De la censure en milieu académique. L’exemple des « politiques d’identité »

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De très nombreux chercheurs se sont élevés avec raison contre les offensives du pouvoir macroniste contre les libertés académiques. Cependant, les mêmes chercheurs n’hésitent pas à les attaquer, mais cette fois de l’intérieur, en interdisant certains de leurs collègues de travailler sur certains objets, de façon réflexive. Pire : ils se réclament de la statue du commandeur Pierre Bourdieu pour le faire, alors que ce dernier n’a eu de cesse de critiquer les usages de cette prénotion.

Une tentative de censure

 Très récemment, un chercheur s’est vu dissuader, dans son évaluation, d’écrire un ouvrage scientifique – nous insistons sur ce point, scientifique –, sur l’histoire du « wokisme » que nous préférons renommer « idiome identitaire ». En effet, comme le constate justement le politiste américain Yascha Mounk dans son ouvrage Le piège de l’identité, le terme de « wokisme » est devenu trop polémique. Bien que ce mot soit celui des wokes eux-mêmes, laissons cette querelle lexicale de côté. Mounk parle en lieu et place de « synthèse identitaire ». Nous préférons parler d’« idiome identitaire » ou de « politiques d’identité ». Le second terme est là encore revendiqué par les wokes eux-mêmes, et en particulier l’une de leurs idoles, le sociologue Stuart Hall, figure centrale du fameux Centre de Birmingham(1)https://fr.wikipedia.org/wiki/Stuart_Hall_(sociologue). et initiateur des « cultural studies » dans les années 1970/1980, matrice de toutes les studies récentes (black women studies, fat studies, etc.).

Quant à celui d’« idiome identitaire », il est employé par Rogers Brubaker dans un lumineux article publié en 2001, dans la célèbre revue que Bourdieu a créée, Actes de la recherche en sciences sociales. En fait, aucun mot ne convient aux wokes, car ce qui les gêne, c’est que l’on discute, surtout d’un point de vue de gauche, les soubassements sableux épistémologiques et méthodologiques de leurs « travaux ». Le wokisme est une doxa qui ne supporte aucune hérésie, comme jadis le communisme stalinien dont George Orwell pourfendait les intellectuels organiques et leur « mentalité totalitaire »(2) Cf le compte-rendu du livre de Jean-Jacques Rosat dans ces colonnes, https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-idees/respublica-lu-et-a-lire/le-totalitarisme-2-0-a-propos-de-jean-jacques-rosat-lesprit-du-totalitarisme-george-orwell-et-1984-face-au-xxe-siecle-marseille-hors-datteinte-2025/7438935..

Ce sont les libertés académiques qu’on assassine !

Avant d’en venir au fond, il est piquant de constater que ce sont les mêmes qui se roulent par terre parce que l’on attaquerait les libertés académiques qui sont les premiers à jouer les censeurs. En effet, chaque chercheur est libre de choisir ses objets de recherche et il doit être jugé sur ses résultats. La communauté académique doit évaluer la méthode et les résultats, mais certainement pas tuer en amont une piste de recherche.

Les évaluateurs de ce collègue estiment en effet qu’il s’agit d’une pulsion polémique et non scientifique qui le pousse à se lancer dans un tel projet. Il faudrait qu’ils fassent attention aux mots qu’ils emploient : polémique vient de polemos, guerre. Ils confondent polémique et controverse. La controverse est la preuve qu’un champ scientifique est sain et dynamique : il est pluraliste, les chercheurs font leurs enquêtes, réfléchissent à leurs catégories, discutent de façon argumentée, évitent les attaques ad personam, répondent si besoin dans des articles charpentés (et pas sur les réseaux sociaux).

Or, le livre en cours de rédaction n’est certainement pas polémique : cela fait deux ans et demi que le chercheur en question est sur l’ouvrage et s’adosse à des entretiens menés avec des intellectuels nord-américains, à des statistiques et à la lecture de nombreux ouvrages, du monde anglo-saxon et français. Pour le dire vite, il s’agit de prendre pour objet une polémique et pas d’entrer dans la mêlée. Une section du CNRS n’a aucun droit d’interdire à un chercheur d’investiguer tel ou tel objet, dès lors qu’il le fait selon les canons de la discipline : y aurait-il des sujets interdits ? C’est une infraction flagrante aux libertés académiques qu’ils disent chérir. En réalité, il s’agit ni plus ni moins de censure.

La statue du commandeur vacille

Mais il y a plus piquant encore. Ces chercheurs se réclament de la figure tutélaire de la sociologie française, Pierre Bourdieu. Exercer une censure de l’intérieur est une chose en soi déjà condamnable sur le plan de l’éthos scientifique, mais trahir le mentor en est une autre. Une telle interdiction aurait heurté Pierre Bourdieu sur beaucoup de points. Nous en retiendrons deux.

Le premier porte sur la méthode sociologique. Pierre Bourdieu enjoignait constamment les sociologues à une réflexivité de tous les instants tant sur la façon dont ils construisent leur objet qu’aux concepts et méthodes qu’ils choisissent, aux conclusions qu’ils tirent de leurs données, qu’elles soient qualitatives ou quantitatives (il est vrai que dans la discipline, les censeurs ont arrêté depuis bien longtemps de faire des enquêtes empiriques pour devenir de véritables bureaucrates de la recherche : ils cadrent et encadrent les jeunes impétrants, évaluent, etc.).

Ensuite, il était intransigeant avec l’autonomie du champ scientifique : l’intellectuel collectif, c’est-à-dire la communauté (un peu idyllique, disons-le : la réalité correspond à peu près au contraire de l’idée spontanée de communauté) des chercheurs dont il rêvait devait mettre à distance les polémiques politiques du moment et, mieux, les prendre pour objet. Traiter sociologiquement un problème public est l’une des facettes du « métier de sociologue »(3)Titre d’un célèbre ouvrage coécrit avec Passeron et Chamborédon en 1968..

La « synthèse identitaire » est un objet qui présente de fâcheuses caractéristiques : il est à la fois un sujet de polémique politique et une doxa pseudo-scientifique. En affirmant que travailler sociologiquement sur cet objet serait polémique, ils reconnaissent mesa voce la dimension politique de leurs travaux. Même si les « politiques d’identité » occupent une place croissante et certainement bien plus grande que ne l’a récemment quantifiée un collègue, Etienne Ollion, il est interdit de questionner de façon réflexive les fondations de ces dernières. Ce serait « polémique ». La paille et la poutre : de très nombreux travaux sociologiques ont mis en évidence la propension corporatiste de nombreux champs (on pense, par exemple, au champ journalistique ou au champ politique), mais le champ des sciences sociales serait immunisé contre ce réflexe. Pourtant, cette tentative de censure est typique de ce corporatisme, propre à tout champ d’activité, notamment dans le domaine symbolique. Premier renoncement à l’héritage de Pierre Bourdieu.

La statue du commandeur tombe

Cependant, et de façon encore plus ironique, les bureaucrates de la recherche en sciences sociales trahissent l’héritage de Pierre Bourdieu sur le fond. Jugez-en plutôt. En 1980, l’un des premiers numéros de la revue récemment créée par ce dernier (le numéro 35) prend pour thématique l’identité… En 1982, Luc Boltanski, alors très proche collègue de Bourdieu, sort son livre marquant, intitulé Les cadres, qui analyse la construction de cette catégorie identitaire. Six ans plus tard sort un autre numéro titré « L’illusion biographique », qui constitue un démontage en règle de la notion d’identité. En 2001, toujours dans ARSS, est publié un brillant article d’un chercheur américain, Rogers Brubaker, très critique sur les politiques d’identité (et lui aussi parle d’« idiome identitaire » !) qui connaissent une véritable efflorescence au cours des années 1990.

En 1998, Bourdieu et Wacquant publient un article sur l’importation sauvage de la notion de « race » dans un numéro éloquemment intitulé « Les ruses de la raison impérialiste ». Pierre Bourdieu meurt en 2002, date importante : la figure du commandeur disparaît. On peut désormais se lâcher. Pourtant, la collection Raisons d’agir, créée par Bourdieu(4)Les deux premiers ouvrages diront peut-être quelque chose au lecteur : Pierre Bourdieu, Sur la télévision et Serge Halimi, Les nouveaux chiens de garde., traduit et publie en 2007 le livre du sociologue américain Walter Ben Michaels dont le titre est éloquent : la diversité contre l’égalité. Il s’agit d’une critique en règle des « politiques d’identité ».

En 2012, un proche de Pierre Bourdieu, Franck Poupeau, publie, dans cette même collection, Les mésaventures de la critique dans lequel il revient, à propos de l’expérience bolivienne du MAS(5) Lire les articles de Lucho sur la situation de la gauche en Amérique Latine., sur l’escamotage de la question sociale au profit des thématiques ethniques amenant à un échange politique entre Evo Moralès et la petite-bourgeoisie agricole. 

L’« identité », une prénotion politique

La critique bourdieusienne de la prénotion d’« identité » est à trois niveaux. Tout d’abord, il s’agit une prénotion qui, soit entendue sous sa forme dure est réifiante et essentialiste, donc a-sociologique (on l’a assez dit dans ces colonnes), soit entendue dans son acception « constructiviste » qu’elle en devient tellement molle (« fluide ») qu’elle ne sert à rien sur le plan scientifique.

En second lieu, pour Bourdieu et ses collègues, la notion d’identité forme un couple avec celle de représentation. En effet, « l’identité » (régionale par exemple, car Bourdieu a écrit un article sur le sujet) est toujours la création de porte-paroles auto-mandatés. C’est le porte-parole qui fait le groupe et son identité, non l’inverse. Partant, l’identité est un objet éminemment politique et ne saurait en aucun cas être reprise telle quelle par les sciences sociales. Or, que font nos sociologues wokes ? Ils passent leur temps à créer des groupes, donc des identités fictives. Partant, ils quittent les rives de la science sociale pour se faire entrepreneurs politiques en identité : « les femmes » (en général), « les racisés », « la masculinité toxique des hommes » (toujours en général), etc., soit autant de groupes fictifs dont les sociologues prétendent définir « l’identité ».

Enfin, troisième niveau, Bourdieu avait bien conscience que ce « paradigme » (si on peut appeler cela comme ça) était états-unien et qu’il contrevenait à l’héritage des sciences sociales européennes. C’est pourquoi il critiquait vertement l’importation de la notion de « race » sans aucune prudence ni réflexivité dans le numéro d’ARSS titré « Les ruses de la raison impérialiste ». Au passage, Alain Ehrenberg confirme ce diagnostic dans son livre La société du malaise (Odile Jacob, 2010). Les États-Unis se caractérisent par « l’inquiète confiance du self » et c’est d’ailleurs à l’instigation d’Erik Erikson, un psychanalyste piqué de sciences sociales, que la notion « d’identité » va connaître un succès fulgurant aux États-Unis dans les années 1970-1980(6)Vincent Descombes, Les embarras de l’identité, Gallimard, 2013.. La sortie du livre d’Ehrenberg provoquera d’ailleurs une controverse (pas une polémique) avec un ancien collaborateur de Pierre Bourdieu, Robert Castel, ce dernier lui reprochant d’adhérer secrètement à la vision nord-américaine du monde.

Des chimères en sciences sociales

Pourtant, malgré cette constance de la critique bourdieusienne de la notion d’« identité », depuis les années 2010, ces chercheurs se réclamant de Bourdieu, cèdent à la mode des politiques d’identité étatsuniennes… Bel exemple de Doublethink orwellien ! Certains prétendent même faire la synthèse entre l’héritage bourdieusien et les « politiques d’identité » d’outre-Atlantique. Bref, marier la carpe et le lapin. Du grand n’importe quoi. Cela donne des ouvrages comme celui de Félicien Faury(7)Des électeurs ordinaires, Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, Seuil, 2024. où le meilleur (les parties conformes au métier de sociologue) côtoie le pire (la tentation woke de juger son objet, à savoir « les électeurs ordinaires » du RN). Bourdieu ou les politiques d’identité, il faut choisir.

Le plus ironique est que vient de paraître le livre d’un universitaire nord-américain qui a mené exactement le même projet que nous, sur le même objet. Aux États-Unis, il semble que des chercheurs peuvent encore choisir leurs objets. Quant à nous, nous demandons simplement à être jugés sur pièce.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 https://fr.wikipedia.org/wiki/Stuart_Hall_(sociologue).
2 Cf le compte-rendu du livre de Jean-Jacques Rosat dans ces colonnes, https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-idees/respublica-lu-et-a-lire/le-totalitarisme-2-0-a-propos-de-jean-jacques-rosat-lesprit-du-totalitarisme-george-orwell-et-1984-face-au-xxe-siecle-marseille-hors-datteinte-2025/7438935.
3 Titre d’un célèbre ouvrage coécrit avec Passeron et Chamborédon en 1968.
4 Les deux premiers ouvrages diront peut-être quelque chose au lecteur : Pierre Bourdieu, Sur la télévision et Serge Halimi, Les nouveaux chiens de garde.
5 Lire les articles de Lucho sur la situation de la gauche en Amérique Latine.
6 Vincent Descombes, Les embarras de l’identité, Gallimard, 2013.
7 Des électeurs ordinaires, Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, Seuil, 2024.