Désespérance collective dans les métiers du régalien

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Titre d'un dossier Services publics ou barbarie

Ève Sire-Marin est magistrat honoraire, membre du bureau de l’Appel des appels et de la Ligue des Droits de l’Homme.

Comme les enseignants et les soignants, les métiers du régalien – policiers, greffiers, éducateurs, surveillants pénitentiaires et magistrats – connaissent aujourd’hui un phénomène inédit, la démission.
Dans des métiers jusqu’ici recherchés pour la sécurité de l’emploi, de jeunes fonctionnaires de ces secteurs venant d’obtenir un concours administratif convoité, démissionnent de leur poste dès les premières années.
Dans une lettre adressée en novembre 2020 au garde des Sceaux, une jeune juge écrit après un an de fonction : « la démission m’apparaît comme le seul moyen de panser ma désillusion…« c’est cette sensibilité que j’entends sauver par cet acte de démission. C’est aussi ma liberté de vivre et de m’exprimer que j’entends retrouver, et ce sans réserve ».

L’écart est énorme entre les fonctions envisagées et la réalité du terrain découverte lors du premier poste : dans tous ces métiers, il faut faire du sur-mesure tout en traitant le plus vite possible une masse de situations humaines de personnes en lourde difficulté,

Sauf pour le concours de la magistrature, ces métiers régaliens rencontrent également une grave crise de recrutement. Car l’écart est énorme entre les fonctions envisagées et la réalité du terrain découverte lors du premier poste : dans tous ces métiers, il faut faire du sur-mesure tout en traitant le plus vite possible une masse de situations humaines de personnes en lourde difficulté, il faut gommer les aspérités humaines des fonctions. Très vite les jeunes professionnels doutent de leur mission de service public et s’interrogent sur le sens de leur métier.

Ainsi les gardiens de prison sont incapables, dans les conditions actuelles, d’assumer leur rôle de réinsertion. Ils sont réduits à un rôle de porte-clés, courant d’une cellule à l’autre, sans cesse habités par la peur de l’agression. Plus de 30 % des surveillants pénitentiaires souffrent de dépression, selon une enquête menée dans quatre grandes maisons d’arrêt, dont Fleury-Mérogis et les Baumettes. Un rapport parlementaire remis au Premier ministre le 28 octobre 2019 précisait que plus de 3 agents sur 10 disent avoir consommé des benzodiazépines dans les douze mois précédents et le cachent par peur de perdre leur habilitation à porter une arme, et donc leur emploi.

Malaise dans la police

Quant aux policiers, en 2021, leurs syndicats les ont lancés dans une incroyable sédition contre l’état de droit, prétendant que la justice était le “problème” de la police. Il est dommage que le Beauvau de la sécurité de 2021, se concentrant sur le prétendu laxisme de l’institution de tutelle, la justice,  n’ait pas pu, ou plutôt n’ait pas voulu, éclairer les problèmes internes de l’institution policière.

L’avancement pour les grades les moins élevés de la police, dont la promotion interne, est en effet totalement verrouillé et doit être débloqué, l’absence de perspective de carrière nourrissant leur ressentiment.  Il existe aussi une absence totale de perspectives d’évolution de carrière des policiers de base et un réel clivage entre la hiérarchie policière et les forces de sécurité de terrain.

Par ailleurs, la proportion de gendarmes et de policiers qui mettent fin à leurs jours est plus élevée que la moyenne de la population, ce qui s’explique bien sûr par le contact permanent avec la violence et la souffrance de l’autre, mais aussi par l’épuisement professionnel, psychologique et physique des agents qui sont de plus en plus des “agents de police”, et non plus des gardiens de la paix.

Certes plusieurs dispositifs ont été mis en place pour détecter les policiers fragilisés, mais ils restent bien insuffisants. Le service de soutien psychologique opérationnel de la Police nationale  ne compte que 94 psychologues répartis sur le territoire pour un corps d’environ 150 000 policiers ! Le réseau Sentinelles des “pairs aidants”, spécialement formés pour repérer les signes de mal-être chez leurs collègues, ou la cellule « alerte, prévention, suicide » de la direction des ressources et compétences de la Police nationale (DRCPN) composée d’un psychiatre, d’un attaché principal et d’un brigadier de police ne peuvent pallier une réflexion sur le sens perdu du métier de policier. 

Il faut centrer la formation sur les relations de la police à la population et sur l’éthique du métier plutôt que sur les gestes techniques. Le rattachement de la police judiciaire au parquet et l’augmentation de ses effectifs s’imposent.

Ce mal-être est largement dû à la mauvaise qualité de vie au travail, aux conditions matérielles, à la vétusté des locaux, à la pression liée à la politique du chiffre ou au  manque de reconnaissance et à l’absence de perspective de carrière.
Il est par exemple frappant que de plus en plus de policiers soient favorables à la légalisation du cannabis, constatant l’absurdité de leur mission consistant à interpeller tout usager de stupéfiants, pour permettre de gonfler les statistiques des “infractions constatées” par la police : d’après les derniers chiffres du ministère de la Justice publiés en mars 2021, 227 300 personnes ont été présentées à la justice en 2015 pour des infractions à la législation sur les stupéfiants, mais presque la moitié de ces cas (100 900 personnes) ne concernent que l’usage illicite de produits stupéfiants, essentiellement du cannabis, et non pas les trafics de stupéfiants. De plus en plus de policiers interrogés considèrent eux-mêmes que cette politique de l’interpellation systématique des usagers de drogue est absurde et inefficace, et que leur mission répressive n’a aucun sens en ce qui concerne l’usage, alors que seule une ambitieuse politique de santé publique pourrait aider les consommateurs à rompre avec leurs addictions, comme aux Pays-Bas, en Allemagne, en Belgique et en Italie.

Mais le Beauvau de la sécurité n’a traité que de la question de l’autorité de la police, et ne s’est pas interrogé sur les conditions de production de sa légitimité, comme le dit Sebastian Roché, directeur de recherche au CNRS et spécialiste des questions de sécurité. Aucun espace n’aura d’ailleurs été laissé à l’expression de la société civile concernant l’action policière et la question du lien entre police et population a très peu été abordée.

Évidemment, la conclusion du Beauvau a pleinement satisfait les syndicats de police, maîtres des humeurs et indispensables relais du ministre de l’Intérieur au sein d’un corps dont plus de huit fonctionnaires sur dix sont encartés, puisque ces conclusions ne remettent pas en cause la cogestion syndicale et institutionnelle de la police.

On connaît pourtant les pistes de reconstruction d’une police républicaine, tracées par de nombreux spécialistes du CESDIP(1)Centre de Recherches Sociologiques sur le Droit et les Institutions Pénales. : il faut centrer la formation sur les relations de la police à la population et sur l’éthique du métier plutôt que sur les gestes techniques. Le rattachement de la police judiciaire au parquet et l’augmentation de ses effectifs s’imposent, car la moitié des affaires de délinquance ne sont pas élucidées faute d’identification de l’auteur. Il en résulte de nombreuses nullités de procédure qui obligent les juges à les annuler, puisqu’ils sont tenus d’appliquer le Code de procédure pénale, ce qui est rarement compris par les médias, et encore moins expliqué.

Un meilleur encadrement des gardiens de la paix est aussi nécessaire : on se souvient de l’affaire Cédric Chouviat, mort sur les quais de Seine après son interpellation, où les quatre policiers en cause se connaissaient très peu, étaient pour deux d’entre eux encore stagiaires et commandés par un gardien de la paix faisant office de brigadier.

Bref, on attend du politique la création d’une police qui correspondrait à l’article 12 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen : « La garantie des droits de l’Homme et du Citoyen nécessite une force publique: cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. »

Magistrats, greffiers, éducateurs et surveillants pénitentiaires, un grand corps judiciaire malade

Une justice d’abattage, terrible métaphore

Une tribune du 23 novembre 2021 dans Le Monde (« Nous ne voulons plus d’une justice qui n’écoute pas et qui chronomètre tout »), signée d’une centaine de greffiers et de 6 500 magistrats, soit plus des deux-tiers de la magistrature (dans un corps très parcimonieux de son expression publique en raison du devoir de réserve), commençait ainsi :

« Rentrée des classes, le lundi 30 août 2021. Les élèves attendent devant les écoles et nous devant l’église Saint-Michel, nous enterrons Charlotte, notre jeune collègue de 29 ans, qui s’est suicidée le 23 août 2021 
Cela faisait deux ans qu’elle était magistrate, juge placée envoyée de tribunaux en tribunaux pour compléter les effectifs des juridictions en souffrance du Nord et du Pas-de-Calais. Charlotte mesurait la charge de travail et le niveau d’exigence qu’elle devait atteindre pour devenir la magistrate humaine et rigoureuse qu’elle souhaitait être.
Nous souhaitons affirmer que son éthique professionnelle s’est heurtée à la violence du fonctionnement de notre institution.
Charlotte a eu deux années de fonction particulièrement éprouvantes et elle a surmonté les événements avec un grand professionnalisme, un enthousiasme et une implication indéniables. À sa sortie de l’école de la magistrature, unique juge au sein d’un tribunal d’instance, elle a su faire face avec persévérance à plusieurs situations inédites, telles que la gestion des urgences pendant le premier confinement, seule, le personnel de greffe ayant été congédié, puis la mise en œuvre d’une réforme conduisant à la suppression de ce même tribunal.
À ses conditions de travail difficiles s’ajoutaient des injonctions d’aller toujours plus vite et faire du chiffre. Mais Charlotte refusait de faire primer la quantité sur la qualité. Elle refusait de travailler de façon dégradée. À plusieurs reprises, au cours de l’année qui a précédé son décès, Charlotte a alerté ses collègues sur la souffrance que lui causait son travail. Comme beaucoup, elle a travaillé durant presque tous ses weekends et ses vacances mais cela n’a pas suffi.
…Ces situations ne sont pas anecdotiques. Nous y sommes confrontés chaque jour et nous devons les affronter, les assumer en tant que face visible d’une justice qui maltraite les justiciables, mais également ceux qui œuvrent à son fonctionnement, greffiers et magistrats.
Floriane, de la même promotion que Charlotte, écrivait dans sa lettre de démission en septembre 2020, un an après sa prise de fonction : « J’ai vu bien trop de collègues en souffrance, qu’ils se l’avouent ou le dénient. Que fait l’institution de cette souffrance ? Elle la tait, comme elle tait ses manifestations : les abus d’autorité, le harcèlement, le surmenage, ou même les suicides. On récompense ceux qui la nient et on préfère dire de ceux qui se l’avouent qu’ils n’avaient pas les épaules”.
Aujourd’hui, nous témoignons car nous ne voulons plus d’une justice qui n’écoute pas, qui raisonne uniquement en chiffres, qui chronomètre tout et comptabilise tout.
Nous, magistrats, faisons le même constat que les justiciables. Nous comprenons que les personnes n’aient plus confiance aujourd’hui en la justice que nous rendons, car nous sommes finalement confrontés à un dilemme intenable : juger vite mais mal, ou juger bien mais dans des délais inacceptables…
Nous constatons chez nos partenaires du quotidien (services publics de la santé, de l’éducation, de la police…) la même souffrance éthique, le même sentiment de perte de sens.

Charlotte était donc magistrate à Béthune, juge placée, comme on dit dans le sabir judiciaire. On pourrait plutôt dire “pompier judiciaire”. Cette fonction exercée par les magistrats débutants est sans doute l’une des plus difficile dans la justice. Comme pour les jeunes professeurs, nommés sur les postes les plus exigeants. Cherchez l’erreur. Quant à Charlotte, elle devait éteindre le feu dans tous les tribunaux où on lui demandait d’aller, dans le très vaste ressort de la cour d’appel de Douai, de Dunkerque à Arras, héritant pour quelques semaines de centaines de dossiers en souffrance depuis des mois. Elle était successivement en charge, dans des juridictions sinistrées, des enfants en danger comme juge des enfants, des détentions provisoires comme juge des libertés, des audiences civiles interminables comportant chacune, pour une demi-journée, 30 ou 40 dossiers de locataires surendettés craignant l’expulsion. Il lui fallait, pour 3 ou 4 mois, apprendre et appliquer des droits totalement différents, un peu comme si un médecin devait être tour à tour dans la même année, cardiologue, psychiatre puis rhumatologue.
 Chez les greffiers, les difficultés sont les mêmes. Il n’est pas rare qu’un même greffier d’audience correctionnelle cumule 40 heures supplémentaires par mois, puisque bien des audiences de comparutions immédiates se terminent après minuit ; or seules 25 heures supplémentaires mensuelles peuvent être rémunérées.

Burn out, arrêts maladie se multiplient, sans que la chancellerie ne consente à en donner les chiffres exacts. Mais dans tous les tribunaux, chacun est mis à contribution, en plus de la charge écrasante de travail, pour remplacer au pied levé les collègues absents. Et pendant ce temps-là, les délais de la justice s’allongent tant que la France est régulièrement condamnée par la CEDH pour absence de délai de décision raisonnable (2)La France est dans le peloton de tête, 12e sur les 47 pays de Conseil de l’Europe, à être régulièrement condamnée à ce titre par la Cour Européenne des Droits de l’Homme, selon le rapport 2020 de la CEPEJ (Comité européen pour l’efficacité de la justice).. Surtout, le sens même de l’office du juge est anéanti. Comme me le disait un collègue juge de l’exécution des décisions de justice, « nous sommes les juges de l’inutile ».

Clochardisation de la justice

On connaît les causes les plus apparentes de ces dysfonctionnements. La première est la “clochardisation de la justice”, selon l’expression d’un ancien Garde des Sceaux : malgré les récents efforts budgétaires, essentiellement affectés à la construction de places de prison, la France souffre terriblement d’un manque de moyens judiciaires, tant du point de vue du budget de la justice (14e rang sur 27 en Europe) que des effectifs de magistrats et de greffiers (23e rang sur 27).
De même, l’accumulation de textes législatifs répondant à des faits divers (cinq lois contenant des dispositions pénales en 2021) complique et retarde l’office du juge, qui doit en permanence vérifier les textes applicables. Le résultat est calamiteux tant pour les citoyens que pour les magistrats.

Quelques exemples

Lorsqu’un enfant est en danger, il faut souvent un an à dix-huit mois pour que la mesure éducative prononcée par les juge des enfants soit exécutée. Et dans certains tribunaux, elle est ordonnée sans même voir l’enfant et la famille, sans que cette décision intrusive et contraignante soit expliquée par le juge, ce qui lui ôte tout sens. Les éducateurs chargés de la mesure peuvent cumuler l’exécution de 30 à 50 mesures éducatives, tandis qu’un conseiller d’insertion et de probation est en charge d’environ 70 condamnés.

Malgré les récents efforts budgétaires, essentiellement affectés à la construction de places de prison, la France souffre terriblement d’un manque de moyens judiciaires, tant du point de vue du budget de la justice que des effectifs de magistrats et de greffiers.

Autre exemple, on sait désormais que les violences conjugales surviennent souvent dans une situation de conflit ou de séparation du couple. Mais les délais de jugement des juges des affaires familiales sont d’un an à dix-huit mois ; la réduction de ces délais, et donc l’augmentation du nombre de juges, contribuerait à la lutte contre ce fléau.

De plus, lorsque le juge convoque enfin les parties, l’audience dure 15 minutes au plus par dossier et sans greffier pour noter. Là encore quel est le sens de cette justice ? Derrière le décorum de l’audience, les horaires tardifs, l’impression pour les justiciables de ne pas être écoutés et d’être jugés de façon expéditive sans rien comprendre aux décisions qu’ils reçoivent, la “gouvernance par les nombres” (3)Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Cours du collège de France, éditions Fayard. désespèrent les greffiers et les magistrats.

Gouvernance par les nombres

La Justice, elle aussi, est soumise à l’épreuve du “new management public”, qui  n’a épargné aucune des composantes de la fonction juridictionnelle depuis la LOLF en 2001 (loi organique relative aux  lois de finances) : la justice est gouvernée par les nombres imposant une “production” maximum de jugements, motivés au minimum, sur le seul paramètre du rendement. Par exemple le fait de renvoyer des dossiers pour que les parties s’expliquent sur un point nécessaire à la solution du litige ou pour qu’un justiciable malade ou son avocat soient présents à l’audience est très mal perçu par les chefs de juridiction au moment de la notation annuelle des magistrats, car ces décisions, positives pour les citoyens, sont négatives pour les statistiques.

Les chefs de juridiction s’intéressent surtout aux stocks et au flux des dossiers, ce qui produit des injonctions contradictoires pour les personnels de justice qui ont souvent choisi ces métiers pour l’aspect humain. Ils doivent arbitrer entre le temps et la qualité de leur intervention et faire du cousu-main avec du contentieux de masse.

Le produit fini est une décision illisible reçue par les parties, rédigée dans une novlangue guignolesque, issue de logiciels obstinés et totalement inadaptés au droit, conçus par des sociétés de conseil. Comment les décisions judiciaires peuvent-elles être acceptées par les intéressés dans ces conditions ?

D’ailleurs un rapport de septembre 2011 de la mission de recherche Droit et justice, rattachée au CNRS, démontre que, contrairement aux palinodies des médias et des politiques, les Français font à 70 % confiance en la justice, mais lui reprochent, à raison, son manque d’attention et d’écoute, et la disproportion entre le temps passé à attendre une décision et le très court temps consacré à leur affaire lors de l’audience (4)Enquête dirigée par Cécile Vigour, directrice des recherches au CNRS, “Les rapports de citoyen-nes à la justice”, Actu-Recherches n° 11, 17 entretiens collectifs par groupes de 18 personnes pendant 3 heures et 2770 personnes interrogées.. Le pire est que, selon ce rapport, les magistrats intériorisent complètement, lorsqu’on les interroge, l’idée fausse d’une crise de confiance en la justice au lieu de revendiquer leur rôle comme une condition du vivre ensemble et de déplorer ce que les justiciables interrogés qualifient spontanément de ” justice de classe”.

Les États Généraux de la justice, une baudruche dégonflée

Prétendant guérir cette grande malade qu’est la justice en cinq mois, d’octobre 2021 à février 2022, le Garde des Sceaux a organisé les États généraux de la justice. L’appellation même de cette initiative, descendue directement de la chancellerie, est mensongère. Il ne s’agit pas de recueillir les doléances des professionnels et des citoyens, mais d’imposer des orientations décidées d’avance, au travers de questionnaires totalement orientés.g

Les questionnaires proposés sur le site Parlons Justice ! préemptent les conclusions des États généraux :  le choix d’une justice à l’américaine, marginalisant le juge, où l’essentiel des litiges est réglé par des transactions sur la peine (le plaider-coupable) ou sur des indemnités, entre avocats rémunérés par les parties.

Il ne s’agit pas de recueillir les doléances des professionnels et des citoyens, mais d’imposer des orientations décidées d’avance…
La justice française est à un tournant. On ne peut continuer d’assister à sa dégradation qui lui fait perdre tout sens et nourrit le déficit de confiance de la population dans l’institution.

Quelques exemples : :
 « Faut-il réserver l’accès au juge pour les cas les plus complexes ou urgents, et systématiser pour les autres cas une tentative de règlement amiable… ?

Faut-il réserver l’audience aux infractions les plus graves …et systématiser pour les autres cas une peine négociée ?
Que pensez-vous d’un modèle de justice pénale dans lequel…les victimes et les mis en cause doivent contribuer à apporter les preuves utiles ?».

Il n’est pas précisé que dans ce modèle, dit accusatoire, les frais d’avocats sont très élevés, car ce sont eux qui recherchent les preuves (expertises, témoignages…). En France ils sont payés par l’État, au titre des frais de justice.

Il n’est donc pas étonnant que, pendant que le garde des Sceaux est à la peine sur sa feuille de route, devant de plus en plus souvent annuler des débats boycottés par les personnels de justice, de Chalons en Champagne et à Nantes, les avocats manifestent massivement leur soutien aux motions votées dans les juridictions contre la justice d’abattage. Beaucoup de ces motions revendiquent de cesser l’audience à 21 heures. Oui, les magistrats et greffiers demandent au XXIe siècle de finir le travail à 21 heures, quand ils l’ont commencé à 9 heures, pour ne pas lever l’audience à 2 heures du matin et ne travailler que 12 heures par jour !

Et les procureurs, pourtant liés hiérarchiquement au garde des Sceaux, sont entrés dans l’arène de façon houleuse lors d’une réunion avec lui le 29 novembre, ce qui leur a valu d’être accusés d’avoir des “arguments de cour d’école”.

Aucun thème des États généraux de la justice ne concerne le manque de moyens et la souffrance au travail. Faute d’avoir pu être réellement débattus dans ces réunions organisées par la Chancellerie, les vrais problèmes de la justice s’expriment dans la rue par les professionnels de terrain, comme lors de la journée d’action et des rassemblements régionaux et nationaux du 15 décembre 2021. Alors que le rôle de la justice est de rétablir la paix sociale, ni l’intérêt des citoyens ni les principes fondamentaux du droit issus des Lumières ne sont solubles dans le management et la rationalité budgétaire. La justice française est à un tournant. On ne peut continuer d’assister à sa dégradation qui lui fait perdre tout sens et nourrit le déficit de confiance de la population dans l’institution.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Centre de Recherches Sociologiques sur le Droit et les Institutions Pénales.
2 La France est dans le peloton de tête, 12e sur les 47 pays de Conseil de l’Europe, à être régulièrement condamnée à ce titre par la Cour Européenne des Droits de l’Homme, selon le rapport 2020 de la CEPEJ (Comité européen pour l’efficacité de la justice).
3 Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Cours du collège de France, éditions Fayard.
4 Enquête dirigée par Cécile Vigour, directrice des recherches au CNRS, “Les rapports de citoyen-nes à la justice”, Actu-Recherches n° 11, 17 entretiens collectifs par groupes de 18 personnes pendant 3 heures et 2770 personnes interrogées.