Partira, partira pas ? – Partie 2

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Un théâtre d’ombres…

Nous arrivons ainsi au cœur de ce billet. Les citoyens « ordinaires », tout comme les « milieux autorisés », pour reprendre le mot de Coluche, font comme si le théâtre politique français était souverain, comme si de l’issue des intrigues de cour sortirait une politique « de gauche » ou une politique « de droite ». Que Macron nomme Lucie Castets et le NFP déterminera et conduira une politique « de gauche », bien entendu en passant des compromis avec les autres composantes de l’Assemblée nationale. Que Macron nomme Barnier et on aura une politique de droite, bien à droite, à la Retailleau ; qu’il nomme François Bayrou et l’on aura une politique « centriste » (qu’est-ce qu’une politique centriste, personne ne le sait, hormis qu’elle est de droite). Bref, tout se passe comme si la comédie dramatique française comptait dans l’orientation des politiques publiques. Arrivé à ce point, le spécialiste de science politique… tique.

En réalité, un gouvernement n’a que de très faibles marges de manœuvre, notamment à cause de la « grande pétrification » qui affecte les finances publiques : la plupart des crédits sont reconduits d’année en année, même si les gouvernements successifs, de gauche comme de droite, tentent d’amorcer une inflexion qui prendra des années pour être perceptible. Il faut bien continuer à verser les retraites, à rembourser les soins (n’en déplaise à Elisabeth Borne, palme d’or de la dramatisation avec ses cartes vitales qui cessent de fonctionner en cas de renversement du gouvernement), à payer les fonctionnaires, etc. On ne manie pas la tronçonneuse avec autant de facilité en France qu’en Argentine, sauf à déclencher une Révolution ! On arrive au second taquet, peut-être le plus important, de l’action gouvernementale : la tectonique des plaques sociologiques. La « société » n’est pas une cire molle sur laquelle un gouvernement viendrait souverainement frapper son sceau. La tripartition de l’Assemblée nationale reflète, peu ou prou, les clivages qui traversent la société française.

En y allant à la serpe, le NFP rassemble les fonctionnaires et les classes moyennes éduquées, le macronisme, cela a été assez dit pour ne pas y revenir, le « bloc bourgeois », et le RN l’historique « boutique » (les commerçants, artisans, agriculteurs qui avaient un temps fourni les bataillons du poujadisme) et une fraction des classes populaires qui votent encore. Asséner que le RN est un parti d’extrême droite, soit 11 millions d’électeurs, est franchement court, sauf à penser que la France porte en son sein 11 millions de Waffen SS, hypothèse dont on nous accordera qu’elle est pour le moins audacieuse. En réalité, Marine Le Pen est dans l’embarras, car son électorat est composite, et ses demandes potentiellement contradictoires. Ses hésitations par rapport aux différents gouvernements nommés par Macron reflètent moins son goût pour le jeu du chat avec la souris que des tensions au sein même du RN. Elle doit donc composer avec des forces contradictoires et centrifuges. Qu’elle satisfasse les exigences de la boutique (« baisser les charges sociales », le nombre de fonctionnaires et les prestations sociales) et elle se met immédiatement à dos les demandes de sécurisation d’une autre partie de son électorat : chômeurs, précaires, ouvriers et employés.

Les valses hésitations, sans mauvais jeu de mots, de la direction du RN reflètent, autrement dit, moins un esprit stratégique qu’un gros embarras. La même analyse pourrait être faite pour le « bloc bourgeois » de plus en plus fissuré avec une partie tentée de rejoindre les LR à la sauce Retailleau, tandis que les ex-électeurs « socio-démocrates » (terme complètement vidé de son sens historique et que l’on définira comme gauche d’accompagnement) venus du PS se verraient bien revenir au bercail à la sauce hollandaise… Quant au NFP, il n’est point besoin de s’appesantir sur cet attelage baroque écartelé entre demande de « radicalité » woke, ambitions personnelles et volonté d’apparaître « responsable et capable de gouverner ».

… Et une histoire de poupées russes

Inertie des politiques publiques, tectonique des plaques sociologiques réfractée par le champ politique : on voit bien que les marges de manœuvre des acteurs politiques sont des plus réduites. Cependant, l’auteur de ce billet souhaiterait réintégrer dans l’analyse politique du moment un facteur X pourtant aussi gros que l’éléphant dans la pièce : l’Union européenne. Les tourments de la vie politique française sont la plus petite poupée russe emboîtée dans une plus grande, l’Union européenne, elle-même emboîtée dans une plus grande encore, appelée « Occident », qui est, en réalité, l’autre nom de l’hégémon nord-américain. Le théâtre politique français est un théâtre d’ombres pour la seule raison que nous n’avons plus ni souveraineté monétaire, ni souveraineté budgétaire, ni souveraineté commerciale (voir le Mercosur), ni souveraineté industrielle (mais il y a un lien avec la précédente et son libre-échange doctrinaire), ni même souveraineté en matière de politique étrangère, puisque désormais la France, via l’UE, est devenue un vassal des États-Unis. On est encore moins souverain lorsque l’on traîne un boulet de plus de 3000 milliards de dettes et que nos taux d’intérêt dépendent des agences de notation.

Nous ne cesserons de nous étonner de la capacité des acteurs et observateurs du spectacle politique à faire comme si nous pouvions encore décider souverainement de quoi que ce soit. Le bavardage incessant n’a plus qu’à se mettre sous la dent qui la psychologie du chef de l’État, qui l’arrivisme sans scrupule d’un Valls, qui « les affaires » de telle ou telle personnalité politique (le timing judiciaire d’une Le Pen va-t-il précipiter la chute du gouvernement Bayrou ?). Dans un ouvrage intitulé L’ère du vide, Gilles Lipovetsky, auteur pas franchement de gauche, évoquait la « dérive burlesque du politique ». Un homme de gauche, lui, Emmanuel Todd, parle de « très grande comédie ». Les deux tapent juste, cruellement juste. Regarder les chaînes d’information continue provoque quelques souvenirs de lecture du grand ouvrage du non moins grand sociologue Norbert Elias, La Société de Cour ou du visionnage du film de Patrice Leconte, Ridicule.

Sans mouvement social d’ampleur, avec un gouvernement déterminé à renverser la table européenne à sa tête, la vérité est terrible : rien d’essentiel ne changera.

Alors : partira, partira pas ? Au fond, la réponse importe peu même si elle émoustille. Sans mouvement social d’ampleur, avec un gouvernement déterminé à renverser la table européenne à sa tête, la vérité est terrible : rien d’essentiel ne changera. Il faut rompre avec la pensée magique en politique. Tsipras en a fait l’amère expérience et même un Varoufakis, pourtant longtemps européiste dans l’âme, écrit dans son dernier ouvrage que la France va suivre le même chemin. Une Europe de gauche, il n’y croit plus. Nous non plus (à dire vrai, nous n’y avons jamais cru dans la mesure où le cadre ordolibéral des origines a été conçu justement, pour paraphraser le libéral conséquent Alain Madelin, dans le but qu’une expérience socialiste comme celle de 1981 ne se reproduise plus jamais)(1)Force est de constater que certains partis et individus européistes, sinon eurolâtres il y a quelques années perdent peu à peu leurs illusions face aux dérives toujours plus néolibérales et autoritaires de la construction européenne. Lire à ce sujet, Aquilino Morelle, L’opium des élites : comment on a défait la France sans faire l’Europe, Paris, Grasset, 2021. Lorsqu’Emmanuel Macron en appelle à une Europe « moins naïve » lors de ses derniers vœux, l’on se pince : non seulement la naïveté n’est pas la qualité première de ceux qui accèdent aux positions de pouvoir les plus éminentes, mais aussi et surtout le libre-échange doctrinaire fait partie de l’ADN même des traités de l’UE. On peut être naïf et savoir lire ! La naïveté a surtout bon dos et son invocation vise à cacher une erreur politique majeure inspirée par l’idéologie de la « la mondialisation heureuse » d’Alain Minc et Jacques Attali, ces deux boussoles qui indiquent sans erreur le Sud.. Mêmes causes, mêmes effets. Tout au plus, si l’option de la démission se réalisait, pourrions-nous nous satisfaire de la gratification psychologique de ne plus contempler le visage anguleux et confis de satisfaction d’Emmanuel Macron. C’est toujours bon à prendre. Mais, faute de déballer les poupées russes par ordre de grandeur, cette satisfaction risque fort d’être de courte durée.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Force est de constater que certains partis et individus européistes, sinon eurolâtres il y a quelques années perdent peu à peu leurs illusions face aux dérives toujours plus néolibérales et autoritaires de la construction européenne. Lire à ce sujet, Aquilino Morelle, L’opium des élites : comment on a défait la France sans faire l’Europe, Paris, Grasset, 2021. Lorsqu’Emmanuel Macron en appelle à une Europe « moins naïve » lors de ses derniers vœux, l’on se pince : non seulement la naïveté n’est pas la qualité première de ceux qui accèdent aux positions de pouvoir les plus éminentes, mais aussi et surtout le libre-échange doctrinaire fait partie de l’ADN même des traités de l’UE. On peut être naïf et savoir lire ! La naïveté a surtout bon dos et son invocation vise à cacher une erreur politique majeure inspirée par l’idéologie de la « la mondialisation heureuse » d’Alain Minc et Jacques Attali, ces deux boussoles qui indiquent sans erreur le Sud.