Le régime laïque ne s’applique pas en Guyane

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Entête de l'ordonnance royale du 27 aout 1828 de la Guyane française

Ho Hai Quang est auteur de l’ouvrage Le Capital en toute simplicité que l’on peut retrouver dans notre Librairie militante.

Colonie de la France depuis la seconde moitié du XVIIe siècle, la Guyane a été pleinement intégrée au territoire national en 1946 en devenant un département d’outre-mer. Cette intégration n’est en rien changée quand ce DOM a été érigé en Collectivité territoriale unique avec les compétences “attribuées à un département d’outre-mer et à une région d’outre-mer et toutes les compétences qui lui sont dévolues par la loi pour tenir compte de ses caractéristiques et contraintes particulières“. Ces particularités expliquent que toutes les lois de la République ne s’appliquent pas en Guyane. C’est notamment le cas de la loi du 9 décembre 1905 qui a instauré la séparation des églises et de l’État en proclamant : “La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte“.

Cette loi n’a pas été étendue à la Guyane. Aujourd’hui encore, les relations entre l’État et les religions reposent principalement sur deux textes promulgués sous la Restauration. Il s’agit d’abord de la Charte constitutionnelle du 4 juin 1814 qui déclare :

Article 5. Chacun professe sa religion avec une égale liberté, et obtient pour son culte la même protection.
Article 6. Cependant la religion catholique apostolique et romaine est la religion de l’État.
Article 7. Les ministres de la religion catholique, apostolique et romaine et ceux des autres cultes chrétiens reçoivent seuls des traitements du trésor royal.  

Cette Charte est la base juridique d’une ordonnance royale du 27 août 1828 sur le gouvernement de la Guyane qui décide dans son article 36 :

1) Le gouverneur veille au libre exercice et à la police extérieure du culte, et pourvoit à ce qu’il soit entouré de la dignité convenable.
 2) Aucun bref ou acte de la cour de Rome, à l’exception de ceux de la pénitencerie ne peut être reçu ni publié dans la colonie qu’avec l’autorisation du gouverneur, donné d’après nos ordres.

L’État favorise donc une seule religion, le catholicisme, établit sur lui un contrôle, paie les ministres du culte, finance la construction et l’entretien des édifices religieux. Il en est ainsi parce que la religion est une auxiliaire de la colonisation : si la conquête de nouveaux territoires déjà peuplés se fait par l’épée, la domination coloniale se maintiendra ensuite d’autant plus facilement que les colonisateurs parviendront à y diffuser leurs idées, leurs croyances. Or, au XIXe siècle, tous les colons de Guyane, ainsi que leurs esclaves étaient catholiques. En effet, après la révocation de l’Édit de Nantes (1685), la seule religion autorisée en France est le catholicisme et, concernant les esclaves, l’article 2 du Code noir, appliqué en Guyane à partir de 1704, déclare : “Tous les esclaves qui seront dans nos îles seront baptisés et instruits dans la religion catholique, apostolique et romaine“.

Pour permettre la pratique de cette religion et en même temps favoriser sa diffusion parmi les populations indigènes, il faut payer des prêtres, construire et entretenir des lieux de culte. Le catholicisme étant la religion de l’État, il appartenait logiquement à celui-ci de régler toutes ces dépenses.

Quel a été le sort de l’ordonnance de 1828 après le vote de la loi de 1905 portant séparation des églises et de l’État ? Il était prévu que son application dans les colonies serait ultérieurement organisée par des règlements d’administration publique. De tels règlements ont effectivement été pris pour l’Algérie, la Martinique, la Guadeloupe, La Réunion, Madagascar. Mais d’autres colonies ont échappé à cette normalisation : la Guyane, Mayotte, Saint-Pierre-et-Miquelon, Wallis-et-Futuna, les Terres australes et antarctiques françaises, la Nouvelle-Calédonie[1].

Concernant la Guyane, le gouvernement a suivi l’avis de la commission coloniale du 1er avril 1911 qui, sous la pression des colons guyanais et de leurs élus, avait demandé de ne pas y appliquer la loi de 1905. Cette situation perdure encore aujourd’hui de sorte que l’ordonnance 1828, dans ses grandes lignes, reste en vigueur en Guyane. En fait, la seule modification apportée à ce texte a concerné la charge des dépenses de personnel et de matériel liés à la pratique du catholicisme : en 1900, un décret a transféré cette charge du Trésor au budget de la colonie de Guyane ; rien n’a été changé quand cette colonie est devenue un DOM en 1946, puis une Collectivité territoriale en 2016. Actuellement cette charge s’élève à 1 million d’euros par an.

En 2017, estimant que l’ordonnance de 1828 et le décret de 1900 étaient contraires aux droits et libertés garantis par la Constitution, la collectivité de Guyane a posé une “question prioritaire de constitutionnalité”. Le Conseil constitutionnel lui a répondu que ces deux textes étaient conformes à la Constitution.

Au-delà du débat juridique, la question est de savoir pourquoi, au plan politique, l’État tient à favoriser exclusivement le catholicisme en Guyane.

Une réponse avait été donnée par le ministre de l’intérieur Jules Moch qui, dans une lettre du 27 mai 1948 adressée à René Mayer, ministre des Finances, expliquait qu’il existe  “des raisons d’opportunité politique à maintenir la pratique actuelle de la rétribution des ecclésiastiques par le département de la Guyane et non par le budget de l’État… Pour ma part, j’estime qu’en raison de la pauvreté des habitants de la Guyane et de la nécessité de les soustraire aux influences étrangères que favoriserait le départ des missionnaires catholiques, il est souhaitable, ainsi que le suggère le Préfet, de maintenir la rétribution des desservants, les subventions pour la construction et les réparations des édifices cultuels ainsi que les subventions aux congrégations de femmes assurant le service de diverses œuvres de bienfaisance, notamment des léproseries.”[2]

En définitive, jusqu’à présent, l’État a considéré que le catholicisme constitue un rempart contre la progression des autres croyances religieuses en Guyane. C’est pourquoi, il a repoussé toutes les attaques juridiques, politiques…, d’où qu’elles viennent, contre l’ordonnance de 1828. Au plan juridique, il s’appuie sur la décision du Conseil constitutionnel du 2 juin 2007, qui a jugé ce texte “conforme à la Constitution”. La laïcité n’est donc pas respectée en Guyane. Jusqu’à quand ?

NOTES

[1] En France métropolitaine, la loi de 1905 n’est pas appliquée en Alsace et dans le département de la Moselle.

[2] Lettre citée dans l’exposé des motifs de la proposition de loi portant extension de la loi du 9 décembre 1905 à la collectivité territoriale unique de Guyane.