits : j’arrive à 69 adhérents. J’écris à tous les députés, sénateurs, maires du département. Je recueillerai la signature de soutien de dix maires, six sénateurs, 23 députés (dont 5 du RN, ce qui fera grincer nos futurs partenaires, qui ne s’interrogeront pas sur la question de l’absence de ceux des autres partis).

Je sollicite également une sénatrice locale, Corinne Férey, pour qu’elle pose une question au gouvernement sur sa définition d’un « point postal ». Je ne reçois pas de réponse immédiate, mais, bien plus tard, le texte de son intervention, ainsi qu’une recommandation d’aller voir la vidéo de sa question. Catastrophe : « oubliant » son mandat, elle n’a fait que poser une question générale, déjà plusieurs fois posée.  Pire, elle excuse les élus locaux, ceux-là mêmes que nous sommes contraints de combattre pour sauver notre poste : « les élus, les maires au premier chef, soucieux de garantir un égal accès aux services essentiels, n’ont pas d’autre choix que de prendre en charge les dépenses d’investissement comme de fonctionnement de ces “points de contact” ». Je ne réponds pas, jusqu’au jour où son attachée m’appelle pour se dire « un petit peu contrariée »… qu’elle ne soit pas citée dans la presse. Je lui écris alors : « Eh si, ils ont d’autres choix, certains l’ont fait (Blainville/Orne, Luc/Mer, Bretteville/Laize) et ces maires sont trahis par de telles déclarations ».

Deuxième partie : La recherche d’un soutien syndical

Je me suis tôt tourné vers la recherche de soutiens locaux et nationaux. Le projet est désormais de réussir une nouvelle mobilisation nationale à l’image de ce qui s’était fait à Guéret en 2005 et 2015 et à Lure en 2023. J’interpelle les deux associations nationales auxquelles j’avais adhéré. Elles répondront présentes. Mais ce sont surtout les syndicats et collectifs locaux qui peuvent amener du monde. À Vire, nous réunissons l’UL-CFDT, Sud éducation, la FSU, Solidaires, le collectif santé et le collectif pour sauver le collège du Val de Vire. Tous signeront l’appel. Nous nous déplaçons à Alençon et rencontrons les dirigeantes de la FSU et de Solidaires. Nous sentons leur peu d’enthousiasme, elles nous disent être peu nombreuses et avoir déjà en charge la préparation des manifestations du 8 mars et une autre « contre l’extrême-droite ». Plus choquant, sans témoigner du moindre engagement, elles se mettent à corriger notre texte, à nous dire ce que nous aurions dû faire.

À Saint-Lô, seule la dirigeante de Solidaires vient, accompagnée d’un syndicaliste de SUD-PTT. Même manège. À Cherbourg, seul un retraité… Je passe dans les bureaux de la maison des syndicats, m’entretiens avec le responsable de l’UL-CGT… sans résultat. Quel contraste avec leur affichage pour le soutien aux services publics ! Je me rends à la manifestation intersyndicale du 13 mai sur les services publics pour distribuer notre tract, il y a 60 manifestants. Ils en déclareront le double. Le 1er mai à Alençon, ils n’étaient que 220.

Je dois me rendre à l’évidence : les syndicats sont exsangues, vides de militants, leurs directions affichent des objectifs étrangers aux revendications salariales, ils sont éloignés des réalités du monde du travail qu’ils ne comprennent plus et auquel ils admonestent des leçons de morale.

Un dirigeant national de SUD-PTT m’appelle pour approuver notre action. Je le rencontrerai à Caen au cours d’une rencontre avec Solidaires… que Solidaires avait oublié. Il s’engage à fournir sono et barnums, à payer les affiches.

Marcher pour le bureau de poste

À ce moment-là, il reste un mois avant la manif. Pour ne pas faire « retomber le soufflé » dans les médias, il faut créer un événement. J’annonce que je parcourrai à pied les 170 km qui séparent notre bureau de la direction régionale à Rouen. Le dimanche 6 avril, jour de départ, une vingtaine de personnes m’accompagne. Je mets six jours, sous le soleil, à atteindre la capitale régionale. Une expérience exaltante, nécessaire pour combattre le stress, et heureuse malgré les douleurs aux pieds et aux jambes. Car, non, je n’ai pas triché, j’ai parcouru environ 40 kilomètres chaque jour. Le jour de l’arrivée, deux barnums et une trentaine de syndicalistes m’attendent. Ils m’applaudissent, je ne sais quoi dire, je ne m’y attendais pas du tout. Accueil chaleureux, je dis qu’il est l’heure, j’avais fixé le rendez-vous à la direction de la Poste à 11h. Lorsque j’entre, je suis interpellé, on me demande ma carte d’identité. J’argumente que mon arrivée étant annoncée depuis un mois, je ne puis être considéré comme un inconnu. Je suis refoulé, mais j’aurais au moins obtenu une bonne couverture de presse à la télé et à la radio.

Le même jour, ce vendredi 11 avril, la direction m’envoie un courrier recommandé. Pour une fois, la Poste est rapide (en principe, le courrier passe par Rennes où il est trié, ce qui ralentit la distribution), je le reçois dès le lundi 13. La Poste m’accuse « de tentative d’intrusion » et annule le rendez-vous qu’elle m’avait accordé entre-temps avec le directeur adjoint et le délégué territorial « au développement », en réalité à la fermeture. Nous n’en sommes pas chagrinés, nous n’en attendions rien.

La période qui s’étend jusqu’au 24 mai, jour de la manifestation et des « Assises des services publics », est éreintante. Il faut tout prévoir : l’hébergement, les toilettes (on me prêtera finalement des toilettes sèches), l’affichage (deux affiches de format différent, dont une pour les sorties d’autoroute de 84 cm sur 120), les distributions de tracts sur les marchés. Concrètement, cela signifie que je dois installer une clôture dans mon champ pour prévoir un camping : défricher, trouver les poteaux, acheter le grillage et l’installer…

Vient le jour de la manifestation, le 24 mai. Notre collectif, unanimement et dans l’esprit des habitants, a demandé qu’il n’y ait pas de slogan autre que ceux des services publics et qu’il n’y ait pas la présence des partis politiques. Les affiches et les tracts précisent en outre : « la manif se vit à visage découvert ». J’envoie à nos partenaires le compte-rendu de la réunion de sécurité tenue avec la sous-préfète, la maire déléguée, la gendarmerie et la surveillance du territoire, en précisant que, si un manifestant ne voulait pas se plier à une première sollicitation de notre part, nous serions obligés d’appeler la gendarmerie. Nous ne sommes pas des bagarreurs. Catastrophe : je réalise alors après un mail « de solidaires Vire » que nos partenaires n’avaient pas du tout l’intention de tenir parole et comptaient changer la règle du jeu au moment de la manif. Celle qui se présentait comme Sud éducation et qui parle désormais au nom de Solidaires a tout organisé dans le seul but de faire apparaître son groupuscule « NPA révolutionnaires » composé de petits bourgeois urbains qui se désennuient en allant manifester le week-end. Plus facile et rigolo que les cours de piano, probablement. Je reçois un autre mail de Sud-PTT national, menaçant de ne plus venir si notre collectif maintenait sa position. Il viendra tout de même, mais je reçois un autre mail de solidaires Caen m’accusant de demander aux gendarmes de verbaliser les manifestants…

Je dois me rendre à l’évidence : si nous voulons servir la cause de la Poste, d’autres se servent de cette cause pour leur propre cause, leur parti. Ajoutons à cela que certaines personnes militent pour de mauvaises raisons, moins pour gagner sur leurs objectifs que pour donner un sens à leur vie, le militantisme devenant une fin en soi. Gagner n’a jamais été leur objectif.
Nous avons donc perdu, quoi qu’en disent ceux pour qui l’objectif est de participer à une manif. J’ai tout de même reçu des encouragements. De la police, qui a téléphoné pour prendre de mes nouvelles et dit que 160, même si ce n’est pas 2 000, ce n’est pas mal pour notre territoire. Du boucher, qui nous a fait une remise sur les saucisses du barbecue. D’un paysan, qui a téléphoné pour s’excuser de ne pas pouvoir prêter son champ, car l’herbe pousse trop lentement et n’est pas coupée, mais m’a assuré de son soutien. D’un chauffagiste, qui a monté une toilette sèche pour les manifestants. D’une adhérente, qui est venue après-coup me faire un don de 20 € (sa retraite doit être inférieure à 1 000) « pour moi, pour tout ce que j’ai fait ». De l’ancien garagiste, président du Comité des fêtes, qui m’a prêté leur barbecue. Des « petites mains », toujours là quand il y a du travail à faire.

Un colonialisme de l’intérieur

Mais ce qui fut le plus patent, c’est la manière colonialiste dont nous avons été traités, nous « rats des champs » par les « rats des villes ». Il n’y a eu aucun respect autre que formel et provisoire des décisions que nous pouvions prendre au niveau local, de ce que les habitants souhaitaient. Pour eux, le texte d’appel était forcément « à corriger » ; pour les élus, nous « n’avions pas compris » ; notre souci de protéger le DAB, un des deux seuls restants avant Vire (l’autre se situant à 12 km) ? Anecdotique ; notre souci de neutralité politique ? Inaudible ; notre préoccupation d’éviter le viol des foules par l’interdiction de slogans autres que ceux des services publics ? Interprété comme une dérive réactionnaire. Ainsi ai-je reçu, au lendemain de la manifestation, un mail dénonçant la présence de bouteilles d’eau de la marque Carrefour « qui soutient l’occupation en Cisjordanie ». Allez expliquer ça aux habitants de Saint-Sever, dont c’est le seul recours avant Vire, à 12 km de chez eux ? Et pourquoi voudriez-vous que les bocains aient tous la même opinion sur la Cisjordanie ? De même a-t-il été reproché qu’un des intervenants aux Assises soit de droite, et immédiatement qualifié « d’extrême-droite ». Devons-nous être tous du même avis pour débattre ?

Le bocain (l’habitant du bocage) est un être paisible qui n’aime pas se montrer, qui tient à ses services et l’a exprimé en signant massivement la pétition. Au final, un peu d’amertume, beaucoup de déception des formes actuelles d’organisation en partis et syndicats. Mais ce que les rats des villes ignoreront, c’est que nous avons sauvé l’essentiel : la capacité de continuer à vivre ensemble à la campagne.