L’histoire en été – Printemps 1793 : La république sociale aura-t-elle lieu ? 3e partie : « Le bonheur est une idée neuve en Europe »

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Julien Chane-Alune nous propose trois articles qui se sont succédé dans les trois derniers numéros de ReSPUBLICA. Ils traitent de la période révolutionnaire, 1793. Dans la première partie, Julien Chane-Alune évoque la fin de la monarchie et l’avènement de la 1re République. Dans la deuxième partie, il a traité de la controverse qui occupe les esprits : celle de la propriété. Dans cette troisième partie, il est question du bonheur et de République sociale : « Le bonheur est une idée neuve en Europe ».

La 1ere République en tant qu’inspiratrice pour tous les peuples contre la tyrannie

La constitution de la Première République, même si elle n’a jamais été appliquée, avait un but politique : celui de servir d’exemple pour tous les peuples européens. Est-elle un modèle de république sociale ? C’est en tout cas le projet de Robespierre.

La constitution de la Première République est, aux yeux de la Convention, un instrument stratégique précieux pour sa survie. Charles Pottier, député d’Indre-et-Loire, écrit ce même 24 juin : « Je soutiens que tant que la France n’aura pas de gouvernement (…), les peuples voisins, toujours incertains sur l’affermissement d’une République qu’on se plaît et qu’on a intérêt de leur faire croire impossible, n’oseront se rallier à nous : les tyrans conserveront leur espoir ; ils ne cesseront de s’agiter autour de nous pour nous inquiéter, de décrier nos principes, et surtout d’exagérer auprès de ceux qu’ils appellent leurs sujets, l’état précaire dans lequel la Révolution nous retient, afin de les éloigner de l’idée de tenter d’en opérer une dans leurs États ».

Robespierre pour une république sociale

Robespierre, en même temps qu’il mène la bataille à la Convention, réfléchit aux principes et aux premières formes d’une république sociale. Il est bien d’accord que l’effort doit porter sur ce projet de constitution. Il va se faire le porte-parole des aspirations du peuple en même temps que le bâtisseur de leur légalité. Sa singularité face aux enragés ou aux hébertistes, va consister à refuser de massacrer les bourgeois ou de permettre le pillage des richesses par la foule. On connaît en effet la formule de Hébert dans son journal si populaire Le Père Duchesne à propos des bourgeois, des négociants et des Girondins qui les défendent. Ils sont, dit-il, comme des sacs pleins de grains : « il faut les crever »…

Robespierre, la sociale : ni la voix du sang des hébertistes ni le libéralisme aveugle des Girondins

Comment comprendre la position de Robespierre ? Entre la soif de sang des hébertistes d’une part et le libéralisme aveugle et entêté des Girondins d’autre part, il cherche une voie du milieu. Il faut une révolution sociale, mais rendue possible et légitime par la loi exclusivement. Cette voie est celle de la république sociale à même de servir d’exemple à toutes les nations. Il va vouloir établir en principe fondamental de la République, non le principe du droit naturel de propriété, mais celui de la justice sociale. Sa voix porte d’autant plus que, au milieu d’une corruption plus ou moins généralisée, il est l’un des rares à ne rien posséder, pas même une maison, à ne pas s’être enrichi, à n’avoir trempé dans aucune conspiration, quand tant d’autres autour de lui se sont salis et déshonorés – à commencer par Danton.

Robespierre : la probité incarnée contre les agioteurs

On connaît d’ailleurs la formule apocryphe de Danton, mais qui a l’accent de la vérité : « Robespierre, tu es d’une probité révoltante ! ».

C’est pour cette raison que le discours du 24 avril, le matin même de l’arrestation de Marat, participe à renforcer son aura populaire et son image d’incorruptible et d’inlassable défenseur des pauvres. Il attaquait dans ses premiers principes la constitution girondine. Il disait :

Vous avez multiplié les articles pour assurer la plus grande liberté à l’exercice de la propriété, et vous n’avez pas dit un seul mot pour en déterminer la nature et la légitimité, de manière que votre déclaration paraît faite, non pour les hommes, mais pour les riches, pour les accapareurs, pour les agioteurs et pour les tyrans. 

En bon rousseauiste, comme Dolivier, Robespierre pense que c’est la propriété qui crée les inégalités, qui bientôt les justifie par des privilèges, et enfin qui institue la tyrannie et la misère. Si la Révolution doit avoir un but, c’est de soumettre le droit de propriété à l’exigence sociale de justice et l’exigence morale d’égalité. Dans cet esprit, il propose les trois articles suivants :

VII. — La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi.

XI. — La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler.

XII. — Les secours nécessaires à l’indigence sont une dette du riche envers le pauvre ; il appartient à la loi de déterminer la manière dont cette dette doit être acquittée.

Ne pas confondre propriété et possession

Nous ne sommes pas comme naturellement propriétaires des biens acquis par notre travail. Il ne faut pas confondre propriété et possession. Je jouis de la possession des biens qui me sont acquis, mais seule la loi civile peut me reconnaître propriétaire de ces biens, et aux conditions qu’elle-même établit, et non pas aux miennes. Sans cadre juridique, il n’y a que des possessions de fait ; c’est lorsque ces possessions sont reconnues et protégées par la loi qu’elles deviennent des propriétés légitimes.

La propriété n’est qu’un outil en vue de la prospérité commune et du bonheur commun. Elle n’est pas une fin en soi. Elle est subordonnée à l’exigence mentionnée par les articles XI et XII, qui posent un véritable droit à la subsistance fondée en droit. C’est là le principe ultime de la République sociale, selon lequel le droit de propriété est un droit civil et non un droit naturel. La justice sociale, quant à elle, consiste à limiter et encadrer ce droit par la loi, et par-là même à produire de l’égalité et de la cohésion sociale. Peut-être même de la fraternité.

Robespierre aura-t-il gain de cause dans son effort pour faire de la Révolution une révolution de justice sociale ? Ce 24 juin, Danton est encore le maître du Comité de salut public, plus jouisseur que jamais, bien qu’il songe à prendre ses distances pour se protéger. Hérault de Séchelles est devenu rapporteur des travaux sur la constitution. Fidèle de Danton, et par ailleurs ancien protégé de Marie-Antoinette, il est logé par Proly, l’agent de Danton, pour qui, rapporte Mathiez, « il n’a pas de secrets ». Il trempe avec lui dans les sombres malversations financières autour de la liquidation de la Compagnie des Indes. C’est lui qui présente la constitution approuvée par Danton et qui, on s’en doute, ne va pas permettre qu’on vote des lois qui l’appauvriraient et le priveraient de sa toute nouvelle fortune.

Robespierre pour le droit au bonheur commun

Ainsi, la constitution qui est votée le 24 juin 1793 contient les articles suivants :

XVI. — Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie.

XVII. — Nul genre de travail, de culture, de commerce, ne peut être interdit à l’industrie des citoyens.

On reconnaît là exactement les articles de Condorcet et du projet de constitution girondine, parfois au mot près, rédigés en février pour mettre hors la loi le peuple qui réclamait du pain et des prix justes. Mais si nous remontons aux premiers articles, nous trouvons ceci :

I. — Le but de la société est le bonheur commun. Le gouvernement est institué pour garantir à l’homme la jouissance de ses droits naturels et imprescriptibles.

II. — Ces droits sont l’égalité, la liberté, la sûreté, la propriété.

Cette constitution fait bien de la propriété individuelle un droit naturel, auquel doit se subordonner la loi civile. De ce point de vue, Robespierre a perdu. Pourtant, on retrouve dans l’article 21 le droit à la subsistance garantie par l’État que Robespierre et Saint-Just ont défendu :

XXI. — Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler.

On reconnaît surtout que le principe de cette république, qui devait être une république sociale, consiste à affirmer que le but de la société n’est pas le bonheur individuel, mais le bonheur commun.

Le bonheur est une idée neuve en Europe

L’ambition de la République sociale est bien un droit au bonheur pour tous, garanti par l’État : chacun n’est pas le seul acteur ni le seul responsable de son propre bonheur. Rappelons la formule de Saint-Just pour introduire le décret sur la redistribution des biens confisqués, le 13 ventôse an II : « Le bonheur est une idée neuve en Europe ». Ce sont les lois qui font que chacun jouit du bonheur, non pas individuel et basé sur la propriété, mais un bonheur commun basé sur la participation de tous à l’action du corps social. C’est dans cette perspective que sont institués le droit à l’existence, le suffrage universel, l’éducation pour tous.

Vers l’instruction obligatoire pour tous, filles et garçons

Sur ce dernier point, Robespierre va encore essayer de pousser. Le 13 juillet, le jour de l’assassinat de Marat, il lit à la Convention le plan pour l’éducation que Lepeletier de Saint-Fargeau, assassiné le 20 janvier pour avoir voté la mort du roi, avait préparé pour la république à venir. Il cherche à contourner la défaite sur le droit de propriété à travers une réforme peut-être plus profonde, celle de l’éducation. Le décret sera voté le 13 août, mais, là encore, jamais appliqué.

Ce décret visait à instituer l’instruction obligatoire et gratuite pour tous les enfants de la République, de 5 ans jusqu’à 12 ans pour les garçons et 11 pour les filles. Voici comment il devait être financé :

Par le mode, suivant lequel je vous proposerai de répartir la charge de ces établissements, presque tout portera sur le riche ; la taxe sera presque insensible pour le pauvre. Ainsi vous atteindrez les avantages de l’impôt progressif que vous désirez d’établir ; ainsi, sans convulsion et sans injustice, vous effacerez les énormes disparités de fortune dont l’existence est une calamité publique.

Personne ne sait si ces positions que Robespierre a tenues durant ces mois de 1793 furent le fruit d’un calcul politicien, pour profiter d’un vide politique qui lui permettait de se singulariser, ou d’une conviction qu’il s’est forgé lentement à partir de 1792, inspiré par les circonstances. Ce qui est sûr, c’est que, pris comme dans une toile d’araignée par les conspirations et la corruption, il ne réussira jamais à mettre en acte son projet de république sociale.

Robespierre, inspirateur du triptyque républicain : Liberté, Égalité, Fraternité

Terminons cependant sur un succès, symbolique, mais d’importance. En décembre 1790, Robespierre entendait proposer le décret suivant concernant les gardes nationales : « elles porteront sur leur poitrine ces mots gravés : LE PEUPLE FRANÇAIS, et au-dessous : LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ. Les mêmes mots seront inscrits sur leurs drapeaux, qui porteront les trois couleurs de la Nation. »

La formule : liberté, égalité, fraternité a tant de succès qu’elle deviendra la devise des Jacobins et sera inscrite sur de nombreux édifices publics. Le régime thermidorien va s’empresser de la faire oublier, mais elle sera ressuscitée en 1848 en tant que devise nationale de la IIe République. Si l’ambition d’une république sociale de Robespierre a été avortée et s’il est resté comme le grand perdant de la Révolution, c’est à lui d’abord que nous devons notre devise républicaine.