La politique n’a pas pris de vacances en Amérique latine : le mois de juillet a vu se dérouler la rencontre CELAC-Union européenne à Bruxelles. Le mois d’août a commencé par le sommet à Belém sur l’Amazonie, a continué avec les élections primaires en Argentine (en vue des présidentielles d’octobre), puis avec le second tour des présidentielles au Guatemala et le premier tour en Équateur ; sans oublier le sommet des Brics en Afrique du Sud où le Brésil a joué un rôle essentiel.
Rapide coup d’œil sur ces deux mois très intenses.
Celac-Union européenne (17 et 18 juillet)
Bruxelles réunissait les 33 présidents ou leurs représentants des pays de la CELAC (Communauté d’États latino-américains-caribes) et 27 représentants de l’Union européenne pour une rencontre au sommet. Huit années se sont déroulées sans que les deux blocs ne se rencontrent. Du côté latino-américain, plusieurs présidents de droite, sous l’impulsion des États-Unis avaient en effet « dynamité » l’institution : Macri (l’Argentin), Lenin Moreno (l’Equatorien), Pena Nieto (le Mexicain) Pablo Kuczynski (le Péruvien), Ivan Duque (le Colombien) et bien sûr Jair Bolsonaro (le Brésilien).
Ces serviteurs de Washington ayant été remerciés lors de derniers scrutins, la CELAC a retrouvé des couleurs avec Gustavo Petro en Colombie, Lula au Brésil, Lopez Obrador au Mexique ou Fernandez en Argentine. Cette CELAC qui penche à gauche se retrouvait face à une Union européenne qui, elle, penche bien à droite. Mais la réunion a au moins permis de clarifier la situation : les deux visions du monde, de la société et des inégalités ne sont pas les mêmes d’un côté ou de l’autre des deux blocs. L’urgence est à la guerre pour l’Union européenne, qui se sert de toutes les rencontres internationales pour tenter d’imposer son point de vue sur le conflit Ukraine-Russie. L’Amérique latine, elle, parle de la nécessité de faire la paix, de combattre les inégalités, de développer le commerce, et de traiter l’urgence climatique. Les pays de la CELAC ont ainsi présenté un dossier, très épineux pour l’Europe, sur les mécanismes de réparation envers les peuples mis en esclavage par la colonisation européenne. Un dossier qui ne sera sans doute pas traité immédiatement dans ce type de rencontre, comme d’ailleurs celui sur l’Ukraine…
Dans ce contexte, les délégations ont dû plancher longuement avant que le communiqué final ne fasse qu’une quasi-unanimité (le Nicaragua ne l’a pas signé) : la CELAC ne souhaitait pas évoquer l’Ukraine et le texte ne fait état que de « l’inquiétude » des pays face au conflit…
Ces deux jours de rencontre ont toutefois permis d’évoquer plusieurs dossiers importants en matière de coopération multilatérale, de commerce et d’investissements, de changement climatique ou de justice et de sécurité des citoyens. Après huit ans d’absence, on aura mesuré combien les urgences des deux blocs sont diamétralement opposées. Une satisfaction tout de même pour les Européens : le président chilien Boric partage en tout point leur positionnement de l’Europe et l’Ukraine.
Sommet de Belem (8 et 9 août)
Lula avait invité à Belem les chefs des États ayant une partie de leur territoire sur l’Amazonie. Une absence remarquée : celle du Président français invité personnellement par le président brésilien, mais qui a décliné l’invitation pour cause de « vacances d’été au Fort de Brégançon » et a envoyé pour le remplacer… l’ambassadrice de France au Brésil. Chacun a bien noté l’importance que le chef de l’État français accorde au dossier, qui passe bien après sa priorité ukrainienne. La planète attendra que la guerre soit gagnée. Emmanuel Macron a simplement twitté, reprenant ainsi les pratiques qui ont fait leurs preuves, de Trump ou Bolsonaro…
Les participants du sommet de Belem, eux, ont travaillé et se sont exprimés sur l’Amazonie avec beaucoup de liberté. Gustavo Petro par exemple, qui a fait une sortie très remarquée contre la présence dans la zone des sociétés pétrolières. Ce qui lui permettait de se démarquer de Lula dont la société nationale Petrobras mène un projet d’extraction à l’embouchure du fleuve Amazone (projet pour l’instant à l’arrêt, mais dont les études techniques se poursuivent). Hormis ce différend notable, les chefs d’État se sont accordés sur la publication d’un texte conséquent : 113 propositions pour une action urgente afin d’éviter d’arriver au point de non-retour en Amazonie.
La presse française a bien été obligée de reconnaître « le triomphe diplomatique de Lula », tout en déplorant une fois encore sa position sur l’Ukraine… En plein été caniculaire, alors que les bulletins météo rappellent chaque jour l’urgence climatique, parlez aux Européens de la planète qui brûle : ils vous répondent « Ukraine, Ukraine, Ukraine… », à l’image du Président français en vacances à Brégançon twittant de son transat.
Vue d’Amérique latine, cette posture ne passe plus.
Primaires en Argentine (13 août)
En Amérique latine comme en Europe, l’extrême droite séduit. L’Argentine en avait déjà eu la preuve lors des élections législatives de 2021 avec l’apparition de Javier Milei sur la scène politique nationale. Elle en a eu confirmation lors de ces primaires organisées en amont des prochaines présidentielles d’octobre prochain. Primaires qui permettent, deux mois avant le scrutin final, de départager les candidats de chaque parti ou coalition, et d’offrir un sondage grandeur nature (68,5 % des électeurs ont voté).
Javier Milei en sort donc plus fort que jamais. Candidat d’extrême droite sans complexe et anti-système déclaré, c’est un admirateur de Trump et de Bolsonaro dont il espère imiter les exploits. Il arrive en tête de ce galop d’essai avec 29,87 % des votes, suivi de la droite (28 % à ses deux candidats, dont Patricia Bullrich qui sera en lice en octobre), puis en troisième position le parti justicialiste (27,28 %) qui sera représenté par Sergio Massa.
Comment en est-on arrivé là ?
En 2015, l’Argentine portait au pouvoir un homme providentiel. Mauricio Macri, homme d’affaires, maire de Buenos Aires et ex-président du célèbre club de foot de la Boca gagnait l’élection présidentielle face à Daniel Scioli, issu du même parti que la présidente sortante Cristina Kirchner qui ne pouvait se représenter pour un troisième mandat. Mauricio Macri mettait ainsi fin à douze années de kirchneriste (Nestor et son épouse Cristina se sont succédé pour deux mandats chacun) et promettait l’arrivée en masse d’investisseurs étrangers, qui allaient se précipiter puisqu’il s’était engagé à suivre la feuille de route du FMI. L’organisme alors sous la présidence de Christine Lagarde lui octroyait 57 milliards de dollars… Mais la recette du président Macri (qui n’en a pas l’exclusivité puisqu’elle est très largement répandue dans le monde et utilise essentiellement comme ingrédients les privatisations et la casse des services publics) a tourné au fiasco.
Si bien qu’en 2019, le Parti justicialiste revient aux affaires, avec Alberto Fernandez à la présidence, qui veut prouver que lui aussi peut gouverner avec la bourse et les marchés ! Il commence par s’acquitter des premières échéances de la dette créée par son prédécesseur, au lieu d’appliquer la méthode de Nestor Kirchner qui avait refusé en 2006 le plan FMI. Fernandez paye des traites toujours plus lourdes pour un pays en perte de vitesse. Les faillites des sociétés, même les plus petites qui sont nombreuses en Amérique latine, se multiplient, le chômage et l’inflation gangrènent la société, l’Argentine est exsangue. Fernandez continue de négocier avec le FMI tout en subissant une inflation de 95 % en 2022 (elle est de 115 % en 2023).
Arrivé en tête des primaires d’août, Javier Milei accuse « tous les incapables » qui ont gouverné le pays et met dans le même sac Macri, Kirchner et Fernandez, tous coupables de la catastrophe nationale. Lui s’est déjà entretenu avec le FMI et sa recette est infaillible : les mesures du FMI ne sont pas le problème ; le problème, c’est que ces mesures ne sont jamais appliquées. Son programme est clair : on privatise. Il précise au passage que son pays n’aura aucun rapport « avec le communisme », quel qu’il soit : fini de parler avec la Chine (mais les hommes d’affaires feront ce qu’ils veulent), fini le Mercosur, et on supprime la quasi-totalité des ministères pour ne conserver que la défense, l’intérieur, ou les finances.
Cette élection est importante pour le pays, mais également pour la région. En effet l’Argentine est un partenaire très important pour le Brésil, et sa sortie du Mercosur en affaiblirait la structure régionale. Mais on sent bien que les États-Unis ont tout intérêt à appuyer les initiatives d’extrême droite puisque la droite traditionnelle ne suffit plus à contenir les partis de gauche latino-américains.
Rendez-vous le 22 octobre prochain pour le premier tour.
Présidentielles au Guatemala (20 août)
Le nouveau président élu Bernardo Arevalo est le fils d’un ancien président de 1945 à 1951. Il l’a emporté avec 59 % des suffrages devant l’ex-épouse d’un ancien président de 2008 à 2012 (Alvaro Colomb du centre-gauche) qui échoue à sa deuxième tentative.
La situation géographique du Guatemala est responsable de la plupart de ses maux : porte d’accès au Mexique pour l’Amérique centrale, il est sur la route qui relie les grands pays producteurs de cocaïne (Colombie, Pérou, Équateur) à leur principal débouché commercial, voisin des grands réseaux du trafic mexicain et si proche des États-Unis qui souhaitent garder la main sur tous ces petits pays d’Amérique centrale.
En 2006 pourtant, le Guatemala avait été mis sous tutelle de la CICIG : cette entité créée par l’ONU après un accord avec le gouvernement guatémaltèque du moment, avait pour but affiché d’appuyer le ministère public, la police et autres institutions de l’État. Deux présidents en exercice ont fait les frais de cette institution qui a contribué à leur destitution pour corruption. Si bien qu’en 2019, le président en exercice Jimmy Morales avait mis fin unilatéralement aux activités de cette organisation « indépendante » dont il dénonçait les abus de pouvoir et la participation à des actes illégaux et contraires à la constitution du pays.
De fait, cette entité, faux nez de l’administration américaine immiscé dans les affaires intérieures du pays, n’a rien réglé : les institutions continuent de répondre avec empressement aux sirènes du narcotrafic et la violence qui en résulte est endémique. Michele Bachelet commissaire des droits de l’homme à l’ONU dénonçait fin 2018, peu avant le départ de la CICIG, l’assassinat de 39 leaders communautaires et les attaques incessantes contre indigènes, LGBT, juges, avocats, défenseurs des victimes, etc.
De l’inefficacité, voire de la nocivité, de ces « sous-marins » américains, qui se travestissent en ONG et prétextent l’aide au développement ou la lutte contre la drogue pour rester présents dans un pays et en garder le contrôle.
Le nouveau président élu est présenté comme un homme de gauche, mais il sera sans doute plus proche de Gabriel Boric que de Nicolas Maduro… Il devrait prendre ses fonctions le 14 janvier s’il n’est pas mis en prison avant.
Premier tour des présidentielles en Équateur (20 août)
Luisa Fernandez (de Révolution citoyenne, le parti de l’ancien président Correa) est arrivé en tête de ce premier tour avec 33,5 % des suffrages devant Daniel Noboa (23,5 %). Cette élection fait suite à la décision du président en exercice Guillermo Lasso, accusé de corruption, de dissoudre l’Assemblée nationale et d’écourter son mandat. Il faut préciser que depuis le départ de l’ancien président Rafael Correa (10 années de mandat de 2007 à 2017), ce pays qui ne faisait guère parler de lui est en proie à une déstabilisation sociale, politique et criminelle de grande ampleur.
Comment l’Équateur, réputé si calme et tranquille jusqu’à il y a quelques années, s’est-il transformé en ce théâtre de violences incessantes, des prisons à la rue, et jusque contre la classe politique ?
En 2017, Lenin Moreno, ex-vice-président de Correa, est élu à la présidence. Chacun s’attend à ce qu’il prolonge la politique ambitieuse du président Correa et poursuive sa transformation du pays, son combat contre les inégalités, et sa participation à l’intégration régionale. Mais non ! Moreno commence à accuser Correa de tous les maux (jusqu’à le faire condamner à huit ans de prison pour corruption) et se rapproche très vite de Washington. Il met toute son énergie à saboter les organisations régionales (UNASUR ou Celac) construites par la gauche latino-américaine dont Correa était l’un des éléments moteurs.
Sur le plan économique, il mène une politique libérale, emprunte des milliards au FMI et met en place les mesures qui vont avec : réductions des déficits publics, privatisations, etc. La fin de son mandat est émaillée de manifestations monstres contre sa politique d’austérité. Expulsé de son parti, Lenin Moreno trouve refuge aux États-Unis après avoir passé le pouvoir au banquier Guillermo Lasso qui poursuivra cette politique contre vents et marées, jusqu’en mai dernier et prononcera la dissolution du Parlement et la convocation à de nouvelles présidentielles.
Pendant les mandats de Moreno et Lasso, les statistiques de la délinquance explosent, celle liée au narcotrafic, mais également à la délinquance commune, dans les prisons ou dans les rues, ou à la violence politique. De 2017 à 2023, on compte quatre fois plus de crimes (2022 : 40 pour 100 000). À l’approche de chaque scrutin électoral, les partis politiques comptent leurs morts. Le 9 août 2023, le candidat à la présidentielle Fernando Villavicencio (qui recueillera 16 % de voix) est exécuté par des hommes cagoulés qui clameront qu’il était « corrompu ». Cinq jours plus tard, c’est un militant de « Révolution citoyenne » qui est abattu. Un maire par ci, un candidat à la députation par là…
Certains se satisfont pourtant de la situation dont Washington si heureux de voir des présidents « amis », Moreno puis Lasso, venir chercher réconfort et appui à la maison mère. Ou la DEA et l’ONU, ravis des saisies exceptionnelles de cocaïne, preuves de l’efficacité de leur action. La politique américaine en matière de lutte contre les stupéfiants, qui malgré d’importants moyens et des budgets colossaux, a échoué à éradiquer la production en Colombie, au Pérou et maintenant en Équateur, consiste désormais à s’émerveiller des chiffres des saisies.
Pour le second tour le 15 octobre les Équatoriens auront le choix entre deux options bien distinctes : Luisa Gonzalez, proche de Correa, ou Daniel Naboa, riche homme d’affaires de 35 ans. Révolution citoyenne ou continuité américaine.
Sommet des BRICS (22 au 24 août)
Le sommet des BRICS (Brésil-Russie-Inde-Chine-Afrique du Sud) à Johannesburg a suscité beaucoup de commentaires, de sarcasmes et de recommandations relayées complaisamment par la presse internationale.
Il faut dire que ce 15e sommet des BRICS arrive à un moment clé en matière de politique internationale, alors qu’une partie des puissances mondiales et non des moindres (le G7 au grand complet) a fait le choix de soutenir une nouvelle aventure guerrière en Europe. En ligne de mire donc : la Russie, mais aussi la Chine puisqu’ennemie économique des États-Unis. Or au même moment, plusieurs pays africains ou latino-américains secouent le joug de ceux qui durant des décennies ont foulé leur territoire, Français ici, Américains là, très présents l’un et l’autre sur les deux continents, et s’élèvent contre les interventions directes ou indirectes dans leurs affaires intérieures.
La volonté des BRICS de se démarquer trouve donc un écho tout particulier : volonté de desserrer un étau politique et économique (les plans du FMI et leur cortège de recommandations et d’exigences), volonté également de se défaire peu à peu du dollar dans les échanges commerciaux, volonté de voir évoluer les règles du jeu internationales (par exemple avec l’entrée du Brésil au Conseil de sécurité)… Ce qui est sûr, c’est que les BRICS aujourd’hui élargis à six nouveaux pays (l’Argentine, l’Arabie saoudite, l’Iran, les Émirats arabes unis, l’Éthiopie, l’Égypte) représentent désormais 46 % des citoyens de la planète, 36 % du PIB mondial, 80 % de la production pétrolière.
Face à ces chiffres, les commentateurs préfèrent prédire déjà l’échec du bloc et avancent les mêmes arguments que les nouveaux chefs de file de l’extrême droite (Javier Milei) ou de la droite argentine (Patricia Bullrich) : non aux BRICS et oui au FMI, avec les pays du G7 qui vont avec… Il est vrai que Lula voit d’abord les BRICS en termes de solidarité entre les pays alors que la Chine est plutôt sur le registre de l’influence. Face à la pensée unique du G7 obnubilé par les guerres en tous genres (économique contre la Chine, d’influence avec l’OTAN, médiatique dans tous les cas) et paralysé par une même pensée néo-libérale, une autre vision des affaires du monde se développe, sans demander la permission. Et cela surprend les grandes puissances qui ont l’habitude qu’on la leur demande.
Ceux qui militent depuis des années contre les abus en tous genres des États-Unis, de certains pays européens ou du FMI se réjouiront sans doute que les BRICS proposent une autre voie peut-être plus juste et plus solidaire. La liste des demandes d’adhésion déjà bien longue montre que le dynamisme est du côté des BRICS.
Commentaires de Lucho
Depuis une trentaine d’années, l’image de l’Europe et notamment de la France a considérablement changé aux yeux des citoyens latino-américains.
L’image idyllique d’une France qui se rebelle contre l’empire américain en prenant position contre la guerre en Irak n’est plus de mise. On remarque maintenant un pouvoir français qui n’écoute plus, qui méprise, qui louvoie, et ne suit que sa seule crainte de froisser Washington.
La récente actualité ici exposée met en évidence ce ressenti. L’Amérique latine rêvait d’être acceptée comme interlocuteur à part entière. Elle a reçu en réponse mépris et arrogance. Il ne faut donc pas s’étonner si elle cherche aujourd’hui une autre voie pour construire un monde plus égalitaire et participatif.