Le protectionnisme : un gros mot ou une réponse sociale et écologique ?

Depuis la rentrée 2018, l’actualité économique ré-ouvre un débat qui oppose depuis bien longtemps les économistes. En effet, le président nord-américain Donald Trump a annoncé son intention de taxer les importations chinoises à hauteur de 200 milliards de dollars (10% sur les produits chinois, qui pourrait passer à 25% en 2019), dans le but de rééquilibrer la balance commerciale depuis longtemps déficitaire avec ce pays. Depuis, nombre d’économistes et d’éditorialistes se sont inquiétés de la possible escalade tarifaire (on parle même de risque de guerre commerciale) et d’un retour du protectionnisme à l’échelle mondiale.

Dans la bouche de ces experts, le protectionnisme est un gros mot, le genre de concept que l’on agite dans les moments de troubles pour effrayer les citoyens. En effet, le protectionnisme est très vite associé à un champ lexical fort, capable de toucher profondément nos affects. Il serait ainsi synonyme de « retour à l’âge de pierre », de « guerre », de « nationalisme » et de « fermeture des frontières ». Plus grave encore, il serait responsable de la crise mondiale de 1929, du retard de développement économique de la France au XIXe siècle ou de la montée de l’idéologie fasciste.

Pourtant, force est de constater que le capitalisme financiarisé qui régit nos comportements économiques depuis les années 1980 et son bras armé, le libre-échange, ne sont pas si innocents que cela. Nombre d’études scientifiques ont fait la démonstration ces dernières années de la responsabilité du libre-échange dans l’explosion des inégalités, le dérèglement climatique, la mise sous pression des salariés (réduction des rémunérations, dépressions, burn-out voire suicides), le chômage et les délocalisations/non-localisations (1) Voir, par exemple, un rapport sénatorial sur cette question ici et ici. Même le libre commerce pacificateur cher à Montesquieu semble rogner les principes de base de la démocratie en imposant des tribunaux d’arbitrage privés dans le cadre des négociations bilatérales de traités de commerce (TAFTA, CETA, JEFTA) et en imposant des orientations politiques aux gouvernements sous la pression de la concurrence. Ces politiques reposent, entre autres, sur le mythe de la concurrence non faussée : du fait des multiples différences structurelles entre pays (systèmes fiscaux et légaux, niveau d’éducation, démographie, etc.) et qui ne peuvent changer à court terme, la concurrence internationale ne peut qu’être faussée.

Dès lors, notre constat rejoint celui de J.M Keynes qui, en 1933, écrivait :

Le capitalisme international et néanmoins individualiste, décadent mais dominant depuis la fin de la guerre, n’est pas une réussite. Il n’est ni intelligent, ni beau, ni juste, ni vertueux, et il ne tient pas ses promesses. En bref, nous ne l’aimons pas et nous commençons à le mépriser. Mais quand nous nous demandons par quoi le remplacer, nous sommes extrêmement perplexes.
J.M Keynes (1933), « De l’autosuffisance nationale ».

Le seul amendement que nous pourrions proposer à cette citation de Keynes est l’absence de solution alternative. En effet, si on fait abstraction de la doxa libérale, le protectionnisme apparaît comme une alternative crédible, envisageable et même souhaitable. Cependant, il est alors nécessaire de bien préciser les contours de ce concept.
Pour cela, il convient dans un premier temps de définir précisément le terme. A partir de cette définition et de la mobilisation de l’histoire économique et de la littérature académique récente, nous pourrons proposer une typologie des différents protectionnismes.

Le protectionnisme, de quoi parle-t-on vraiment ?

Le protectionnisme est une politique commerciale qui, au contraire du libre-échange, regroupe l’ensemble des moyens mis en œuvre par un État pour protéger son marché intérieur de la concurrence internationale. Il vise donc à contrôler, les importations de biens et services en provenance de l’étranger.

La difficulté avec le protectionnisme, est qu’il peut justifier nombre d’objectifs différents et parfois contradictoires. En déroulant le fil de l’histoire économique on trouve l’imposition de mesures de protection pour punir un pays étranger, rééquilibrer ses déficits extérieurs, protéger l’emploi national, garantir la sécurité économique et même aider une industrie à se développer ou protéger son modèle social. Dès lors, il est facile pour les libéraux de souligner certains objectifs pour mieux cacher tous les autres.

Mais si le protectionnisme est un gros mot, une hérésie, on devrait pouvoir affirmer, sans hésitation aucune, que nous vivons aujourd’hui dans un monde totalement libre-échangiste. Les pays les plus libéraux devraient, sans restrictions, avoir leurs frontières ouvertes à tous types d’échanges. Mais est-ce là une description fidèle de la réalité des échanges économiques ? Certes, depuis la création du GATT en 1947 et celle de l’Organisation Mondial du Commerce (OMC) en 1995, les droits de douanes n’ont cessé de diminuer. La « régulation » du commerce par l’OMC a été synonyme de déréglementation et de dérégulation pour la majorité des pays. Mais derrière cette belle fable libérale, la réalité est toute autre. Dans un premier temps, il ne faudrait pas oublier qu’il n’existe pas un pays au monde qui ne se soit développé sans l’aide d’une politique protectionniste, que ce soit sous forme de prohibitions ou en usant de tarifs douaniers. Dans un second temps, il est à noter que les pratiques protectionnistes perdurent et qu’il y a eu augmentation, face aux injonctions de l’OMC, de méthodes alternatives pour limiter les importations – ce que l’on appelle les mesures non tarifaires (normes, réglementations de santé publique…). Il semblerait que derrière les beaux discours, les Etats les plus puissants soient plus enclins à se protéger qu’à souffrir d’un commerce totalement dérégulé. Pire encore, l’un des pays les plus farouchement libéraux dans l’esprit de nombre de citoyens, les USA, dispose d’une loi depuis 1933 qui réserve le marché intérieur aux entreprises américaines pour toutes commandes publiques supérieures à 2500 dollars.

Dès lors, si le protectionnisme est un gros mot davantage dans les discours que dans les pratiques, pourquoi ne pas assumer au grand jour la nécessité de répondre aux défis majeurs de notre siècle par la mise en place d’une telle politique commerciale ? Pour s’en convaincre, et répondre aux accusations, il convient de préciser quel type de protectionnisme nous souhaitons voir émerger.

Un protectionnisme, des protectionnismes

Comme nous l’avons vu précédemment, il n’existe pas un protectionnisme mais des protectionnismes. La littérature académique et l’apport de l’histoire nous permettent de dresser une typologie des différents protectionnismes. Nous en présenterons ici trois formes :

  • Le protectionnisme traditionnel. C’est l’idéal-type du protectionnisme mis en avant par les libéraux pour discréditer le concept. Ce type de protectionnisme vise à imposer des droits de douane dans le but de préserver les intérêts de certaines industries ou secteurs économiques. Le protectionnisme traditionnel ne s’accompagne pas d’une réflexion en matière économique sur les industries à cibler mais est plutôt fortement dépendant de l’influence des groupes de pression. Par ailleurs, il s’accompagne très souvent d’un discours nationaliste de grandeur de la nation (« Make America Great Again ») et de protection du travail national. Historiquement, c’est le type de protectionnisme mis en place en 1892 en France (tarif « Méline ») sous l’influence des puissants lobbies agricoles, dont les effets ont été ambigus (préservation de l’emploi agricole au détriment du développement industriel). Aujourd’hui c’est le type de protection que semble avoir choisi Donald Trump ainsi que celui prôné par le Rassemblement National de Marine Le Pen. Ce protectionnisme laissant la place de manière excessive à la satisfaction d’intérêts particuliers, il défavorise l’innovation et se révèle peu efficace.
  • Le protectionnisme comme politique de développement économique (ou protectionnisme éducateur). Ce type de protectionnisme s’appuie sur les travaux d’Alexander Hamilton et Friedrich List. Selon ces auteurs, il est nécessaire pour qu’une nation se développe, de protéger les « industries naissantes ». L’idée défendue est qu’une jeune industrie innovante n’est pas en capacité d’affronter tout de suite la concurrence internationale. En effet, de par son manque d’expérience, de productivité et de compétitivité, celle-ci serait tout de suite écrasée par des industries étrangères plus expérimentées. Selon List, ce protectionnisme ne doit en aucun cas être total. Au contraire, il doit être sélectif (il convient de protéger les industries qui ont une forte capacité d’entraînement pour le reste de l’économie), modéré (il ne s’agit pas d’imposer des droits de douane prohibitifs) et temporaire (il ne se justifie que le temps que l’industrie nationale devienne compétitive). Cette protection des industries dans l’enfance a été largement utilisée au XIXe siècle notamment par des pays comme l’Allemagne ou les Etats-Unis mais aussi par bon nombre de pays asiatiques pendant le XXe siècle. Économiquement, les études montrent qu’il permet de créer de véritables fleurons industriels qui auront des répercussions positives sur l’ensemble de l’économie. Il est aussi démontré que cette protection encourage l’innovation car elle n’est pas dirigée vers des industries qui modernisent peu leurs pratiques.
  • Le protectionnisme comme altermondialisme, ou protectionnisme solidaire. Face à la mondialisation libérale que nous connaissons depuis les années 1970, de nombreux économistes, associations, citoyen.nes portent l’idée d’une autre mondialisation, et à leur suite, la France insoumise. Ceux-ci prônent un internationalisme solidaire et coopératif. De cette volonté de construire une autre mondialisation, contre les méfaits du libre-échange, l’idée d’un protectionnisme altermondialiste a émergé. Dans les faits, l’idée est d’imposer une protection afin de favoriser les circuits courts, de limiter les échanges internationaux de marchandises et ainsi réduire la pollution due au commerce international. En parallèle de cet aspect écologique nécessaire, les défenseurs de ce type de protectionnisme soulignent la nécessité que celui-ci soit négocié entre les pays (véritable coopération internationale) et solidaire, c’est-à-dire qu’ils permettent une véritable politique de solidarité internationale envers les pays en développement. On est loin ici du protectionnisme unilatéral de Donald Trump ou nationaliste de Marine Le Pen.Pour résumer le protectionnisme comme altermondialisme, nous pouvons encore nous tourner vers J.M. Keynes :

    « Les idées, le savoir, la science, l’hospitalité, le voyage, doivent par nature être internationaux. Mais produisons chez nous chaque fois que c’est raisonnablement et pratiquement possible, et surtout faisons en sorte que la finance soit nationale. Cependant, il faudra que ceux qui souhaitent dégager un pays de ses liens le fassent avec prudence et sans précipitation. Il ne s’agit pas d’arracher la plante avec ses racines, mais de l’habituer progressivement à pousser dans une direction différente » J.M Keynes (1933), « De l’autosuffisance nationale »

     

Pour un protectionnisme écologique et solidaire

Fort de cette typologie et de ces différents protectionnismes, nous pouvons désormais mieux aborder la politique commerciale défendue par l’Avenir En Commun. La réflexion menée par le groupe de travail du livret « Produire en France » s’inspire en effet en grande partie des deux derniers types de protectionnisme que nous avons précédemment présentés.

Par conséquent, il est désormais clair que toutes tentatives de dresser un axe « Rassemblement National – France Insoumise » ne seraient que malhonnêteté intellectuelle. En effet, en sus des différences fondamentales relevées entre le protectionnisme traditionnel prôné par les premiers et le protectionnisme écologique et solidaire porté par les seconds, il existe une opposition radicale en ce qui concerne la finalité de la politique commerciale et la méthode pour la mettre en œuvre.

Le protectionnisme décrit dans le programme de l’Avenir en commun porte une remise en cause de la « course au moins disant ». Qu’elle soit écologique, sociale ou économique cette escalade des dumpings est néfaste et il est nécessaire d’y mettre fin. Enfin, le protectionnisme écologique et solidaire ne doit pas être vu comme une fin en soi, un objectif à atteindre mais plutôt comme un moyen au service d’une politique plus globale, sociale et environnementale.

La méthode pour la détermination de cette nouvelle politique commerciale doit être innovante. Non seulement, pour les raisons évoquées plus haut, le protectionnisme doit autant que possible être négocié et multilatéral, mais il doit fonder ses principes de taxation sur des critères sociaux et environnementaux. Sur ce point, ce protectionnisme doit permettre de proposer une taxe qui vise à empêcher l’importation de produits fabriqués et transportés dans des conditions écologiques et sociales non satisfaisantes. Enfin, le protectionnisme de la France Insoumise doit permettre et accompagner la transition écologique et économique de la France grâce au développement d’industries innovantes telles que celles de l’économie de la mer.

Plus globalement, toute atteinte à la biodiversité, à la dégradation des sols, à la qualité de l’air, la fragilisation d’habitats naturels imposent de nouveaux processus de création et d’usages des ressources naturelles de nos territoires.

Par exemple, les forêts françaises, ressources naturelles au fort potentiel, doivent être protégées dans la mesure où elles permettent la création de nouveaux produits, matériaux, ingénieries industrielles écologiques nécessaires pour faire face au changement climatique. Actuellement, ces forêts sont mises en danger et les sols altérés, notamment du fait de la vente de nombre d’entre elles sur les marchés internationaux.

En conclusion, face aux cris d’alerte de l’oligarchie bien-pensante sur les risques d’une guerre commerciale (voire, guerre tout court !) qu’entraînerait une politique protectionniste, il est facile d’opposer une argumentation en faveur d’un protectionnisme écologique et solidaire. Dans un premier temps, force est de constater que nous vivons depuis trente ans dans un climat de guerre économique et sociale – celle des entreprises contre les salariés – à coup de concurrence sociale, concurrence fiscale et concurrence environnementale. Par conséquent, le protectionnisme, dès lors qu’il est conçu comme une politique progressiste, peut permettre des négociations visant à privilégier la coopération et l’entraide dans les échanges internationaux. Le protectionnisme commercial ne saurait en outre être développé sans une remise en cause drastique de la libre circulation des capitaux sous forme d’autorisation préalable à toute entrée et sortie de capitaux du territoire national, afin de combattre aussi bien la fraude et l’évasion fiscale que les circuits de blanchissement de l’argent de la grande criminalité.

La réponse des libéraux ne se fera pas attendre et nous serons probablement accusés de faire peser nos mesures sur les consommateurs. C’est faire oublier que le libre-échange pèse en premier lieu sur les travailleurs (dumping social) et sur les citoyens (dumping fiscal, au détriment des services publiques, et environnemental). C’est aussi oublier que si les mesures de protection peuvent effectivement peser sur les consommateurs nationaux, elles peuvent largement être compensées par une politique fiscale ambitieuse et égalitaire et être parfois souhaitables.

Dans un monde où la concurrence s’attaque à tout ce qui nous lie, le protectionnisme écologique et solidaire apparaît non seulement être une alternative crédible mais surtout nécessaire.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Voir, par exemple, un rapport sénatorial sur cette question ici et ici