GUERRE EN UKRAINE : LES 7 LEÇONS DIFFICILES À TIRER POUR L’OTAN

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Après plus de deux ans de guerre et plus d’un demi-million de morts et de blessés graves, un premier bilan s’impose : l’Occident et son bras armé l’OTAN se retrouvent au bord d’une défaite stratégique en Ukraine.

Si cette éventualité se réalise, les conséquences géopolitiques seraient considérables. Dès aujourd’hui, le candidat Donald Trump propose une réorientation globale de la superpuissance américaine, pouvant aller jusqu’à une sortie de l’Alliance atlantique(1)D’après John Bolton, ancien conseiller de Trump à la sécurité nationale. Source : https://www.lefigaro.fr/international/john-bolton-il-est-tres-probable-que-trump-quittera-l-otan-s-il-est-reelu-20240328..

Nous n’en sommes pas là, mais il est vrai que pour l’OTAN l’heure du bilan a sonné. Les leçons de la guerre en Ukraine doivent être tirées, au moment de la montée des périls en Asie. À Taïwan ou dans la péninsule coréenne, la tension monte et la guerre avec la Chine populaire est hélas du domaine du possible. Mais l’observation de la situation politico-militaire en Europe ne présage rien de bon pour les Occidentaux.

Comme nous le verrons dans cet article, 7 constats négatifs s’imposent. Mais brossons tout d’abord un très rapide tour d’horizon de la situation militaire sur la ligne de feu.

Un front ukrainien au bord de la rupture

Du fait d’une censure militaire très stricte, les médias occidentaux ne font que relayer les communiqués ou les commentaires de Kiev ou de l’OTAN.

Pour se faire une idée de la réalité militaire, il faut observer des détails révélateurs. En voici un : le 27 mars dernier, le journal Le Monde signalait un fait symptomatique sur le front du Donbass :

La militarisation de la police nationale ukrainienne s’accélère pour pallier le manque de soldats. Dans le Donbass, la brigade Liout (pour « rage », en ukrainien), composée principalement de membres de la police nationale, combat en première ligne pour repousser l’offensive ordonnée par le président russe, Vladimir Poutine, visant à capturer Sloviansk et Kramatorsk.

Outre le fait que, comme le dit le vieil adage, « les policiers font de piètres militaires et les militaires sont de mauvais policiers », cet engagement d’une force de sécurité civile en première ligne est en effet symptomatique d’un effondrement probable du front ukrainien. Bien des précédents historiques montrent que l’engagement de la police ou de la gendarmerie est la dernière carte, le va-tout désespéré, d’une armée en guerre pour éviter la catastrophe.

Depuis deux ans, ReSPUBLICA a couvert cette nouvelle guerre en Europe. Nous avons signalé à de nombreuses reprises la carence principale de l’armée ukrainienne – son manque d’effectif –, du fait du départ en exil dès février 2022 d’une partie importante de sa jeunesse mobilisable sous les drapeaux.

Mais Poutine ne cherche pas à percer la ligne de front pour une victoire rapide par une stupéfiante opération coordonnée. L’armée russe pratique un laminage systématique par un barrage d’artillerie et aérien (bombes planantes) permanent sur la ligne de feu. Elle grignote jour après jour en avançant lentement, mais sûrement, sans offensive massive qui mettrait ses flancs à découvert. Poutine et son état-major ont tiré les leçons de leur échec devant Kiev en février-mars 2022(2)Voir notre précédent article : https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-idees/respublica-crises/le-judoka-poutine-aurait-il-essuye-un-ko-soto-gari/7430821?amp=1..

Par conséquent, l’armée ukrainienne a le plus grand mal à disposer d’un contre-feu efficace et surtout permanent. Le manque de munitions est criant, car les alliés de l’Ukraine – c’est-à-dire l’OTAN – sont incapables de « produire la guerre », en termes de munitions particulièrement.

Comme exposé ci-dessus, le problème principal de Kiev est le manque de bras pour tenir les fusils. Les pertes ukrainiennes sont un secret défense, mais les services secrets américains et britanniques estiment que l’Ukraine a perdu entre 70 000 et 100 000 hommes. Les blessés graves devraient se compter aux alentours de 200 000.

Pour pallier cette hécatombe, l’ancien chef d’état-major Zaloujny, récemment limogé, avait proposé le recrutement par conscription de 500 000 nouveaux soldats. Pour le moment, le parlement ukrainien refuse d’entériner cette « levée en masse ».

Sauf engagement de troupes au sol de pays membres de l’OTAN, l’armée ukrainienne ne peut tout simplement pas tenir la ligne de front de plus de 1 300 kilomètres contre la Russie. Comme nous l’avons signalé à de nombreuses reprises dans ReSPUBLICA, la population ukrainienne comprend aujourd’hui près de 28 millions de personnes présentes sur le sol national. Elle doit faire face à un pays de 146 millions d’habitants. À bref délai, la situation est intenable sur le plan des effectifs militaires engagés dans la guerre.

Voilà où nous en sommes : si les pièces de l’échiquier ne bougent pas, l’Ukraine risque de perdre la guerre par KO debout. Bouger les pièces de l’échiquier, cela voudrait dire une intervention terrestre sur le front du Donbass de membres de l’Alliance atlantique.

Rien n’est certain et nous n’en sommes pas là. Mais une décision de cet ordre, quoi qu’en pense Macron, entraînerait un saut dans l’inconnu et un danger réel de guerre nucléaire. Déjà, une fraction importante des dirigeants occidentaux prépare les esprits à « une guerre inéluctable ». Le président Macron en est un bon exemple. Mais la palme suprême revient au secrétaire à la défense britannique, Grant Shapps :

Aujourd’hui, nous devons réfléchir à nouveau sérieusement à l’avenir de l’Alliance. Nous sommes passés d’un monde d’après-guerre à un monde d’avant-guerre. La Russie menace nos voisins. La Chine est de plus en plus belliqueuse. L’Iran utilise ses supplétifs pour provoquer des ravages dans la région, du Moyen-Orient aux rives du Yémen, et la Corée du Nord brandit constamment son sabre nucléaire. De plus en plus, ces puissances malveillantes s’alignent, et notre démocratie est dans leur ligne de mire.

Ainsi, il recommande aux alliés de redoubler d’efforts dans l’aide à l’Ukraine, d’augmenter leurs budgets militaires respectifs et de relancer l’activité de leurs industries de défense. Tout est dit !

Mais les Occidentaux vont peut-être trop vite en besogne. Avant d’ouvrir de nouveaux fronts, il faut analyser précisément les leçons de ce qui vient de se passer depuis le 24 février 2022, et en tirer toutes les conséquences.

Les 7 leçons douloureuses pour les membres de l’OTAN

Visiblement, le « capitalisme tardif » occidental, comme le nommait Walter Benjamin, a les plus grandes difficultés à faire la guerre et surtout à la gagner. L’exemple des fiascos américains en Irak et en Afghanistan était déjà révélateur. Mais la longue guerre d’Ukraine est porteuse de leçons pour l’avenir, en particulier pour un éventuel conflit majeur avec la Chine populaire.

Après plus de 25 mois de guerre en Europe, nous pouvons pointer 7 échecs de l’OTAN dirigé par les États-Unis.

1. L’Occident a des difficultés à « payer la guerre »

Depuis 2007-2008, la crise financière est quasi permanente. Les déficits publics sont monstrueux, aussi bien aux États-Unis et au Royaume-Uni qu’en France. Dans cette conjoncture, le soutien à l’Ukraine est payé à crédit. Mais jusqu’à un certain point.

Ce gouffre financier fait réagir une fraction de la classe capitaliste des États-Unis, en particulier au Congrès à Washington. Aujourd’hui, la Chambre des représentants (à majorité républicaine) dit « stop ! ». Pour elle, cette guerre est trop coûteuse, notamment à cause de la corruption généralisée qui règne à Kiev. L’argent a coulé à flots… mais dans une dune de sable de combines et de vols en tous genres. 

Les 60 milliards de dollars d’aide promise pour 2024 sont bloqués depuis des mois et la situation risque de perdurer jusqu’aux élections présidentielles du 4 novembre prochain. Comme le dit le président ukrainien Zelensky, sans cette aide financière l’Ukraine est à terme condamnée à perdre.

L’Union européenne pourrait théoriquement se substituer aux États-Unis. Mais cela nécessiterait une unanimité des pays membres de l’Union pour souscrire un emprunt de 50 ou 100 milliards d’euros pour aider Kiev. Aujourd’hui, cette unanimité semble hors de portée, des pays comme la Hongrie ou la Slovaquie y étant hostiles, sans parler de l’Allemagne qui traîne les pieds.

2. L’Occident n’arrive pas à produire industriellement la guerre

La mondialisation de l’ensemble de la fabrication des objets de consommation est une donnée déterminante du capitalisme dans sa phase actuelle. Cela comprend aussi la fabrication des armes et des munitions.

Pour « passer en économie de guerre », il faudrait recréer, pratiquement de toutes pièces, une industrie lourde pour produire des canons, des avions et des tanks. Cela impliquerait la réimplantation d’une industrie nationale d’armement nécessitant des fabriques nationales, et surtout la reconstitution d’une classe ouvrière hautement qualifiée. Or, le « capitalisme tardif » a pour spécificité d’avoir délocalisé sa classe ouvrière pour ne plus être confronté à des rapports de forces avec des « forteresses ouvrières » dans les métropoles des pays occidentaux.

3. L’idéologie ultra individualiste est incompatible avec le « sens du commun » patriotique

L’Ukraine en est un bon exemple. Ce pays subit depuis trente ans l’idéologie bourgeoise individualiste à outrance. Dans l’échelle de valeurs de la réussite sociale, seule compte la réussite individuelle. Tous les coups, toutes les corruptions sont considérés comme naturels pour arriver à s’enrichir individuellement en ignorant le reste de l’humanité.

Or, la guerre est justement « l’expression du commun » ultime, jusqu’au sacrifice de la vie. Cela apparaît comme une totale aberration pour l’idéologie du « chacun pour soi ». Mettre sa vie en danger pour rien est le contraire même de la valorisation pécuniaire de son existence. Mourir dans une tranchée du Donbass est un échec patent pour les « winners » néo-libéraux.

4. La « privatisation de la guerre », ou le mercenariat, est un échec

Depuis la deuxième guerre d’Irak, il y a 21 ans, le recours systématique aux mercenaires est devenu la norme pour les armées occidentales en campagne. Par exemple, lors du départ de l’US army d’Afghanistan, 8 000 hommes étaient des soldats réguliers américains et 15 000 hommes étaient des « agents de sécurité » sous contrats privés avec des sociétés américaines de mercenaires (Blackwater, Mozart…).

En Ukraine, des milliers, voire des dizaines de milliers de mercenaires sont à l’action pour le conseil et la formation, mais surtout pour piloter les engins et peut-être même les chars. Ils sont payés entre 4 000 et 6 000 dollars par mois. Il faut donc approximativement compter 5 millions de dollars mensuels par tranche de 1 000 mercenaires.

C’est bien sûr un coût exorbitant, et qui ne peut être assuré que si l’argent coule à flots, comme en 2022 et 2023 grâce aux États-Unis. Désormais, l’argent se faisant rare, les « chiens de guerre » aux salaires devenant irréguliers commencent à quitter le champ de bataille.

Les mercenaires n’ont jamais gagné une guerre. Les sociétés privées ont déjà révélé leur carence en Irak et en Afghanistan. Les profits sont extraordinaires pour les sociétés privées de mercenariat, mais l’efficacité est extrêmement médiocre. Car pour profiter de son salaire, le mercenaire ne doit pas risquer sa peau.

Par ailleurs, l’effet sur les militaires « bénévoles », issus de la conscription, est délétère. 5000 dollars est un énorme salaire en Ukraine, alors pourquoi risquer sa vie gratuitement ? Cela explique aussi la fuite de jeunes mobilisables par la frontière ukraino-roumaine.

Cette question de l’échec de la « privatisation de la guerre » pose évidemment le problème du retour généralisé de la conscription dans les pays occidentaux.

5. La guerre high-tech n’existe pas… encore

Le high-tech peut renforcer l’efficacité des armées, mais une guerre de robots n’est pas encore pour demain. Les Israéliens en ont fait l’amère expérience le 7 octobre 2023 avec l’incapacité du mur hyper high-tech (d’une valeur d’un milliard deux cents millions de dollars) d’arrêter une troupe de 3 000 hommes.

Mais pour les fabricants d’armes, vendre de l’armement high-tech de plus en plus sophistiqué aux armées occidentales, c’est maximiser leurs profits. Autant le high-tech est efficace pour le contrôle de populations passives et pour maximiser le travail policier, autant il n’est pas encore à lui seul décisif dans la bataille guerrière proprement dite.

De surcroît, la guerre d’usure exige une massification des productions. Si nous prenons les « obus intelligents » comme ceux tirés par le canon français CAESAR, la production d’obus – exigeant une électronique de très haut niveau – est très insuffisante pour assurer une couverture d’artillerie permanente.

6. Ce sont les troupes au sol qui gagnent les guerres

Le fait que la plupart des armées occidentales aient démantelé leurs corps de bataille d’infanterie et de cavalerie blindée est une erreur gravissime. Par exemple, la France peut aligner réellement 147 chars Leclerc(3)Source : https://www.lopinion.fr/secret-defense/20-000-euros-par-mois-pour-un-leclerc-operationnel.. L’armée de terre française dispose de 85 000 hommes.

En cas de guerre généralisée en Europe, il faudrait repartir de presque rien. Or, pour revenir à un corps de bataille autour de 500 000 hommes et 4 à 5000 blindés lourds, il faudrait au minimum 4 à 6 ans. Bref, en s’y mettant de suite l’armée de terre française ne pourrait être « fin prête » qu’en… 2030 !

7. L’aviation et la marine ne servent que d’appuis, de couvertures et de renforts, pour les offensives terrestres décisives

La guerre du Vietnam l’a pourtant prouvé, l’aviation et la marine ne gagnent pas les guerres à elles seules. Il s’agissait pourtant de l’US Air force et de l’US Navy, soit l’aviation et la marine les plus puissantes du monde. Or, dans ce domaine-là aussi, les fabricants d’armes préfèrent faire du lobbying pour vendre des avions, car plus rentables que de vendre du matériel pour l’armée de terre.

Au demeurant, l’incapacité de l’US Navy et de l’US Air Force de venir à bout des actions destructrices des Houthis dans le détroit de Bab al Mandeb en est la preuve actuelle. Pour en finir avec les guerriers montagnards yéménites qui bloquent partiellement le trafic maritime international, il faudrait un débarquement au sol des US Marines, et Washington ne l’envisage sous aucun prétexte.

Trump tire lui aussi les leçons de l’Ukraine !

Ces 7 échecs sont pour l’instant occultés par l’Occident réuni militairement au sein de l’OTAN. Sans la résolution de ces 7 carences stratégiques fondamentales, une action militaire contre la Chine populaire serait perdante, si l’on en restait aux forces conventionnelles, et non nucléaires tactiques ou stratégiques.

Mais les positions politiques évoluent au pas de course, en tenant compte de la réalité du champ de bataille ukrainien. Aux États-Unis, Trump prétend qu’il « réglerait le problème ukrainien en une journée avec Poutine ».

En dehors de ces propos à l’emporte-pièce, Trump construit en fait une cohérence stratégique autour de l’idée d’un repli général américain sur le plan mondial, et d’un non-engagement dans les conflits qu’il considère comme secondaire, y compris en Europe. Il compte sur la force nucléaire américaine pour briser un adversaire menaçant en dernière instance… ce qu’il fera d’ailleurs peut-être pour montrer sa force et rester une grande puissance… mais à moindres frais.

Si Trump est élu en novembre prochain, il est clair que l’engagement conventionnel américain, avec une immense armée pour un coût financier exorbitant, appartiendrait au passé…