“Les Trois sœurs du Yunnan”, film de Wang Bing

En collaboration avec l’association 0 de Conduite

Dix ans après avoir filmé les naufragés de la désindustrialisation dans le monumental A l’Ouest des rails, Wang Bing poursuit, dans une version rurale, avec Les trois sœurs du Yunnan à tracer la cartographie d’une Chine invisible, à l’ombre des cités côtières du pays, enivrées par le mirage des « bienfaits » du capitalisme globalisé.

Loin des images touristiques, quelque part dans l’immensité des montagnes du Yunnan, dans un village perché à plus de 3 000 mètres d’altitude, trois sœurs vivent seules dans une ferme. Yingying, âgée de 10 ans, veille sur ses sœurs Zhenzhen, 6 ans, et Fenfen, 4 ans. La mère a quitté le foyer, quant au père, il est parti en ville grossir les bataillons de travailleurs précaires dans l’espoir d’améliorer les conditions de vie de sa famille. Certes, une tante et un oncle taiseux affairés à leurs tâches quotidiennes ainsi qu’un grand-père endurci par le climat sont présents dans le voisinage et tiennent lieu de « proches », si tant est que ce mot ait un quelconque sens dans le parti pris du réalisateur.

Sans point de vue surplombant, se plaçant à hauteur des enfants sans tomber dans une empathie facile, la caméra de Wang Bing ne perd à aucun moment ces trois sœurs livrées à elles-mêmes dans leur quotidien boueux, froid et humide. C’est dans un va et vient entre la maison, à l’intérieur en clair-obscur enfumé, et les monts environnants, baignants dans une brume épaisse sous de violentes bourrasques de vent, que se mêlent jeux, travaux paysans, vie domestique et désœuvrement. Autant de moments sans liens directs entre eux. La trame narrative s’effiloche au profit de la force de l’action.

Un western sans chevauchée

A la différence d’un de ses précédents films, Fengming, chronique d’une femme chinoise, la parole se fait ici rare. Le réalisateur saisit avant tout des gestes dans leur durée, car Wang Bing sait prendre le temps, c’est-dire trouver le juste tempo afin de dépasser le caractère descriptif pour rendre compte de la difficulté du combat de ces enfants pour être au monde à travers leurs actions.

Décrotter des chaussures, préparer le feu, couper des choux, laver des pommes de terre ou ramasser des pommes de pin, autant de scènes qui s’inscrivent dans un présent sans mémoire ni avenir. Hormis peut-être le bref moment où Yingying est à l’école mais qui est vite rattrapée par ses taches à la ferme après le rappel à l’ordre du grand-père.

La marche dans les paysages est un motif central et récurrent du film sans pour autant tomber dans le piège contemplatif. Les sœurs arpentent les grandes étendues pour y amener les bêtes ou chercher le crottin. On devine que les monts qu’elles parcourent inlassablement leur sont intimes, familières et qui finissent par être trop petits. Le paysage ressemble à celui d’un de western mais auquel il manquerait tout espoir de chevauchée. Paradoxalement, ces étendues sont comme une limite à ces enfants où toute projection est impossible au delà de la ligne d’horizon. « Personne ne veut de moi ? Ni de moi, ni des cochons ? » s’interroge le petit Fenfen, parmi les cochons, face à l’espace bouché par la brume.

Rien ne peut se construire dans cette temporalité et cet espace du quotidien. C’est justement là que réside la vraie violence du film au-delà des guenilles et des poux. Ce sentiment devient plus fort encore lorsque Yingying se retrouve seule après le départ de ses deux petites sœurs pour la ville avec leur père. C’est certainement la partie la plus aiguë du film.

Mais ces actions et ces espaces sans perspective sont, malgré tout, submergés par la vitalité des enfants qui annihile tout sentiment de misérabilisme. Si l’inscription dans l’espace, tout comme dans la temporalité, est difficile, ne reste ici que l’énergie des corps où l’épuisement et l’abattement ne sont pas de mise. Le combat continue, un combat profondément humain.

On pourra vérifier la rigueur et la singularité de son travail en (re)voyant les films et les photographies de Wang Bing, actuellement présentés au Centre Pompidou jusqu’au 26 mai.

Les Trois sœurs du Yunnan.
Réalisateur : Wang Bing.
France/Hongkong, 2012.
2h 28 min
Distributeur : Les Acacias.