Retour à l’envoyeur A propos d’une recension du livre de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales

You are currently viewing <span class="entry-title-primary">Retour à l’envoyeur</span> <span class="entry-subtitle">A propos d’une recension du livre de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, <em>Race et sciences sociales</em></span>
Capture du site Mediapart "Beaud et Noiriel décryptent le tournant identitaire sans éviter les sorties de route"

« Les « demi-savants » ridiculisent des idées dont ils ne comprennent
pas la raison
».
Pierre Bourdieu 

« En conséquence, la vision la plus probable que les classes moyennes puissent avoir du monde social est une vision légaliste et légitimiste, favorable à la préservation de l’ordre établi ou, à la rigueur à des changements modérés et immédiatement avantageux pour elles. »
Alain Accardo [1]

 

Joseph Confavreux, journaliste à Mediapart, a récemment publié une recension au vitriol du livre de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales[2] visant à faire une « sociohistoire de la raison identitaire». La sociologie de la lecture nous a appris depuis longtemps que la réception d’un ouvrage en dit au moins autant sinon plus sur le lecteur, ses inclinations, ses catégories de pensée, ses goûts et ses dégoûts que sur le texte lui-même. Nous souhaiterions en administrer la preuve en faisant la recension de la recension, ou, si l’on veut, la réception de la réception en tant qu’elle se veut sociologiquement équipée[3].

La recension en question est d’abord un plaidoyer pro domo en faveur de la position qu’occupe Mediapart dans l’espace journalistique français contemporain. Bien sûr, cette longue et fielleuse recension s’en défend, ainsi que ce journal a coutume de le faire. On ne peut toutefois pas passer à côté du fait que le très long article de M. Confavreux consacre au livre du socio-historien et du sociologue trouve son origine dans les pages critiques que ce dernier réserve à Mediapart. Si ce média aime critiquer, pourfendre, voire jouer les procureurs et les inquisiteurs, il ne goûte guère les critiques dont il peut être l’objet ; il se retranche alors immédiatement derrière la Morale, la Justice et la « dignité-du-journalisme-en-démocratie-victime-d’-attaques-populistes »[4].

Il est vrai que celles-ci passent parfois à côté de leur sujet quand elles se contentent d’accusations politiciennes. C’est ici que le livre de Beaud et Noiriel fait mal : quittant les rives de la politique, il porte le fer dans la plaie, celle d’un journal qui n’est pas si à part qu’il le prétend. C’est cette thèse que nous voudrions défendre : la recension de M. Confavreux permet le retour du refoulé, celui d’une position spécifique, mais en aucune façon « à part », dans le champ journalistique français. Tout au contraire, Mediapart incarne, jusqu’à la caricature souvent, le tournant moral et psychologique, faisant appel aux ressorts faciles et économiquement rémunérateurs de l’émotion, de la politique française contemporaine. Et si nous devions – sans nous faire violence cependant – reprendre une grille de lecture marxienne, nous résumerions notre propos de façon lapidaire : Mediapart est la tribune journalistique de la petite bourgeoisie éduquée et dont le parti socialiste fut longtemps, avant d’être englouti dans les eaux macronistes, le symptôme politique. La sociologue Catherine Bidou l’avait dépeinte il y a longtemps, avec une pointe d’ironie, comme la classe des « aventuriers du quotidien » ; Alain Touraine, Michel Wieviorka, Edgar Morin et Jean Viard, entre autres, en ont été les intellectuels organiques. Dès les années 1970, cette classe, dont la modestie n’est pas le point fort, se rêvait en accoucheuse de la « société post-industrielle » en fournissant les bataillons des « nouveaux mouvements sociaux » centrés sur la « qualité de vie »[5]. Elle pensait et pense encore être à l’avant-garde, malgré toutes ses adhérences et adhésions, déniées ou honteuses, au capitalisme, néolibéral ou pas. Cette situation en porte-à-faux la conduit très souvent à une forme de bêtise et de duplicité structurales dont l’écrivain François Bégaudeau a récemment fourni un portrait aussi hilarant que définitif[6]. L’article de M. Confavreux en fournit un exemplaire paradigmatique qui mérite que l’on s’y arrête.

Faire son miel du fiel

On appréciera tout d’abord le fair play du journaliste qui ne résiste pas à la tentation de signaler que des gens à ses yeux douteux – ils ont le malheur de ne pas penser comme lui alors qu’il détient le monopole de l’Intelligence et de la Morale – ont salué la sortie de l’ouvrage de Beaud et Noiriel. On reconnaît là le tropisme d’une certaine « gauche » qui, ayant rallié le capitalisme néolibéral, même si c’est à reculons, n’a plus comme argument pour continuer à se vivre de gauche que de pourfendre à longueur de journées des diables de confort politiques et « sociétaux ». Mme Le Pen dit que le soleil se lève à l’Est ? C’est donc qu’il se lève à l’Ouest. Ce fut-là, pendant de longues années, le seul argument du Parti socialiste pour tordre le bras d’électeurs qui n’en pouvaient mais de ses trahisons. Ironiquement, des militants, véritablement de gauche ceux-là, ont baptisé ce syllogisme politique de « votutil ». Il faut souligner que le « votutil » ne valait que parce qu’il profitait au PS. En 2017, Mediapart a quasi-quotidiennement couvert d’injures et de diffamations France Insoumise et son candidat, M. Jean-Luc Mélenchon, et il y a fort à parier que M . Confavreux et ses collègues ont voté Hamon alors même que ce dernier entamait son rase-motte sondagier. M. Macron, reçu deux fois en grandes pompes avec une flagornerie presque gênante, était, officieusement, le candidat de rechange de Mediapart. Pourquoi ? Parce que M. Macron est un eurolâtre, atlantiste et néolibéral tout en étant libéral sur le plan « sociétal » des mœurs. Cette ligne, c’est celle, depuis la fin des années 1980 au moins, de MM. Plenel et Mauduit, deux des fondateurs de Mediapart. C’est un secret de polichinelle : ils l’ont explicitement dit à plusieurs reprises et, mieux, ils l’ont incarnée quand ils étaient les chefs du quotidien Le Monde ![7] Cependant, depuis 2007, ils ne peuvent plus le dire aussi franchement que par le passé pour une raison simple : leurs nouveaux clients sont, pour une partie au moins, de gauche. Il leur a donc fallu opérer un repositionnement stratégique. Ils ont donc abandonné le néolibéralisme militant. Ils ont conservé l’europhilie – car bien sûr, ils incarnent courageusement la Tolérance et l’Internationalisme – et le libéralisme « culturel ». Après avoir converti Le Monde au néolibéralisme, les fondateurs de Mediapart s’attèlent à la conversion de la société française au multiculturalisme made in USA. Un parcours finalement très cohérent.

Mais revenons à nos moutons, c’est-à-dire à la recension de M. Confavreux.

Selon ce dernier, le fait que des partisans du Mal aurait dit du bien du livre de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel instillerait comme un doute, selon la logique inepte « les amis de mes ennemis sont mes ennemis » : et si Beaud et Noiriel, deux éminents universitaires, étaient finalement des racistes honteux qui se dressaient contre les courageux défenseurs des « racisé.e.s » et/ou des « femmes » auxquels Mediapart ouvre sans arrêt ses colonnes ? Car c’est bien cela qu’insinuent – l’insinuation est un exercice imposé (comme on dit en patinage artistique) dans cette rédaction – les propos de M. Confavreux. Lequel, sans honte, en vient à citer l’un de ses intellectuels organiques, M. Norman Ajiri, philosophe américain de son état, avant de lui tirer courageusement dans le dos en l’accusant d’accointances antisémites. La grande classe. Car de deux choses l’une : soit M. Ajiri est antisémite et il faut le bannir ; soit il ne l’est pas et, dans ce cas, il faut assumer de lui donner des tribunes en Une du « Club de Mediapart ». Mais il était difficile à M. Confavreux de résister à la tentation de citer cet intellectuel qui fut l’un des premiers à déclencher le « shit storm » contre l’article de Beaud et Noiriel publié dans Le Monde diplomatique. Au passage, M. Confavreux nous dit qu’il s’agit là des plus mauvaises feuilles de l’ouvrage. Elles sont « mauvaises » car elles ont été publiées dans un journal, Le Monde diplomatique, qui a souvent rappelé les faits et gestes des fondateurs de Mediapart quand ils étaient au quotidien Le Monde et que ce mensuel incarne une gauche qu’ils détestent. Cette opinion n’est donc qu’un règlement de comptes assez bas.

Passons donc sur ces arguties détestables et fondées sur des procès d’intention, pour en venir à l’essentiel.

Les ressorts sociaux d’un dialogue de sourds :
me, myself and I

Lequel réside en ce point : M. Confavreux ne peut accepter que l’on donne la priorité à la variable « classe sociale » sur les variables de « genre » et de « race », pour reprendre le triptyque « intersectionnel » qui irrigue, voire inonde, tous les articles et tribunes de Mediapart. Toute la recension de M. Confavreux vise à ringardiser nos deux éminents chercheurs en sciences sociales. Ils ne sont plus « up-to-date ». Les nouvelles générations de chercheurs, ceux de quarante ans et moins, les pousseraient à la retraite et il faudrait voir dans leur livre l’expression du ressentiment de marxistes old school. M. Confavreux, et, derrière lui, les légions médiapartiennes, incarneraient, comme toujours, l’avant-garde « sociétale »[8]. Il faut prendre au sérieux cette « thèse » tant elle révèle les intérêts sociaux et professionnels de celui qui la professe.

Commençons par dire que M. Confavreux illustre, avec son article, ce que justement les deux chercheurs en sciences sociales déplorent. M. Confavreux fait une lecture politique d’un ouvrage qui s’efforce justement d’objectiver, c’est-à-dire de mettre à distance, les polémiques politiques autour de « l’identité ». Beaud et Noiriel, en effet, ne dénient certainement pas l’intérêt des variables de « genre » et de « race » dans les enquêtes de sciences sociales. D’ailleurs Confavreux le reconnaît lui-même ! Non, leur thèse est double : nous vivons dans des sociétés capitalistes où la position dans les rapports sociaux de production revêt une importance décisive alors que les études « intersectionnelles » ont tendance à mettre l’accent sur les deux autres variables ; le rôle civique des sciences sociales est de donner la parole à ceux qui ne l’ont jamais, les catégories populaires, marginalisées, sinon invisibilisées qu’elles sont par les professionnels de la parole publique.

Pour tout chercheur en sciences sociales, il s’agit là de quasi-réflexes professionnels. Il n’aura pas échappé, du moins on ose l’espérer, à M. Confavreux qu’être Africain et fils d’ambassadeur à Sciences Po Paris n’a pas les mêmes conséquences qu’être un « black » habitant du « 93 »… Les étudiants de Sciences Po Paris sont d’ailleurs très cosmopolites. C’est qu’en effet, le clivage déterminant ne passe pas entre hommes et femmes, ou entre « française de souche » et français issus de l’immigration, mais entre les catégories populaires que l’on divise avec ces « identités » et les bourgeoisies de tous les pays, qui, elles, sont unies. L’incompréhension, sociologiquement parlante, de M. Confavreux est encore plus fondamentale car elle touche à cette notion piège et piégée qu’est « l’identité ». Nous ne saurions que trop lui recommander les œuvres de l’École de Chicago dont son ex-patron se gargarise, et en particulier les œuvres de Erwin Goffman et Howard Becker : ces monuments de la sociologie soulignaient la dimension labile des « identités » sociales, forgées et reforgées au gré des interactions sociales. Ainsi par exemple, dans Stigmates, Goffman montre comment des personnes stigmatisées (ou « étiquetées comme déviantes ») peuvent endosser le stigmate pour mieux le retourner de façon « stratégique ». Il n’est pas rare qu’au cours d’une même journée, selon ses interlocuteurs, une même personne préfère se présenter comme femme ou comme employée ou comme « black ».

C’est sur ce point fondamental que Beaud et Noiriel attirent l’attention : on ne peut préjuger de « l’identité » des personnes, surtout que de nombreuses enquêtes montrent que nombre d’individus présentés comme « racisés » refusent d’être définis de la sorte. De surcroît, les deux chercheurs soulignent qu’on ne peut limiter le nombre des « identités potentielles » à trois et seulement trois. Or c’est ce que les chercheurs « intersectionnels » ne cessent de faire. Les « intersectionnels », soi-disant animés de nobles mobiles, assignent à résidence identitaire des gens qui ne leur demandent rien : « vous êtes une femme ? donc vous êtes une victime du patriarcat et pas autre chose » ; « vous êtes noir ? donc vous être « racisé » et tous vos malheurs viennent de cette stigmatisation » ». Tant pis pour vous si vous pensez autrement votre rapport au monde et à vous-même, en particulier parce que peu vous chaut la problématique nombriliste de « l’identité » : cela surprendra peut-être M. Confavreux et les « intersectionnels », mais beaucoup de gens, et pas seulement les mâles blancs de 50 ans, ne se lèvent pas, le matin, tiraillés par cette question existentielle : « qui suis-je ? ». Beaucoup, par contre, se lèvent en se demandant : « comment vais-je faire pour remplir le frigo ? » ou « pourvu que je ne fasse pas partie de la charrette de licenciements à venir… » Nul doute que ce n’est pas la question que se pose M. Confavreux en se brossant les dents. Au lieu de lire des livres bien au chaud dans son bureau de Mediapart, on lui conseille, en tant que journaliste, de se lever et d’aller enquêter comme le fit en son temps Florence Aubenas du côté de Caen, à Ouistreham. C’est moins confortable mais tellement plus instructif. Car, le journaliste, comme le sociologue, devrait mettre un point d’honneur professionnel à lutter en permanence contre l’engoncement dans ses routines professionnelles et contre l’avachissement dans ses certitudes sociologiquement situées. C’est justement l’exigence de l’enquête empirique qui constitue le rappel à l’ordre (social) pour le véritable chercheur en sciences sociales. Soit, en dehors de quelques exceptions, l’exact contraire de nombre d’ « intellectuels » qui ont leur rond de serviette à Mediapart et qui pérorent, depuis leur bureau, sur « le-devenir-de-la-Société ». Lesquels, très souvent, n’ont aucune visibilité dans le champ académique. Il y aurait beaucoup à dire sur l’abaissement de l’image publique des sciences sociales, confondues avec l’essayisme, que des médias comme Mediapart opèrent et qui font souvent enrager l’auteur de ces lignes.

Au reste, M. Confavreux et les « intersectionnels » n’ont même pas conscience de la dimension performative de leurs travaux : à force de marteler, dans les médias, que les individus sont d’abord des identités traumatisées sur pattes, ces derniers finissent par se redéfinir de la sorte… Comme quoi, on peut être dans l’erreur au départ et avoir raison à la fin ! Car il se trouve qu’au contraire du quark, l’objet des sciences sociales – l’être humain – est réflexif et finit par intégrer les catégories qu’on lui applique. C’est la raison pour laquelle, en la matière, il faut toujours être prudent et y réfléchir à deux fois si l’on est un chercheur civiquement responsable. Sauf si, bien entendu, l’on a pour objectif, afin de satisfaire son petit ego, de déclencher une guerre civile. Car, pour citer le titre d’un ouvrage dont M. Confavreux dit apprécier l’auteur, Roger Martelli : l’identité c’est la guerre[9]. M. Confavreux aime pourtant et Roger Martelli et les guerres identitaires. Quelle cohérence !

C’est la posture sociologique réflexive et civiquement responsable, à rebours des tropismes « intersectionnels », que défendent Beaud et Noiriel tout au long de leur ouvrage. Pour les sciences sociales, les « identités » sont des construits dans le cours des interactions, jusque-là nous sommes d’accord, et, par conséquent, c’est l’enquête empirique qui doit rendre compte de la façon dont les agents sociaux construisent et/ou mobilisent telle ou telle « identité » sociale, au lieu de le faire à leur place en s’auto-instituant comme leur porte-parole. Le rôle du sociologue est d’étudier comment les agents et groupes sociaux visibilisent certaines « frontières » et « identités » en en invisibilisant d’autres. C’est bien là tout le problème épistémologique et méthodologique des études « intersectionnelles » : elles prennent littéralement parti là où il conviendrait d’abord d’étudier les luttes de classement. Comme Obélix et la marmite de potion magique, ces chercheurs militants, ou, plutôt ces militants-chercheurs, sont tombés dans leur objet.

Tyrannie de l’intimité et empire du traumatisme

Il n’est pas question ici de développer plus avant ces éléments d’épistémologie. L’on invite le lecteur à se reporter au livre de Beaud et Noiriel. En lieu et place, nous voudrions insister sur ce que cette incompréhension révèle de la position sociale et professionnelle occupée par le lector de l’ouvrage.

Le livre de Beaud et Noiriel est propice, en effet, à un phénomène d’identité projective. M. Confavreux, et certainement une bonne partie de la rédaction de Mediapart, se sont sentis personnellement visés les deux chercheurs. Non sans raison. Force est de constater que ce média est la tribune journalistique d’une gauche petite-bourgeoise éduquée qui a abandonné pour une large part la lutte sociale et a trouvé dans la « race » et le « genre » des causes de substitution qui lui permettent de se grandir en continuant à parler au nom des « dominés ». C’est la raison pour laquelle les études « intersectionnelles » sont nées sur les campus américains, avant d’être importées en France : la ségrégation sociale y joue à plein et les étudiants sont bien plus prompts à lutter contre le sexisme et le racisme que contre la terrible sélection par l’argent qui opère en amont. Quoi qu’ils en disent, l’insistance sur le « genre » et la « race » va de pair avec une indifférence à la « classe sociale ». Ce que ces petits-bourgeois militants contestent c’est la répartition des places au sein de l’élite, non la démocratisation sociale de l’élite[10]. Tyrannie de l’intimité – ma petite identité est agressée ! – et empire du traumatisme – je souffre ! – sont des marqueurs sociaux de l’appartenance à la classe moyenne éduquée férue de « psy » et de « développement personnel ».

Une recension comme celle de M. Confavreux nous révèle la fermeture sociologique des professionnels de la parole publique – personnel politique, beaucoup de journalistes, certains chercheurs, etc. – qui, à force de vivre dans un entre-soi social, finissent par oublier d’où ils parlent. Disons le plus crûment : lorsque l’on est un enfant de classes moyennes ou supérieures, que l’on a « naturellement » fait des études, sans en passer, par exemple, par des petits jobs mal payés, que l’on a un.e. conjoint.e issu.e du même milieu, on est enclin à dédaigner les basses considérations économiques et sociales pour enfourcher les batailles du « genre » et de la « race ». Une caissière « beur » victime de harcèlement sexuel de son patron l’est d’abord parce qu’elle est précaire, mère célibataire et qu’elle n’a pas d’autre solution que de subir les assauts d’un « porc » à « balancer ». Il faut donc rappeler à ces journalistes et chercheurs que l’émancipation suppose des conditions économiques et sociales de possibilité. Non, tout n’est pas qu’affaire d’ « idées » et de « représentations » selon un point de vue scolastique et idéaliste qui fait un peu peine à voir quand on est un sociologue un peu sérieux. Ils devraient en revenir, comme nous y invitent, sans le dire vraiment de peur d’être ringardisés, Beaud et Noiriel, à une analyse marxienne de base. Nous leur conseillons une immersion de deux mois à temps plein dans la vie des catégories populaires : ils réaliseraient immédiatement l’inanité sociologique de leurs croisades morales.

Un média pas si à part : du néolibéralisme progressiste[11]
en journalisme

Voilà pour le point de vue social. Mais il y a plus : le point de vue professionnel de M. Confavreux. On l’a dit, Mediapart pense et veut être « un média à part ». M. Confavreux devrait le savoir : sociologiquement, on n’est jamais de nulle part, ni à part. Mediapart, qu’il le veuille ou non, occupe une position dans le champ journalistique dont il partage l’illusio, c’est-à-dire les croyances fondamentales et un certain nombre de « lois » s’impose à cette entreprise de presse, à commencer par celle de l’audience. Il faudrait de longs développements pour faire la genèse de la position particulière qu’occupe Mediapart dans le champ de la presse.

Rappelons néanmoins cette évidence : Mediapart a été créé par M. Plenel suite à son éviction du Monde, qu’il avait largement contribué à convertir au néolibéralisme dans les années 1990[12]. A cette époque, MM. Plenel et Mauduit étaient, en effet, des militants de l’entreprise et de la finance, au point de faire alliance avec Alain Minc. L’une de leurs recettes pour attirer le lecteur et l’abonné fut l’invention du « journalisme d’investigation » qui porte très mal son nom : point d’enquête, il s’agit simplement de recycler et mettre en forme les informations tirées d’un réseau de policiers, d’avocats et de juges (les juges « rouges ») patiemment tissé dans les années 1980, au plus grand mépris du secret de l’instruction. Les « scandales » et autres « affaires » sont d’abord des produits quasi-publicitaires qui, pour certains, se sont révélés être de pures inventions (« l’affaire Baudis » par exemple).

Chassé par la rédaction du Monde, qui n’en pouvait plus de son autoritarisme et de ses méthodes, M. Plenel, après une courte traversée du désert, a donc créé Mediapart en 2007. La date à son importance. En effet, 2007, c’est l’année de l’élection de M. Sarkozy : une véritable aubaine. MM. Plenel et Mauduit, qui ont toujours été proches du PS – au point de co-écrire, pour le premier, un livre avec François Hollande –, se sont employés à faire oublier leur passé néolibéral pour se repeindre en hommes de gauche sans concession. On voit ici la très grande dépendance du champ journalistique au champ politique : c’est bien parce que la gauche partisane s’est unie contre « Sarko » que des journalistes ont pu à la fois se blanchir et flairer la bonne affaire journalistique. Car il y avait un créneau à prendre. Mediapart serait donc la voix du « tout sauf Sarko ». Mais les bonnes vieilles méthodes publicitaires s’avèrent toujours très utiles : un média en ligne, ne voulant vivre que de ses abonnés, doit attirer le chaland et, pour ce faire, avoir des informations reprises par les médias « mainstream ». Les « affaires » et les « scandales » du pseudo-journalisme d’investigation font ici coup double : armes de guerre militantes – malgré les dénégations de la rédaction –, ils sont l’assurance de « faire le buzz » dans l’ensemble du champ journalistique et donc d’attirer de nouveaux lecteurs.

Entreprise économique, ce média doit se plier nolens volens à l’empire de l’indignation morale et de l’émotion qui prévaut dans le champ journalistique largement dominé par des impératifs économiques. Logique économique et dictature de l’émotion indignée marchent de concert. Les luttes identitaires fournissent, de ce point de vue, un terrain d’affrontement irremplaçable. C’est ce point que soulignent Beaud et Noiriel et qui a provoqué chez M. Confavreux un douloureux – si on en juge par son ton – retour du refoulé. C’est qu’à Mediapart, on a l’habitude de transfigurer des impératifs économiques en principes moraux et politiques. Gratter le vernis démocratique fait apparaître une couleur que l’on n’a pas forcément envie de voir.

Plaçons-nous maintenant du côté des sources et des intellectuels de Mediapart. Du fait de la position qu’il occupe dans le champ journalistique, Mediapart est affine – au sens d’affinité d’habitus – avec la « gauche identitaire » universitaire, proche de la fraction qui vote PS-EELV, qui non seulement partage son recrutement sociologique mais aussi est encline à recoder la question sociale en question morale et raciale. Le ton d’inquisiteur et de procureur permanent de ce média est, à cet égard, révélateur de la certitude qu’ont ses journalistes de monopoliser et le cœur et la morale ; il fait écho aux outrances des « intersectionnels » : chasse en meute sur les réseaux sociaux, campagnes de délation et de diffamation, etc. Cette outrance morale, politiquement orientée (les « affaires » ne tomberont jamais sur les amis politiques de la gauche hamoniste ou des Verts[13]), est propre à répondre aux attentes de son lectorat, un lectorat d’autant plus porté sur la pureté morale qu’il est politiquement impuissant depuis des décennies, même (et surtout) lorsque le PS est au pouvoir. Le « shit storm » dont ont été victimes Beaud et Noiriel est typique du répertoire d’action de ce secteur de la société : bien calé dans son canapé, entre le visionnage d’une série à la mode et la lecture d’un ouvrage tendance, on pratique la chasse à courre sur les réseaux sociaux. Pour qui sonne l’hallali aujourd’hui ? Avoir l’impression d’œuvrer pour la Justice et la Morale, qui plus est à l’économie et en restant entre « gens bien » : voilà une gratification symbolique et psychologique qui ne se refuse point.

Morale de l’« Identité » : l’ère des passions tristes

On ne saurait faire le départ entre le cynisme – qui est certainement celui du fondateur de Médiapart – et l’absolu aveuglement de la rédaction de Médiapart et de ses correspondants universitaires sur ce qui les agit. Mais seul compte le résultat : Beaud et Noiriel ont raison d’écrire que Médiapart, loin de contribuer à l’éclaircissement de l’horizon politique, en est, au contraire, un acteur clé de l’obscurcissement en ratifiant la translation du terrain d’affrontement social et politique vers les marécages identitaires. Au fond, Médiapart et Valeurs Actuelles, pour occuper des positions politiquement symétriques, sont des « associés-rivaux » car ils sont d’accord sur le périmètre de l’affrontement : « Tu es contre le mariage pour tous ?! Quelle honte, je suis pour les droits des LGBT. Tu es contre l’immigration ?! Espace de sale raciste, moi je suis un « no border » ! »

Il est évidemment très gratifiant pour le lectorat de se situer du bon côté de la croisade morale : « comment les gens du camp d’en face peuvent-ils être à ce point des salauds ? » doivent-ils se demander à la lecture des articles. Questionnement légitime en tant que citoyens, mais inacceptable lorsque l’on prétend faire des sciences sociales. Hélas, la sollicitation de l’indignation morale est plus efficace sur le plan économique – fourguer de l’abonnement – que celle de la prise de distance. « S’il n’y a pas de pub, c’est que c’est toi le produit ! » : Mediapart n’est pas totalement gratuit mais c’est le même procédé. Il en va de même avec « l’espace participatif » – Car Mediapart est participatif – qui n’est qu’une autre méthode publicitaire ripolinée en exigence « démocratique ».

La réception par Mediapart du livre de Beaud et Noiriel doit donc être traitée pour ce qu’elle est : non une discussion serrée et « objective » du livre en litige, mais l’occasion, sur un mode agressif et fielleux, de réaffirmer les valeurs socialement situées (celles des classes moyennes éduquées) et, plus trivialement, les recettes commerciales de cette entreprise de presse, en passant à peu près à côté de l’argumentation des deux chercheurs.

Retour à l’envoyeur donc.

Post-Scriptum : Inutile de déclencher un « shit storm » après la lecture de cette missive, l’auteur de ces lignes boycotte – et, pour être complètement honnête, méprise souverainement – les réseaux (anti)sociaux et ceux qui y sévissent en meute… ou pas. La politique consiste à transformer le réel et à aller physiquement vers ceux que l’on veut convaincre, même s’ils sont socialement et spatialement éloignés, bref à rencontrer pour de vrai l’Altérité, pas à twitter à s’en faire une tendinite au pouce en disant à ses amis-autres-soi-même, bouffi de contentement de soi, après une dure journée de labeur : « l’ai-je bien descendu ? »

NOTES

[1] Le petit-bourgeois gentilhomme. Sur les prétentions hégémoniques des classes moyennes, Marseille, Agone, 2020 [2003].

[2] Marseille, Agone, 2021.

[3] Nous essaierons, dans cette réponse, de nous contenter d’un brin d’ironie, sans céder au ton désagréable et aux insinuations de la recension de M. Confavreux. Bien que nous ayons décidé, sauf exceptions, de ne pas mettre de références, tous les faits évoqués sont publics et attestés. Nous nous permettons d’en donner une lecture sociologique. Si certains passages peuvent être « désagréables », c’est parce que la réalité des faits et leur rappel le sont.

[4] Même lorsque, très récemment, Mediapart a été condamné pour ne pas s’être acquitté de l’entièreté de la TVA. Jugeant injuste le fait que le taux de TVA de la presse en ligne n’était pas aligné sur le taux de TVA du reste de la presse, la direction de Mediapart a, en effet, décidé unilatéralement d’appliquer le taux le plus faible. Le lecteur sait ce qui lui reste à faire s’il estime injuste son impôt sur le revenu.

[5] La petite bourgeoisie intellectuelle adore la « nouveauté », les « nouvelles tendances » et, surtout, déteste tout ce qui a trait à la « vulgarité » des catégories populaires (sa prolophobie est un de ses traits remarquables).

[6] L’Histoire de ta bêtise, Paris, Pauvert, 2020.

[7] Ainsi, exemple entre mille, huit années avant de créer Mediapart, Edwy Plenel déclarait : « J’ai envie de me faire l’avocat du diable pour relancer ce débat. Est-ce que, finalement, le libéral ce serait les péchés ? Est-ce que quand même la situation dans laquelle nous sommes ne prouve pas et ne donne pas des gages de réussite à cette alliance d’un libéralisme économique et d’un libéralisme politique, à la fois du dynamisme des entrepreneurs et de la liberté des individus au nom de laquelle, d’une certaine manière, nous nous sommes battus au Kosovo » (LCI, 12 juin 1999). M. Plenel aura, en outre, soutenu presque toutes les aventures guerrières des États-Unis (première guerre d’Irak, embargo, bombardements de l’ex-Yougoslavie) qui furent justifiées par d’énormes bobards destinés à des opinions publiques réticentes.

[8] L’invention de la distinction entre le « social » et le « sociétal », complètement fallacieuse, est contemporaine du ralliement, après 1983, de la gauche dite de gouvernement au capitalisme néolibéral. C’était un moyen de continuer à pouvoir se dire de gauche quand en réalité on se droitisait. Libération est, de ce point de vue, idéal-typique.

[9] Les Liens qui Libèrent, 2016.

[10] Walter Ben Michaels, La diversité contre l’égalité, Paris, Raisons d’Agir, 2009.

[11] Nancy Fraser, « De Clinton à Trump, et au-delà », Esprit, septembre 2018 : https://esprit.presse.fr/article/nancy-fraser/de-clinton-a-trump-et-au-dela-41672.

[12] Voir le billet de blog de Frédéric Lordon : https://blog.mondediplo.net/2012-07-19-Corruptions-passees-corruptions-presentes et Pierre Péan, Philippe Cohen, La face cachée du Monde du contre-pouvoir aux abus de pouvoir, Paris, Mille et Une Nuits, 2003.

[13] Seule exception, « l’affaire Denis Beaupin » mettant en cause un seul homme, sur le plan des mœurs.