Un constat d’impuissance industrielle : pas de fatalité
La désindustrialisation n’est plus une tendance : c’est une hémorragie. En quarante ans, la France a perdu près de deux millions d’emplois industriels. La part de l’industrie dans le PIB plafonne désormais à 10 %. Derrière ces chiffres, un fait têtu : notre pays ne produit plus ce qu’il consomme et dépend toujours davantage de chaînes d’approvisionnement mondialisées sur lesquelles il n’a aucun levier. La crise sanitaire et les ruptures d’approvisionnement qui en furent les conséquences eurent un effet d’accélération de perception de cette dépendance par notre population davantage que de changement de politique.
Ce recul ne relève pas d’une fatalité économique, mais d’un affaiblissement stratégique. Nos décideurs politiques, économiques et médiatiques ont longtemps cru à la fiction d’une économie pacifiée, régie par la seule concurrence loyale. Or, dans le réel, la compétition mondiale s’apparente à une guerre silencieuse. Les États qui se développent sont ceux qui planifient, protègent, anticipent et agissent. Les autres subissent et s’affaiblissent. En effet, je pose le postulat suivant : à tout temps T, la somme des puissances des États est toujours nulle. Je parle des puissances (militaire, diplomatique, culturelle, économique, etc.), bien évidemment pas des PIB. La première conséquence de ce postulat est que, si la puissance d’un pays augmente, il en découle que celle d’un ou de plusieurs autres, baisse. La seconde conséquence est que, si un pays ne décide pas de déployer des stratégies d’augmentation de puissance par l’économie, il accepte implicitement que celle-ci diminue !
C’est précisément pour sortir de cet aveuglement que j’ai conçu, dans le cadre du Centre de recherche appliquée de l’école de guerre économique-CR451, avec une équipe d’analystes, un outil inédit : l’Indice de risque de désindustrialisation (IRD). Son ambition est simple : détecter les vulnérabilités industrielles avant qu’elles ne deviennent des faillites ou des délocalisations.
Des baromètres post mortem à la prévision stratégique : sortir de l’inertie
Les instruments existants se contentent de décrire l’état du malade. Le Baromètre industriel de l’État du ministère de l’Économie (DGE, 2021(1)https://www.entreprises.gouv.fr/la-dge/publications/barometre-industriel-de-letat-2024.) recense les ouvertures et fermetures de sites industriels ; il dresse un constat a posteriori, utile pour les statistiques, mais inutile pour la prévention. Le Global Manufacturing Risk Index de Cushman & Wakefield (2022(2)https://www.cushmanwakefield.com/en/insights/global-manufacturing-risk-index-2022.) évalue 45 pays selon le coût du travail, la fiscalité et les risques politiques : un outil destiné aux investisseurs mondiaux qui pratiquent la sélection opportuniste, pas aux collectivités françaises.
Même logique pour les classements étrangers, comme le IW Standort Ranking 55(3)https://www.iwkoeln.de. de l’Institut der deutschen Wirtschaft ou le US Reshoring Index de Kearney(4)https://www.kearney.com/operations-performance-transformation/us-reshoring-index. : agrégations macroéconomiques, sans granularité territoriale ni indicateur d’alerte.
Je pars d’un constat sévère : la France s’est privée d’une capacité d’anticipation. Elle observe la désindustrialisation comme on observe la marée, avec résignation. L’indice que j’ai conçu avec mon équipe vise au contraire à rendre cette dynamique intelligible et réversible.
Forger un outil d’intelligence économique, pas un thermomètre
L’Indice de risque de désindustrialisation n’est pas un indicateur statistique de plus ; c’est une grille de lecture stratégique. Conçu dans l’esprit des méthodes d’intelligence économique de l’EGE (École de Guerre Economique), il repose sur la logique du renseignement en sources ouvertes : repérer les signaux avant-coureurs, hiérarchiser les risques, anticiper les ruptures.
Nous avons cartographié les vulnérabilités des entreprises selon neuf axes pondérés : positionnement stratégique, vulnérabilité technologique, politique et réglementation, situation financière, fiscalité et financements publics, structure actionnariale et gouvernance, emploi et compétences, ancrage territorial, image et notoriété.
Ce faisant, nous dépassons la seule observation économique : nous décrivons un écosystème de puissance ou de dépendance, et révélons les points de bascule qui précèdent le décrochage industriel.
Je considère la désindustrialisation non comme un phénomène économique inéluctable, mais comme le symptôme d’un affaiblissement stratégique national. C’est cette conviction qui guide tout mon travail : sortir de la posture inerte et comptable pour adopter une lecture de guerre économique dans l’intérêt du pays et de sa population (cette seconde dimension est essentielle).
Quand la norme devient une arme
Les premiers résultats de notre étude, portant sur dix grands groupes, sont édifiants. Il faut noter ici qu’il s’agit bien de résultats et non d’a priori : nous ne savions pas à l’avance ce que nous trouverions. Trois axes de fragilité se dégagent :
- la pression normative et réglementaire, souvent d’origine européenne ;
- la fiscalité davantage pensée par à coup et selon des choix idéologiques d’intérêt ainsi que la dépendance aux subventions ;
- l’image publique dégradée d’une industrie perçue comme polluante ou archaïque et les controverses qui la touche.
Autrement dit, le péril ne vient pas seulement de la concurrence étrangère, mais du cadre politique et cognitif dans lequel la France a enfermé sa production.
Une fiscalité inadaptée, une réglementation mouvante édictée sans réflexion approfondie sur ses conséquences, des discours ambigus ou biaisés : tout cela crée un climat d’incertitude que des prédateurs économiques savent exploiter au détriment d’entreprises nationales. Certaines entreprises paraissent stables et ont un risque de désindustrialisation faible parce qu’elles ont déjà délocalisé l’essentiel de leur activité ; elles ne sont plus françaises que de nom. Bien évidemment le constat appelle des réponses, de nouvelles politiques publiques et des actions, à l’évidence sur le cadre de production, mais je ne traiterai pas ces aspects, ici.
L’alerte territoriale : prévenir plutôt que pleurer
L’un des mérites de notre indice est d’être opérationnel pour les territoires. Il peut être utilisé par une région, une commune, un EPCI ou une chambre consulaire pour anticiper les fermetures et prévenir les plans de sauvegarde de l’emploi.
Grâce à la veille ouverte, nous identifions les signaux précurseurs : baisse des investissements, réduction des effectifs, désengagement des sièges étrangers, tensions avec les sous-traitants. L’outil permet aux collectivités de mobiliser les leviers publics avant qu’il ne soit trop tard.
Cette approche inverse la logique habituelle : on ne réagit plus après la catastrophe, on agit avant la crise. C’est, pour moi, un instrument de guerre économique défensive, au service des territoires. Mais il peut aussi être utilisé par les acteurs économiques eux-mêmes : entreprises, syndicats, salariés. Dans le rapport de présentation de notre IRD(5)https://cr451.fr/creation-dun-indice-de-risque-de-desindustrialisation/., nous avons explicité non seulement les résultats de notre étude, mais surtout la méthodologie de calcul. Le but : que toute personne un peu méthodique puisse elle-même calculer l’IRD de l’entité qu’elle souhaite analyser !
Un observatoire national pour mesurer la puissance industrielle
Forts du succès de cette première expérimentation, nous préparons pour 2026 la création d’un Observatoire national du risque de désindustrialisation. L’objectif : agréger les données publiques, croiser les analyses territoriales et actualiser les scores des entreprises.
Cet observatoire sera la première structure française de suivi stratégique de l’appareil productif, à la croisée de la statistique, du renseignement économique et de la planification. Il offrira une vision dynamique : comparer les secteurs, suivre les trajectoires, détecter les fragilités.
L’idée n’est pas technocratique : il s’agit de réarmer la puissance publique, de doter les décideurs d’un outil de pilotage, les acteurs d’un outil d’analyse et de replacer l’industrie au cœur du projet national.
L’économie comme champ de conflictualité
Ce projet s’inscrit dans la continuité de la pensée développée à l’École de Guerre Économique. La production n’est pas un domaine neutre : c’est un champ de rapports de force. L’idée n’est pas neuve d’un point de vue théorique, mais réactualisée dans ses moyens, ses vecteurs et son échelle d’application.
Les dépendances technologiques, la captation de brevets, les normes extraterritoriales, les campagnes médiatiques ou informationnelles ne sont pas des accidents ; ce sont des instruments de puissance.
En ce sens, l’Indice de risque de désindustrialisation constitue une application concrète de la doctrine de guerre économique à l’économie réelle. Il fait dialoguer finance, droit, énergie, chaîne de valeur, dépendances, communication et cognition dans une même lecture systémique.
Pour la première fois, un outil français mesure la vulnérabilité non seulement comptable ou financière, mais également stratégique, des entreprises.
Reconstruire la puissance industrielle et sortir de la gestion du déclin
Ce que révèle l’indice, c’est la nécessité d’une rupture intellectuelle : tant que la France se contentera de décrire son affaiblissement, elle ne le freinera pas ; encore moins ne l’inversera.
Nous devons apprendre à penser comme des acteurs de puissance, non comme des gestionnaires de déclin. L’anticipation doit devenir une culture collective : celle de la vigilance, de la lucidité, du calcul stratégique et du combat collectif dans un but commun.
La création d’un Observatoire national sera une première pierre vers cette reconquête. La désindustrialisation n’est pas une fatalité ; c’est une décision politique par abstention. Et, comme toute guerre, celle de l’économie ne se gagne qu’à la condition d’en admettre l’existence et de la mener.
Pour lire notre rapport « Création de l’Indice de risque de désindustrialisation » : https://cr451.fr/creation-dun-indice-de-risque-de-desindustrialisation/.
Notes de bas de page
