Venezuela : deux ou trois détails de l’histoire…

Article repris du site Recherches internationales.

Étonnante performance que celle de la République bolivarienne du Venezuela… Elle réussit à provoquer un réquisitoire quasiment unanime – des représentants de la droite la plus conservatrice à la confrérie des marxistes postmodernes en passant par les chiens de garde écrits, radiodiffusés ou télévisés : « Au Venezuela, Nicolás Maduro se maintient au pouvoir au prix d’une répression croissante malgré sa mise en minorité électorale et fait face à un effondrement économique sans précédent, avec des conséquences dramatiques pour les habitants, qui s’exilent massivement dans les pays voisins, une crise liée à la gabegie gouvernementale, à l’incurie de la gestion pétrolière, et aggravée par les sanctions de l’administration Trump. »(1)Thomas Posado, Michel Rogalski, Pierre Salama,«L’Amérique Latine en bascule », Recherches internationales, n° 115, Paris, juillet-septembre 2019.

Réjouissons-nous : de tels commentaires nous rajeunissent. Pour Georges Dupoy, journaliste au Figaro au début des années 1970, l’Unité populaire de Salvador Allende n’était à peu près exclusivement que « faux-semblants, bavardages, irresponsabilité et incompétence ». Selon Raymond Aron, dans le même quotidien, «[…] l’échec du président Allende était consommé. [L’armée] n’intervenait pas pour arrêter les progrès du socialisme – le président, face aux passions déchaînées et à une économie dégradée, ne songeait plus qu’à durer […]»(2)« La Tragédie chilienne », Le Figaro, 14 septembre 1973.

Quant à Robert Lozada, du social-darwiniste Club de l’Horloge, il avançait : « C’est l’impéritie de la politique économique menée […] par Salvador Allende qui l’a conduit à sa chute. Aucun régime ne résiste à une inflation de 1000 % en rythme annuel, comme celle qui sévissait à Santiago dans les semaines précédant le coup d’État. » Des manipulations de la vérité à large échelle. À la différence que, à cette époque, la gauche était capable d’en discerner les grosses ficelles et d’appeler « déstabilisation » une déstabilisation.

Disserter à n’en plus finir sur les issues possibles à la crise vénézuélienne n’a aucun sens si l’on ne rétablit pas quelques vérités délibérément écartées par une opération mondiale de lynchage organisé.

Par où commencer ?

Les mesures coercitives unilatérales (rebaptisées « sanctions ») des États-Unis ne feraient qu’« aggraver » une situation économique caractérisée par les pénuries (bien réelles) dont souffre la population. Une conjoncture due plus que tout, bien avant la mise en œuvre de la « punition » impériale, à la gestion de Nicolás Maduro. Cette approche met délibérément de côté le torpillage de la révolution bolivarienne par une « guerre économique » entamée avant même l’arrivée à la présidence du successeur d’Hugo Chávez.

Exemple concret (parmi dix mille autres) : en obligeant les producteurs et les commerçants à travailler « à perte », les « prix régulés » – cette horreur socialiste qui interdit une marge bénéficiaire supérieure à 30 % sur certains produits de première nécessité – font que plus personne ne produit. Cherchez l’erreur : sur les 42 marchandises mises sur le marché par le géant agroalimentaire national Polar, seules quatre ont un prix « régulé » (la farine de maïs, le riz, l’huile et les pâtes alimentaires) ; cela n’a pas empêché que, avant l’élection présidentielle d’avril 2013 (gagnée par Maduro), l’ensemble de sa production, et non ces seuls produits, ait reculé de 37 %; puis de 34 % au moment de « La Salida » (période insurrectionnelle de l’extrême droite en 2014) ; de 40 % avant les législatives de décembre 2015. Effet recherché : la gestion chaviste vous fait « crever de faim », votez pour l’opposition.

Le Venezuela étant soumis à un contrôle des changes depuis 2003 (pour éviter la fuite des capitaux), toutes les importations dépendent en grande partie de l’octroi de devises étrangères par l’administration publique. Pour l’achat des matières premières et des biens essentiels, le gouvernement fournit aux entreprises des dollars – ceux qu’il reçoit à travers les exportations pétrolières – à un taux préférentiel. En 2004, ces firmes reçoivent 2,1 milliards de dollars pour importer des aliments: chacun peut se nourrir normalement. En 2014, 7,7 milliards (une augmentation de 91 %) : on ne trouve plus rien dans les magasins.

En 15000 signes (longueur approximative de cet article), on ne détaillera évidemment pas six ans de cet évident sabotage, qui s’est aggravé au fil du temps. Il s’agit là de quelques données de base destinées à provoquer la réflexion de tout individu curieux et de bonne foi.

Pénuries organisées et sélectives des produits… Mais les biens sortis du marché pour rendre la vie infernale à la population lui parviennent : au marché noir, après mille difficultés et à un prix exorbitant. Sachant que, par ailleurs, 12210 tonnes (!) d’aliments, dont manquent cruellement les Vénézuéliens, sont interceptées de janvier à novembre 2014 en direction de la frontière colombienne par les forces de la Commission de lutte contre la contrebande. Pour une tonne récupérée, combien parviennent à destination (avec la fréquente complicité, bien entendu, de gardes nationaux ou de militaires vénézuéliens et colombiens) ?

Une fioriture pour embellir l’histoire : l’inflation, qui atteint on ne sait même plus combien de « millions de pour cent ». Aucune économiste ne saurait rationnellement l’expliquer. Sauf ceux qui prennent en compte la manipulation des taux de change effectuée par un organisme nommé DolarToday, géré depuis Cúcuta et Bogotá (Colombie), supervisé depuis Miami.

Et maintenant, les effets spéciaux… D’un seul coup (2016, 2018), l’argent liquide disparaît. Le moindre achat devient un casse-tête. Incurie du pouvoir ? En mars 2016, la police fluviale colombienne intercepte un chargement de 16,5 millions de bolivars en coupures de 100 ; en décembre, l’armée vénézuélienne en saisit pour 88 millions ! Le 13 février 2017, au… Paraguay, un poids lourd sort de la route, une partie de son chargement vole sur le bas-côté : vingt-cinq tonnes de billets de banque vénézuéliens ! Entrés dans le pays par le Brésil après un passage par la Colombie.

Nul ne prétend que tout va pour le mieux dans le meilleur des Venezuelas ! Comme toute entreprise humaine, le pouvoir commet des erreurs. Bien réelle, endémique, la corruption participe de l’anarchie dans la distribution des biens essentiels et le pillage de l’État. Évoquant les « empresas de maletín » (entreprises fictives, supposément toutes « chavistes », ayant détourné l’argent destiné aux importations), l’économiste Luis Salas estime qu’elles représentent 10 % de l’octroi de devises. « La grande fraude est le fait des firmes classiques et des transnationales. La droite met en évidence les “empresas de maletín” pour occulter cette responsabilité. » En novembre 2019, le ministre des Affaires étrangères Jorge Arreaza avancera le chiffre global des malversations à « au grand maximum 20 % ».

C’est beaucoup. Beaucoup trop. Mais ne suffit pas à expliquer un tel effondrement du pays. Pas plus que ne le justifie la baisse brutale des cours du brut entre 2014 et 2016 (même si elle a affecté les capacités financières du gouvernement). Avec un baril remonté en 2017 aux alentours de 40 dollars (puis 50 en 2018), et même avec une diminution de la production, la théorie de la population « au bord de la famine » à cause du  « pays en faillite » résiste mal à la réflexion (pour peu, bien sûr, qu’il y ait une réflexion).

Derrière les analyses simplistes se cache l’essentiel. « Les piliers économiques sont des cibles bien plus faciles que les bases militaires ou les palais présidentiels ; secouez-les, et le tyran finira par tomber », a développé le politologue étatsunien Gene Sharp, le Machiavel de « la lutte non-violente » (camouflage contemporain des « révolutions de couleur »).

Le 6 décembre 2015, lors des élections législatives, ce sont ces tracas, ces privations et le mécontentement érodant le moral des citoyens qui ont fait perdre 1900 000 voix au chavisme et l’ont rendu minoritaire à l’Assemblée. Entre parenthèses, c’est avec le système électoral qu’elle dénonce chaque fois qu’elle perd que l’opposition a obtenu cette majorité. Pour qui ne l’aurait pas remarqué, lors des élections régionales de décembre 2013, cette droite « systématiquement flouée par les fraudes » avait, bien que battue par la majorité présidentielle, remporté la mairie du Grand Caracas et plusieurs importantes capitales d’État : Maracaibo (la deuxième ville du pays), Mérida, Valencia, Barquisimeto, San Cristóbal, Maturín, Barinas… Lors des régionales suivantes, en 2017, elle conserva les très stratégiques États de Mérida, Zulia et Táchira, situés sur la frontière colombienne (la principale menace pour la sécurité du pays).

Oui, mais, justement, cette Assemblée d’opposition élue fin 2015… Rayée de la carte, bafouée, piétinée… Objection ! Tout comme Maduro avait accepté la défaite, les forces conservatrices auraient dû assumer qu’il demeurait le président constitutionnellement élu. Il n’en a rien été. Le 5 janvier 2016, dans son premier discours de président de l’Assemblée Nationale, Henry Ramos Allup annonçait que, dans un délai de six mois, celle-ci trouverait « une méthode pour changer de gouvernement ». En privé, il parlait de seulement trois mois pour « sortir Maduro ». Une « cohabitation » à la vénézuélienne ! Par pure provocation, Ramos Allup fit prêter serment à trois députés de l’État d’Amazonas dont le Tribunal Suprême de justice (TSJ) avait invalidé l’élection pour fraude (preuves à l’appui). Sauf à se transformer en république bananière, aucun État de Droit n’accepterait untel défi. Le TSJ déclara que tout acte émis par cette Assemblée serait considéré comme « nul » tant que celle-ci, « en violation flagrante de l’ordre public constitutionnel », se trouverait en situation de « desacato » (outrage à l’autorité). Vous avez dit scandaleux ?

Lorsque, au terme d’une vague de violence insurrectionnelle d’extrême droite, et en l’absence d’une Assemblée exerçant ses responsabilités institutionnelles, Maduro convoque pour le 30 juillet 2017 l’élection d’une Assemblée Nationale Constituante (ANC), il s’appuie sur les articles 347, 348 et 349 de la Constitution. La victoire lui octroyant un nouveau mandat le 20 mai 2018 aura lieu après un dialogue destiné à établir les garanties démocratiques entourant l’élection, dialogue rompu le 6 février, quand, sur ordre de Washington, l’opposition radicale refusa de signer le texte définitif, rédigé d’un commun accord – ce dont le médiateur, José Luiz Rodríguez Zapatero, s’offusqua publiquement. Forte abstention, bien sûr, lors de ces deux consultations boycottées par toute l’opposition (Constituante) ou une partie (présidentielle) : 52 % dans ce dernier cas. Disqualifiant ? C’est selon. Certains racontent que l’abstention fut de 58 % lors du scrutin portant Michelle Bachelet au pouvoir au Chili (2013) et de 54 s’agissant de Sebastián Piñera (2017) ; de 56 % lors de la dernière élection de Juan Manuel Santos en Colombie (2014) ; de 49 % au Honduras en 2017 (agrémentée de fraudes de surcroît) ; et même de 57,36 % (un record !) lors du deuxième tour des législatives du 18 juin 2017 en… France ! Sans appel au boycott de qui que ce soit… Amusant, non?

Dans cette guerre qu’elle n’a pas méritée, la révolution bolivarienne a encore assez de punch pour opposer une belle résistance. Par la violence ? La droite et l’extrême droite vénézuéliennes n’ont rien d’un club de bridge.

Lors des deux vagues insurrectionnelles de 2014 et 2017 – les « guarimbas » –, le décompte macabre des victimes (45 et 142) a donné lieu à une manipulation majuscule. Transformées en martyrs par l’internationale médiatique, la moitié d’entre elles, souvent chavistes ou sans camp défini, ne participaient pas aux protestations. Quant aux « manifestants pacifiques », ils ont réussi la performance de tuer par balles neuf membres des forces de l’ordre en 2014 et sept en 2017 (en plus, cette année-là, de blesser vingt et un policiers par arme à feu). Le 4 août 2018, c’est à l’aide de deux drones chargés d’explosifs que l’« opposition démocratique » a tenté d’assassiner le chef de l’État. Un détail anodin, à n’en pas douter…

Il est toujours dangereux de tirer le tigre par la queue. Le chavisme se défend (sinon, il serait déjà tombé). Pour des raisons « politiques », mais aussi « criminellement politiques », des opposants sont incarcérés (rarement innocents). Des officiers félons sont arrêtés. Les mouvements populaires se mobilisent (avec leur lot d’inévitables excès), comme les « colectivo s» – militants radicaux (un crime pour les adeptes de la reddition permanent e!) rebaptisés « paramilitaires » par les chercheurs bureaucrates et les niais. Que manipulent, c’est vrai, des médias rassemblés en bandes et hurlant comme des loups. Lorsque Le Monde (5 octobre 2019), aveuglément repris par les rois du « copier-coller », « révèle » que la force publique vénézuélienne « a tué environ 18 000 personnes depuis 2016, des exécutions extrajudiciaires pour la plupart », inventant même sur son site Internet « selon l’ONU », il ment de façon extravagante(3)Lire sur le site de Mémoire des Luttes, «Venezuela: aux sources de la désinformation», 7 octobre 2019.. Une honte pour la profession. La fake new de l’année. Mais aux effets dévastateurs sur l’opinion.

Dans quelle partie du monde un Juan Guaido, président fantoche et autoproclamé, appelant une puissance étrangère à affamer ses concitoyens par des « sanctions » et à intervenir militairement dans son pays, serait-il encore en liberté? En France, pour « intelligence avec une puissance étrangère […] en vue de susciter des hostilités ou des actes d’agression », il aurait déjà pris trente ans de détention criminelle (art. 411-4 du Code pénal). Le véritable scandale réside dans l’appui que lui prodigue la supposée « communauté international e» – les États-Unis et leurs supplétifs de l’Organisation des États américains (OEA), auxquels s’ajoute l’Union européenne : 50 pays sur les 193 présents à l’ONU.

Qu’on cesse d’observer le Venezuela tel qu’on voudrait qu’il soit et non tel qu’il est. Cruelles, criminelles, dévastatrices et bafouant le droit international, les « mesures coercitives » états-uniennes n’aggravent pas la situation, elles parachèvent l’agression(4)Voir sur le site Venezuela en vivo, «Chronologie des sanctions économiques contre le Venezuela».. Se contenter de dénoncer, au nom d’un anti-impérialisme de routine, une seule et éventuelle intervention militaire états-unienne relève de l’hypocrisie. Il y a belle lurette que l’intervention – c’est-à-dire la guerre – des États-Unis contre le Venezuela a débuté. Est-ce un hasard ? En Amérique Latine, où l’on connaît ses classiques, la quasi-totalité des partis progressistes et des mouvements sociaux et populaires soutiennent le Venezuela « de Maduro ».

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Thomas Posado, Michel Rogalski, Pierre Salama,«L’Amérique Latine en bascule », Recherches internationales, n° 115, Paris, juillet-septembre 2019.
2 « La Tragédie chilienne », Le Figaro, 14 septembre 1973.
3 Lire sur le site de Mémoire des Luttes, «Venezuela: aux sources de la désinformation», 7 octobre 2019.
4 Voir sur le site Venezuela en vivo, «Chronologie des sanctions économiques contre le Venezuela».