Modeste proposition pour empêcher les vieillards d’être à la charge de leurs enfants ou de leur pays et pour les rendre utiles au public Libre adaptation du texte de Jonathan Swift de 1729

Le Dr Christophe Trivalle est chef de service à l’hôpital Paul Brousse (Villejuif), SSR Alzheimer – Pôle gériatrie
Site internet : http://gerontoprevention.free.fr/

 

C’est une triste chose pour ceux qui se promènent dans nos grandes villes ou voyagent dans la campagne, que de voir les rues, les routes et les portes des maisons encombrées de mendiants que suivent trois, quatre ou six enfants tous en haillons et importunant chaque passant pour avoir l’aumône. Ces mendiants n’ont pas de travail, ni de logements pour les accueillir. Il y a dans notre pays 9 millions de pauvres et 4 millions de mal logés, sans compter les migrants. Dans notre société du travail cette situation n’est plus acceptable.

En même temps, notre nation compte de plus en plus de vieillards qui coûtent pour nos finances et appauvrissent leurs enfants. De plus, ces vieillards sont souvent concentrés entre eux, dans des établissements d’hébergement, les excluant du reste de la société, les confinant dans des « lieux de vie » souvent violents et même maltraitants, hâtant l’apparition de leur dépendance tant physique que morale. La surmédicalisation de la fin de vie de ces vieillards contribue à les maintenir dans une vie de souffrance à la fois physique et mentale. Cette situation indigne génère en miroir un sentiment d’indignité de ces vieillards. Il n’est pas admissible que l’état de vulnérabilité de ces vieillards les contraigne à finir leur vie dans des conditions et des lieux qui ne peuvent pas leur apporter le sentiment de dignité et de respect qu’ils sont en droit d’attendre.

Même à domicile, les vieillards sont souvent isolés, abandonnés et n’ont plus de visites comme on a pu le voir lors de la grande canicule. Chacun désire vivre longtemps, mais personne ne voudrait être vieux. On voudrait tellement être éternel, jeune, hyper-performant ! Pourtant la perte progressive d’autonomie et le déclin cognitif inéluctable s’inscrivent dans la normalité de l’espèce humaine. Perdre la mémoire dans le grand âge est normal. L’invention de l’Alzheimer et de la dépendance pour définir les aléas de ce stade ultime du parcours de vie font que les vieillards ne participent plus aux choix fondamentaux de leur fin de vie. D’une certaine manière il faut libérer les vieillards que nous sommes ou que nous deviendrons, et c’est le propos de mon projet.

Tous les partis tombent d’accord, je pense, que ce nombre prodigieux de vieillards, dans le déplorable état de notre pays, est un très grand fardeau de plus ; c’est pourquoi quiconque trouverait un moyen honnête, économique et facile de faire de ces vieillards des membres utiles de la communauté, aurait assez bien mérité du public pour qu’on lui érigeât une statue comme sauveur de la nation.

Ma sollicitude est loin de se borner aux vieillards en institution; elle s’étend beaucoup plus loin, et jusque sur tous les vieillards d’un certain âge, sans descendance ou qui ont des enfants aussi peu en état réellement de pourvoir à leurs besoins que ceux qui demandent l’aide de l’Etat.

Pour ma part, ayant tourné mes pensées depuis bien des années sur cet important sujet, et mûrement pesé les propositions de nos faiseurs de projets, je les ai toujours vus tomber dans des erreurs grossières de calcul. Et c’est précisément lorsque les vieillards sont devenus dépendants que je propose de prendre à leur égard des mesures telles qu’au lieu d’être une charge pour leurs enfants ou pour la société, ou de manquer d’aliments et de vêtements le reste de leur vie, ils contribuent, au contraire, à nourrir et en partie à vêtir et même à loger des milliers de personnes.

Je proposerai donc humblement mes propres idées qui, je l’espère, ne soulèveront pas la moindre objection. Ma modeste proposition, si elle était adoptée, permettrait la création d’une société véritablement inclusive des vieillards.

Un jeune journaliste de ma connaissance, homme très-entendu, m’a certifié qu’un vieillard, bien nourri, est un aliment délicieux, très-nourrissant et très-sain, bouilli, rôti, à l’étuvée ou au four, et je ne mets pas en doute qu’il ne puisse également servir en fricassée ou en ragoût.

Une cuisse de vieillard fera deux plats dans un repas d’amis ; et quand la famille dîne seule, le train de devant ou de derrière fera un plat raisonnable, et assaisonné avec un peu de poivre et de sel, sera très-bon bouilli le quatrième jour, spécialement en hiver.

Chaque famille recevra des tickets d’alimentation correspondant au poids de leur parent âgé. Ils pourront les utiliser quand bon leur semble. Plus le vieillard aura été engraissé, plus le nombre de tickets sera important. Pour les végétariens, ils recevront des tickets correspondant au poids en fruits et légumes. Ces tickets pourront sans problème être revendus, ce qui fera un peu d’argent pour les plus pauvres. Pour les excédents, ils seront destinés aux restaurateurs ou aux plus offrants. Sous certaines conditions l’exportation sera possible.

J’accorde que cet aliment sera un peu cher, et par conséquent il conviendra très bien aux riches, qui, puisqu’ils ont déjà dévoré la plupart des travailleurs, paraissent avoir le plus de droits sur les vieillards. La chair des vieillards sera de saison toute l’année.

Quant à notre bonne ville de Paris, des abattoirs peuvent être affectés à cet emploi dans les endroits les plus convenables, et les bouchers ne manqueront pas assurément (cela fournira également du travail aux mendiants et aux chômeurs) ; toutefois je recommande d’acheter de préférence des vieillards vivants, et de les préparer tout chauds, comme nous faisons pour les porcs à rôtir. Toutes les mesures seront prises pour respecter le droit à mourir dans la dignité. Les techniques d’euthanasie les plus modernes seront utilisées afin d’éviter toute souffrance aux vieillards. Les abattoirs seront sous vidéosurveillance. Toutes les précautions nécessaires seront mises en place pour éviter les risques infectieux et autres. Par soucis de morale, les familles ne recevront jamais la viande de leurs parents à manger. Les stocks ainsi constitués seront congelés et conservés dans d’immenses salles réfrigérées sous la responsabilité de l’état et surveillées par l’armée.

Cette mesure sera proposée d’emblée à toute personne faisant une demande de suicide assisté ou d’euthanasie, quel que soit son âge. Des médecins seront chargés de vérifier la qualité et la comestibilité de la viande. Les parties non comestibles, contaminées ou malades seront incinérées. Pour les vieillards dépendants, l’Etat offrira à tous une année de prise en charge gratuite, à domicile ou en institution, avec suralimentation pendant cette période. Ensuite, soit ils auront les moyens financiers d’assurer totalement leur prise en charge jusqu’à leur mort naturelle. Soit il leur sera proposé de signer un consentement éclairé pour faire don de leur corps à la société. En cas de refus, ils devront en assumer, avec leur famille, toutes les conséquences financières.

Pendant l’année offerte par l’Etat, les vieillards seront particulièrement choyés par leur famille et par l’ensemble des citoyens de notre pays qui leur témoigneront toute leur empathie.

Pour ne pas léser les professionnels du deuil, des mannequins seront fournis aux familles pour pouvoir procéder aux cérémonies funéraires.

Tout citoyen, quel que soit son âge, sa condition, et son état de santé, pourra à tout moment demander à participer au redressement de la nation et faire don de son corps.

Je crois que les avantages de ma proposition sont évidents et nombreux, ainsi que de la plus haute importance. Véritable plan de lutte contre la pauvreté, cette modeste proposition permettra de diminuer de façon significative la dépense publique dont 60 % est due à la part et aux dépenses sociales. Attendu que l’aide financière versée par les départements aux 527 630 bénéficiaires en établissements et aux 735 110 bénéficiaires à domicile ne peut être évaluée à moins de sept milliards par année, l’avoir de la nation s’accroîtra par-là d’autant par an, outre le profit d’un nouveau plat introduit sur toutes les tables du pays et en particulier de tous les gens riches qui ont quelque délicatesse de goût ; et l’argent circulera parmi nous, l’article étant entièrement de notre crû et de notre fabrication. Sans compter bien sûr le gain considérable, en dizaine de milliards, sur les retraites et sur le déficit de notre système de santé. Les héritages rapporteront aussi de l’argent à l’état par le biais des impôts qui pourront, à l’occasion, être encore augmentés. De plus, les appartements et maisons ainsi libérés permettront aux familles de mieux s’installer, et les places vacantes en établissement permettront de loger les mendiants qui encombrent nos rues. Ceux-ci travaillant dans les abattoirs pourront aussi régler leurs frais d’hébergement.

Cet aliment amènera aussi beaucoup de consommateurs aux restaurants, où les cuisiniers auront certainement la précaution de se procurer les meilleures recettes pour l’accommoder dans la perfection, et, conséquemment, auront leurs maisons fréquentées par tous les beaux messieurs qui s’estiment fort justement en raison de leurs connaissances en cuisine ; et un cuisinier habile, qui sait comment on engage ses hôtes, saura bien rendre celle-ci aussi coûteuse qu’il leur plaira. On ne tardera pas non plus à voir apparaître des chaînes de fastfood spécialisées dans ce met délicat.

On pourrait énumérer bien d’autres avantages.

Quant à moi, las de voir offrir, depuis maintes années, une foule de futiles et oiseuses visions, je désespérais entièrement du succès, lorsque je suis tombé par bonheur sur cette proposition, qui, outre qu’elle est tout à fait neuve, a quelque chose de solide et de réel, n’entraîne aucune dépense et exige peu de soins, est tout à fait dans nos moyens, et ne nous expose nullement à désobliger l’Europe.

Après tout, je ne suis pas tellement coiffé de mon idée que je rejette toute proposition, faite par des hommes sensés, qui serait jugée aussi innocente et peu coûteuse, aussi facile et efficace. Mais avant qu’on en mette une de cette espèce en concurrence avec la mienne, et qu’on en présente une meilleure, je désire que son auteur, ou ses auteurs, veuillent bien considérer mûrement ce point : dans la condition où sont les choses, comment ils seront en état de trouver le vivre et le couvert pour plus d’un million de bouches et dos inutiles ?

Je déclare, dans la sincérité de mon cœur, que je n’ai pas le moindre intérêt personnel à poursuivre le succès de cette œuvre nécessaire, n’ayant d’autre motif que le bien public de mon pays, que de faire aller le commerce, assurer le sort des vieillards, soulager les pauvres, et procurer des jouissances aux riches. Je suis prêt, dès que mon état de dépendance me rendra indigne, à donner mon corps pour être une dernière fois utile et nourrir ma nation bien-aimée.