L’imposture du bac : causes et conséquences de l’effondrement du niveau scolaire

You are currently viewing L’imposture du bac : causes et conséquences de l’effondrement du niveau scolaire

L’article de Jean Ferrette a été rédigé avant la proclamation des résultats définitifs. Quoi qu’il en soit, l’analyse, les causes et conséquences possibles, avant même l’affichage des taux de réussite, ne datent pas d’aujourd’hui et demeurent, dans les grandes lignes, pertinentes. Nous pouvons légitimement nous interroger sur les arrière-pensées des politiques éducatives. Celles-ci semblent montrer une volonté de déculturation des masses, levier fondamental de leur manipulation, en ne donnant pas aux enseignants les moyens humains et matériels suffisants pour l’accès des jeunes gens qu’ils accueillent à une culture de qualité et de haut niveau, scientifique, mathématique, littéraire, artistique… Les politiques éducatives favorisent le séparatisme scolaire en faveur du privé élitiste, autre levier de déculturation. Appauvrir le langage revient à appauvrir l’esprit critique et conforter les pouvoirs en place. Il est indispensable d’avoir une vision réelle de la situation, comme le propose l’auteur, pour la changer et renforcer l’enseignement public.

des resultats paradoxaux

Mercredi 9 juillet prochain, les résultats définitifs (après les oraux de rattrapage) du bac 2025 seront rendus publics. Gageons que le taux de réussite au bac général dépassera les 90 %. Il n’était que de 61,7 % en 1967. L’année suivante, où le bac fut réputé « offert » suite aux événements, il était de 81,3 %. Paradoxe d’une situation où l’absence totale de redoublement sur l’ensemble de la scolarité d’une part, la massification d’élèves dont la culture familiale est distante de la culture scolaire d’autre part, se traduisent par un taux de réussite approchant les 100 % tandis que la part des bons élèves (mentions bien et très bien réunis) était de plus d’un tiers (38%) en 2022.

Plus le taux de réussite au bac s’élève, plus les résultats aux tests – en lecture, mathématiques et sciences – chutent.

Malheureusement, les tests internationaux Pisa nous disent autre chose : plus le taux de réussite au bac s’élève, plus les résultats aux tests – en lecture, mathématiques et sciences – chutent.

Lecture : alors qu’en 2003 le taux de réussite au bac était de 84 %, l’indice de réussite aux tests de lecture Pisa était de 496. En 21 ans, le taux de réussite au bac a augmenté de 12 points tandis que les résultats des jeunes français de 15 ans aux tests de lecture dégringolaient de 22 points(1)J.F. Sources Pisa et DEPP..

Faire réussir les élèves… malgré eux

Comment est-on parvenu à de tels niveaux de réussite formelle ? Depuis longtemps, les « commissions d’harmonisation », avant la notation (tests collectifs sur des copies, où les enseignants d’une même discipline comparent leurs notes sur les mêmes devoirs) et après celle-ci (discussion autour des résultats entre collègues de disciplines différentes) servaient à « rattraper » les élèves à la limite de l’obtention : une manière de corriger « l’épaisseur du trait » entre le dernier reçu et le premier collé.

Puis sont venues les injonctions à augmenter les notes avant leur publication : les inspecteurs organisaient, via des enseignants référents, des « rappels à l’ordre » à partir des premiers résultats transmis de manière informelle (voir copie d’un mail reçu par un enseignant en Sciences économiques et sociales, ci-dessous).

[…] Il apparaît que tes moyennes sont significativement plus faibles que celles de tes collègues sur ton secteur, sachant que le secteur a déjà des moyennes plus faibles que le reste de l’académie. (A titre informatif, la moyenne académique en dissertation tourne autour de 11,5 et est légèrement inférieure à 1 en EC. En spé, même si le nombre de copies est peu significatif pour plusieurs sujets, les moyennes sont un peu inférieures à 13). De même, le collègue qui corrige sur le même jury que toi a des moyennes proche des moyennes académiques.

Par mesure d’équité entre les différents candidats, il serait donc bon de remonter un peu tes moyennes. Cela n’implique pas de remonter toutes les notes, mais plutôt de valoriser les meilleures copies. Merci pour ton implication dans la correction.

De l’examen des cas particuliers à une généralisation abusive

L’injustice se cachait derrière l’argument de « l’équité ». Puisque la moyenne (du jury, de l’académie) était supérieure, il fallait s’aligner sur cette moyenne. Mais les effets à long terme se sont révélés lorsque l’on cessa de regarder les copies pour ne plus examiner que les moyennes générales. On vit alors les jurys se rassembler non plus autour d’un dossier d’élève, ni sur sa copie, mais sur des moyennes illustrées par un graphique projeté sur un écran. Dès lors, sans que les enseignants présents ne puissent intervenir, le président de commission, à l’aide d’une souris, élevait toute une courbe pour la superposer à la courbe supérieure. Pour qu’une telle forfaiture soit rendue possible, il a fallu toute une socialisation de plusieurs années des enseignants et leur faire admettre qu’offrir le bac était moins grave que de le refuser, sous l’effet du double anonymat des « correcteurs » et des « candidats » (ces deux termes désormais entre guillemets) qui déresponsabilise les uns et les autres.

La réforme du bac, une réforme « ad hoc » ?

L’introduction d’une partie de la note du bac en « contrôle continu » (40 % de la note finale) constitue une expérimentation intéressante de l’attitude des enseignants face à la réussite au bac. Celui-ci réintroduit l’identification du correcteur et du candidat… et innove en ce que désormais, l’enseignant a des comptes à rendre non seulement à l’institution qui l’emploie, mais aussi directement à l’élève et à sa famille. Auparavant, il était déjà tenu pour responsable, dans sa manière de remplir les dossiers, et par suite de l’admission ou non dans les grandes écoles. Désormais, il est nominativement tenu pour responsable de la réussite de l’élève, non par la qualité de son enseignement, mais par sa manière de noter. Les pressions, qui existaient déjà, ont atteint un point culminant. Un échantillon aléatoire d’enseignants interrogés dans un même lycée de différentes matières a fait apparaître un résultat sans appel : la totalité ont répondu qu’ils surnotaient leurs élèves, un professeur de philosophie déclarant que chaque élève bénéficiait d’emblée d’un minimum de 5 points.

Cette pression sur les enseignants prend deux formes : elle peut s’incarner dans une convocation par le proviseur pour élever ses notes ; ou en rester au chantage qui lui demande de « ne pas pénaliser ses élèves », sachant que tous les autres enseignants surnotent. Une note de la DEPP(2)Fanny Thomas, Moyennes de contrôle continu et résultats aux épreuves terminales du baccalauréat général Session 2023 : analyse des écarts, Série Études Document de travail n° 2025-E02 Avril 2025. (Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance) révèle que les notes du contrôle continu restent plus basses en mathématiques, mais produisent le résultat curieux d’être plus élevées en histoire-géographie. Observation cocasse : selon la rapporteuse, ce n’est pas le contrôle terminal qui sur-note, c’est le contrôle continu qui sous-note(3)« Dans toutes les disciplines et tous les enseignements, plus la note moyenne à l’épreuve terminale de l’établissement est élevée, plus l’établissement « sous-note » les élèves en contrôle continu », même document, page 7..

Enfin, dernière innovation : la note finale dont l’élève aura connaissance ne doit plus grand-chose au correcteur. Finie la comédie de l’assemblée de professeurs faisant tapisserie dans l’attente d’une note qui ne leur devait plus rien. Désormais, l’évaluation est purement administrative : elle est « redressée » pour se conformer aux résultats attendus et aux moyennes académiques. Ainsi, une élève qui, en deux années, n’avait jamais eu la moyenne en Sciences économiques et sociales, s’est retrouvée avec un 19/20 au bac. Miracle de l’inspiration !

Les raisons d’une réussite fictive ou le renoncement

Pourquoi un tel empressement à « faire réussir » (nominativement) les élèves ? Il y a deux raisons. Tout d’abord, le coût des redoublements. Une note de l’institut des politiques publiques de 2015(4)RAPPORT IPP N°7 – JANVIER 2015 Évaluation du coût du redoublement Asma Benhenda Julien Grenet. l’expose clairement.

En appliquant aux années redoublées le coût par élève dans le niveau et la filière (professionnelle ou non) concernée, on obtient un coût du redoublement en primaire et au collège d’environ 1 milliard d’euros (dont environ 500 millions pour le redoublement en primaire et 600 millions pour le redoublement au collège). Le coût du redoublement au lycée est, quant à lui, estimé à environ 900 millions d’euros. Au total, le coût du redoublement (hors classes diplômantes) est d’environ 2 milliards d’euros par an. Par comparaison, le budget de l’Education nationale est de 65 milliards environ. […]

Ce document n’explique pas seulement la fin des redoublements, il explique aussi que l’on donne le bac à tous les élèves. En effet, les économies ne sont réalisées que si la sortie n’est pas retardée.
Mais alors, quel serait le coût réel d’un taux d’échec égal à celui de 1967 (33%) ?

Sachant qu’un élève de lycée général et technologique coûte en moyenne 12 660 €(5)Ministère de l’Éducation nationale – Données 2023. et qu’ils sont 532 065 candidats, le redoublement du tiers de cet effectif représenterait un montant de 2 milliards 222 millions d’euros(6)Le calcul est le suivant :  532 065 candidats x 0,33 x 12 660 € = 2,222,861,157., soit à peu près le coût total des redoublements en primaire et secondaire de 2015 !

La seconde raison fut exposée dans le protocole de Lisbonne de 1999. Une note du Centre d’analyse stratégique de 2007(7)CAS séminaire stratégie de Lisbonne 30 janvier 2007. en révèle le teneur et les intentions :

En définitive, la ligne directrice 23 qui est explicitement consacrée à l’investissement dans le capital humain vient compléter le registre d’excellence qui sous-tend la ligne 7 (voir annexe 3). Parallèlement au développement des hautes qualifications, la stratégie de Lisbonne préconise un accroissement du taux d’emploi, concernant les personnels les personnels les moins qualifiés, les plus jeunes ou les seniors (ligne directrice 18). Ce second objectif a une incidence notable sur les besoins en formation auxquels les pouvoirs publics doivent faire face. Il implique en effet un accroissement significatif de l’emploi dans les services, au premier rand desquels figurent les services aux particuliers et les services à la personne (ligne directrice 19). Il s’agit de gisements d’emplois peu qualifiés, non directement soumis à la concurrence internationale, mais qui nécessitent néanmoins des efforts d’orientation et d’adaptation de la main-d’œuvre pour les pourvoir.

Tout est dit : pour une partie importante des élèves d’aujourd’hui il n’y aura d’autre avenir qu’un emploi déqualifié. Ce fait est confirmé par les projections de la Dares (ministère de l’Emploi) :

A contrario, les ouvriers qualifiés de la manutention, les agents d’entretien, les employés des services divers et les ouvriers du textile et du cuir ne sont pas en tension aujourd’hui mais pourraient y être confrontés à l’avenir en raison d’un nombre de départs en fin de carrière supérieur à celui des jeunes y débutant leur carrière professionnelle.

Il est donc faux de conclure hâtivement que les emplois non qualifiés sont « exportables ». Non seulement le nombre d’emplois dans les services ira en augmentant, mais même parmi les emplois industriels, les départs à la retraite exigeront qu’ils soient remplacés. Ainsi comprend-on mieux pourquoi l’école produit autant de bacheliers incompétents : pour livrer des repas ou poster un colis Amazon, aucune compétence a priori n’est requise.

De ce fait, selon le point de vue utilitariste mis au service d’une économie ultra-libérale, le bac constitue une escroquerie rationnelle.

Truquer le bac est un déni de démocratie

Quelles sont les conséquences politiques de cette dégradation organisée du niveau scolaire ? On pense tout d’abord au droit à l’éducation, qui se trouve ainsi bafoué au profit d’une sorte de clientélisme qui donne raison à tous sans satisfaire personne. Mais, au-delà de ce droit, se pose la question de quelle société démocratique nous souhaitons. Condorcet(8)Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique [1791], éd. C. Coutel et C. Kientzler, Paris, GF-Flammarion, 1994 ; en particulier : « Second mémoire : de l’instruction commune pour les enfants », p. 147-149. prônait une nation démocratique de citoyens éclairés par une « mathématique sociale », c’est-à-dire l’application du calcul des probabilités et des méthodes statistiques à l’étude d’une grande variété de faits individuels ou sociaux, comme la natalité, la mortalité, les qualités physiques ou morales. Il précisait que les citoyens ne doivent « rien négliger pour conserver, pour augmenter les Lumières, s’ils veulent devenir ou demeurer libres ; et […] maintenir leur liberté, s’ils ne veulent pas perdre les avantages que les lumières leur ont procurés »(9)Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (désormais Esquisse) [1795], dans Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain suivi de Fragment sur l’Atlantide, éd. A. Pons, Paris, GF-Flammarion, 1988, « 6e époque », p. 174..

Ne pourrait-on en déduire que la chute du niveau scolaire n’est que le prélude à une chute démocratique qu’elle accompagne et accélère ?

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 J.F. Sources Pisa et DEPP.
2 Fanny Thomas, Moyennes de contrôle continu et résultats aux épreuves terminales du baccalauréat général Session 2023 : analyse des écarts, Série Études Document de travail n° 2025-E02 Avril 2025.
3 « Dans toutes les disciplines et tous les enseignements, plus la note moyenne à l’épreuve terminale de l’établissement est élevée, plus l’établissement « sous-note » les élèves en contrôle continu », même document, page 7.
4 RAPPORT IPP N°7 – JANVIER 2015 Évaluation du coût du redoublement Asma Benhenda Julien Grenet.
5 Ministère de l’Éducation nationale – Données 2023.
6 Le calcul est le suivant :  532 065 candidats x 0,33 x 12 660 € = 2,222,861,157.
7 CAS séminaire stratégie de Lisbonne 30 janvier 2007.
8 Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique [1791], éd. C. Coutel et C. Kientzler, Paris, GF-Flammarion, 1994 ; en particulier : « Second mémoire : de l’instruction commune pour les enfants », p. 147-149.
9 Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (désormais Esquisse) [1795], dans Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain suivi de Fragment sur l’Atlantide, éd. A. Pons, Paris, GF-Flammarion, 1988, « 6e époque », p. 174.