Parlons de l’école !

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Titre d'un dossier Services publics ou barbarie

Professeur de philosophie au Lycée Chrestien de Troyes (10), Thomas Schauder est auteur de La société de consumation : pour une politique de l’oisiveté, Éditions Marie B, 2021.

Amer constat

L’Éducation nationale constitue aujourd’hui le premier budget de l’État (160,5 milliards d’euros en 2019(1) Rapport 2021 de la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) consultable en ligne : https://www.education.gouv.fr/l-education-nationale-en-chiffres-2021-324545). Elle est constituée de plus de 1 200 000 travailleurs : enseignants, chefs d’établissement, administrateurs, animateurs, etc. Il peut apparaître comme parfaitement évident que l’éducation de la génération à venir soit la priorité d’une société, surtout d’un pays très développé comme le nôtre qui a besoin de travailleurs très qualifiés autant que de citoyens conscients et informés. Alors la question qui s’impose à celui ou celle qui s’intéresse – aussi bien comme analyste que comme professionnel – à ce qui a lieu dans notre école ne peut qu’être : comment est-il possible qu’elle dysfonctionne à ce point ?

Comment, en effet, prétendre que l’école permet la réussite professionnelle des élèves quand le chômage des 15-24 ans tourne autour des 20 % depuis plus de dix ans(2)Chiffres de l’Insee : https://www.insee.fr/fr/statistiques/4238387?sommaire=4238781? L’idée selon laquelle « si tu travailles bien à l’école, tu auras un bon métier » ferait rire la plupart des lycéens s’ils ne vivaient pas dans la crainte que ParcoursSup leur refuse leurs vœux d’orientation(3)T. Schauder, « Parcoursup oblige les jeunes à devenir adultes trop tôt », Le Monde Campus, 24/01/2019.. Comment peut-on affirmer qu’elle forme des citoyens autonomes quand on voit le poids des réseaux sociaux sur leur opinion et leur perméabilité à toutes sortes de théories du complot(4)D’après une récente enquête Milan Presse–CSA, 85 % des 10-15 ans seraient séduits par au moins une théorie du complot : https://www.milanpresse.com/les-actus/enquete-milan-presse-csa-85-des-adolescents-de-10-a-15-ans-sont-seduits-par-les-theses-conspirationnistes? Enfin, n’importe quel correcteur du baccalauréat peut témoigner des défauts d’instruction des lycéens français : mauvaise maîtrise de la langue, connaissances historiques et scientifiques défaillantes, qui font que plus personne aujourd’hui ne pense qu’avoir le baccalauréat signifie être compétent.

Du côté des adultes, ce dysfonctionnement se traduit par un important nombre de démissions et d’arrêts maladie, ainsi qu’une chute continue du nombre de candidats aux concours de l’enseignement(5)https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/01/15/chute-du-nombre-de-candidats-au-concours-de-l-enseignement_6025882_3224.html. « Le plus beau métier du monde » n’attire plus, et pas seulement parce qu’il est mal rémunéré.

Précisons notre pensée : il n’est pas question de faire porter à l’école le poids de la responsabilité de dysfonctionnements qui sont ceux de la société (marché du travail en tension, manque de régulation de l’information, mépris pour tout ce qui ne rapporte pas d’argent). De plus, il n’est pas question de faire preuve de naïveté : les travaux de Bourdieu et Passeron(6)P. Bourdieu et JC. Passeron, Les héritiers, 1964., entre autres, ont depuis longtemps relativisé l’impact de la méritocratie scolaire et de « l’ascenseur social ». L’école n’est pas le remède à toutes les inégalités et, d’ailleurs, en faire le bouc émissaire de l’échec individuel ou collectif est une stratégie pour déresponsabiliser les gouvernements ou le patronat(7)T. Schauder, « « Si l’école faisait son travail, j’aurais du travail » : le slogan du Medef qui interroge sur le rôle de l’école », Le Monde Campus, 11/10/2017..

Cependant, il est indéniable que quelque chose s’est progressivement effrité : l’idée, chère aux philosophes des Lumières, que l’éducation était le facteur principal de l’émancipation individuelle et du progrès social.

L’école et l’intérêt général

Être humain, en effet, ce n’est d’abord pas seulement une histoire de biologie : c’est être doué de parole et de pensée, et on ne parle et ne pense que dans une langue qui est toujours déjà là et que nous devons donc acquérir. C’est être social, et on ne se socialise qu’à travers une culture, des rites, des normes, des valeurs qu’on doit nous transmettre. C’est là une vérité générale : on ne naît pas homme, on le devient par l’éducation.

L’une des caractéristiques de notre culture est que ce travail de transmission et de soin d’un héritage ne doit pas être du ressort de la seule famille, mais de la société tout entière.

L’une des caractéristiques de notre culture est que ce travail de transmission et de soin d’un héritage ne doit pas être du ressort de la seule famille, mais de la société tout entière. Il s’agit de transmettre à l’enfant non pas simplement le savoir-faire qui lui permettra de reproduire la situation de ses parents, mais d’accéder en partie à un idéal plus élevé qui lui permettra d’être un citoyen, c’est-à-dire un membre de la Cité et pas seulement un membre de la domesticité. Pour les Anciens, le citoyen s’adonne à la scholè (le loisir) c’est-à-dire aux activités pleinement humaines, détachées de la seule nécessité de reproduire ses moyens de subsistance : les arts, l’activité sportive, la philosophie, les mathématiques, la rhétorique, etc. S’éduquer, c’est apprendre à maîtriser ses passions et à développer ses vertus.

Au XVIIIe siècle, les grandes théories de l’éducation convergent dans cette idée que la condition sine qua non du progrès social, c’est que les enfants ne reproduisent pas à l’identique le comportement de leurs parents. C’est ainsi que Rousseau écrit à propos de son élève imaginaire Émile :

Vivre est le métier que je lui veux apprendre. En sortant de mes mains, il ne sera, j’en conviens, ni magistrat, ni soldat, ni prêtre(8)JJ. Rousseau, Émile ou de l’éducation, 1762..

Dans la même veine, Kant écrit « qu’on ne doit pas élever les enfants d’après l’état présent de l’espèce humaine, mais d’après un état meilleur, possible dans l’avenir, c’est-à-dire d’après l’idée de l’humanité et de son entière destination »(9) E. Kant, Traité de pédagogie, 1803.. En d’autres termes, il faut nécessairement à un moment ou un autre extraire l’enfant du cocon familial pour l’exposer à la langue, la culture, les normes, etc. que la société considère comme conformes à son idéal, même si cela peut entrer en contradiction avec l’idéal de la famille.

Les fameux « hussards noirs » chantés par Charles Péguy(10) C. Péguy, L’argent, 1913., ce sont ces instituteurs de campagne qui enlèvent les enfants dans les champs pour les amener sur le banc de l’école ; qui empêchent, parfois violemment, aux enfants de parler le patois pour qu’ils acquièrent la langue de la nation ; qui font sortir les croyances religieuses des salles de classe au profit de la science ; qui conduisent les enfants vers les œuvres d’art, l’observation de la nature. Bien sûr, il y a beaucoup de folklore dans cette image. Et surtout, quelque chose qui choque notre représentation actuelle inclusive, respectueuse de la différence de chacun : il existe un idéal supérieur vers lequel doit tendre l’éducation, l’intérêt général, qui n’est ni un consensus ni le plus petit dénominateur commun des différents intérêts particuliers(11)T. Schauder, « L’intérêt général », conférence disponible sur YouTube..

Quels que soient les aménagements qu’on doit apporter à cette vision, le cœur de cette démonstration est que l’école républicaine n’est pas seulement un service public : c’est le creuset dans lequel se forge la res publica, parce que c’est à l’école premièrement(12)« Premièrement », car il aura d’autres occasions d’expérimenter cette res publica dans des associations, un travail, un parti, etc. qu’aura lieu l’arrachement de l’enfant à la sphère restreinte de ses intérêts particuliers et de ceux de sa famille.

La place de l’école dans une société indisciplinée

Comme la République, dont l’existence repose sur des lois et règlements, l’école contraint, mais libère grâce à cette contrainte, ce qu’Emmanuel Kant nomme « discipline » et qui est la toute première tâche de l’éducation selon lui(13)E. Kant, op.cit. En effet, elle contraint le sujet en mettant des obstacles à ses désirs, mais elle le libère en lui faisant accéder à l’autonomie grâce au savoir, à la structuration de la pensée et à la compréhension de son rôle à jouer au sein du corps social. Mais il va de soi que cette autonomie est difficilement compatible avec l’idéal de l’homo oeconomicus, calculateur de son propre intérêt et entrepreneur de lui-même.

On se souvient par exemple de cette déclaration de Margaret Thatcher en 1987 : « Mais la société, c’est qui ? Ça n’existe pas ! Il y a des hommes et des femmes, il y a des familles ». Il est aujourd’hui difficile d’entendre que l’intérêt général de la société doit exiger que parfois l’intérêt particulier cède la préséance, de même qu’un idéal de savoir et de rigueur serait plus important qu’avoir une bonne note. Notre société est profondément utilitariste, individualiste et relativiste. Attention néanmoins à ne pas tomber dans le manichéisme : par beaucoup d’aspects, c’est une excellente chose, ne serait-ce parce que cela garantit à chacun des droits inaliénables en tant que personne. Des valeurs de tolérance, de solidarité, d’ouverture peuvent très bien en découler, alors que faire passer l’individu au second plan peut aussi bien être le cœur d’un projet totalitariste, d’un patriotisme violent ou bien d’un froid calcul technocratique.

De même, il serait stupide de tomber dans la condamnation réactionnaire du laxisme soixante-huitard : la contrainte, la discipline, sont à la lisière de la violence, parfois supposent qu’on accepte une violence parce qu’elle nous paraît légitime. Interdire à un enfant de parler la langue qu’il parle à la maison à l’école, ou le contraindre à rester assis sur sa chaise sont des formes de violence. Mais est-ce que ce n’est pas une violence légitime pour qu’il puisse se former un groupe en état de se comprendre et de travailler ensemble ?

Dans notre société, qui élève au-dessus de tout la satisfaction de ses propres désirs dans la consommation, l’école ne peut qu’être regardée avec suspicion, voire avec une franche haine(14)DR. Dufour, Le Divin Marché, 2007. De plus en plus atomisés, pris dans nos bulles de filtre, nous pouvons facilement oublier aujourd’hui l’existence d’une res publica à prendre en charge et qui supposerait de devoir nous restreindre. L’existence de l’école est une piqûre de rappel, mais – pour le dire à partir de mon expérience personnelle – elle peut donner l’impression non pas de préparer la société de demain, mais plutôt de conserver les vestiges d’une civilisation disparue.

Une école en mal de sens

Résumons-nous : l’école actuelle souffre certes d’un manque criant de moyens, mais aussi d’être en décalage par rapport aux idéaux de la société actuelle. Elle est porteuse d’une vision de l’être humain comme un être potentiel, qui a besoin d’être cultivé, c’est-à-dire qu’on en prenne soin (le latin cultura dérive du verbe colere, prendre soin) pour qu’il advienne. On est aux antipodes de la vision narcissique post-moderne d’un sujet tout-puissant qui doit lutter pour s’affranchir des limites que la société lui impose.

La principale cause du dysfonctionnement de l’école me paraît donc un manque de sens : à quoi sert l’école ? Pourquoi est-elle là puisque, visiblement, la société n’attend rien d’elle, si ce n’est évaluer les élèves ? Car s’il y a bien une chose qu’on lui demande, c’est d’évaluer. Et cette demande ne vient pas seulement d’un ministère frappé « d’évaluationnite » (création de nouvelles évaluations en CP et CE1, fascination pour les classements PISA et TIMSS, réforme du baccalauréat, etc.) : beaucoup de parents d’élèves (y compris enseignants eux-mêmes) se tiennent informés en temps réels grâce à Pronote des évaluations de leurs chérubins et n’hésitent pas à sortir les griffes si elles ne leur conviennent pas !

L’école évalue, c’est tout ce qui lui reste : car le symptôme des métiers dévalués et dévitalisés, c’est « une inflation des procédures d’évaluation ».

L’école évalue, c’est tout ce qui lui reste : c’est la conséquence de sa « bullshitisation »(15)T. Schauder, La société de consumation, 2021. J’emprunte l’expression à D. Graeber, Bullshit Jobs, 2018.. Car le symptôme des métiers dévalués et dévitalisés, c’est « une inflation des procédures d’évaluation » : « On ne perçoit plus un objet concret, mais un écran sur lequel s’affichent des mots, des graphiques, des chiffres, des informations abstraites […] Lorsque le sens de ce que chacun produit échappe à la perception directe, on met en place des instruments de calcul pour chercher à le saisir »(16)V. de Gaulejac, Travail les raisons de la colère, 2011. L’obsession pour la « réussite »(17)A. del Rel, A l’école des compétences, 2010 ; La Tyrannie de l’évaluation, 2013 est d’autant plus grande qu’on ne sait pas ce qu’on espère voir réussir.

Quel avenir pour l’école ?

Il n’est pas impossible que notre système scolaire se trouve à la croisée des chemins. Peut-être faudra-t-il choisir entre une revalorisation de l’école républicaine, mais qui impliquerait que la société tout entière se soit engagée dans de nouvelles manières de vivre et de travailler(18)J’ai exposé ce projet dans La société de consumation où j’en appelle à une « école de la paresse » centrée sur l’apprentissage du temps long.. Ou alors nous nous dirigerons vers cette école à plusieurs vitesses, adaptée aux marchés locaux et aux exigences du patronat, que les dernières réformes paraissent préparer. Une chose est sûre : l’avenir de l’école dépend de l’avenir que l’on souhaite donner à notre société. Il s’agit donc d’un enjeu entièrement politique et nullement technique ou économique.

Les humanistes, les progressistes, les défenseurs de la chose commune doivent s’unir sur le front de l’école. Il ne peut y avoir de consensus : une discussion démocratique, qui sera sans doute âpre, aussi âpre qu’a pu être le débat sur les écoles confessionnelles par exemple, doit s’engager. Depuis trop longtemps, l’école n’est plus au centre du débat public. Peut-être que plus encore que l’école, c’est l’existence de ce débat qui est à défendre aujourd’hui : parlons de l’école !


Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Rapport 2021 de la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) consultable en ligne : https://www.education.gouv.fr/l-education-nationale-en-chiffres-2021-324545
2 Chiffres de l’Insee : https://www.insee.fr/fr/statistiques/4238387?sommaire=4238781
3 T. Schauder, « Parcoursup oblige les jeunes à devenir adultes trop tôt », Le Monde Campus, 24/01/2019.
4 D’après une récente enquête Milan Presse–CSA, 85 % des 10-15 ans seraient séduits par au moins une théorie du complot : https://www.milanpresse.com/les-actus/enquete-milan-presse-csa-85-des-adolescents-de-10-a-15-ans-sont-seduits-par-les-theses-conspirationnistes
5 https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/01/15/chute-du-nombre-de-candidats-au-concours-de-l-enseignement_6025882_3224.html
6 P. Bourdieu et JC. Passeron, Les héritiers, 1964.
7 T. Schauder, « « Si l’école faisait son travail, j’aurais du travail » : le slogan du Medef qui interroge sur le rôle de l’école », Le Monde Campus, 11/10/2017.
8 JJ. Rousseau, Émile ou de l’éducation, 1762.
9 E. Kant, Traité de pédagogie, 1803.
10 C. Péguy, L’argent, 1913.
11 T. Schauder, « L’intérêt général », conférence disponible sur YouTube.
12 « Premièrement », car il aura d’autres occasions d’expérimenter cette res publica dans des associations, un travail, un parti, etc.
13 E. Kant, op.cit
14 DR. Dufour, Le Divin Marché, 2007
15 T. Schauder, La société de consumation, 2021. J’emprunte l’expression à D. Graeber, Bullshit Jobs, 2018.
16 V. de Gaulejac, Travail les raisons de la colère, 2011
17 A. del Rel, A l’école des compétences, 2010 ; La Tyrannie de l’évaluation, 2013
18 J’ai exposé ce projet dans La société de consumation où j’en appelle à une « école de la paresse » centrée sur l’apprentissage du temps long.