Un revers cinglant pour une bonne leçon de réalisme sociologique

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La semaine dernière nous annoncions, avec toute la prudence de rigueur, que la victoire de Donald Trump était possible, là où les commentateurs – difficile d’appeler cela des journalistes – estimaient que la batterie de casseroles que ce dernier traînait rendait improbable un tel come-back revanchard. Comme très souvent, les commentateurs furent une boussole indiquant le Sud. Nous annoncions au contraire ici qu’il pouvait gagner 68 grands électeurs dans les désormais « États pivots », il a fait le strike depuis que le score de l’Arizona est connu : 93 et sept « swing states » sur sept. Comme attendu, ce fut, dans les milieux « autorisés », pour reprendre le mot railleur de Coluche, incompréhension, sidération et colère. Mais comment, les États-Unis, cette « plus grande démocratie du monde » – celle qui a encore la peine de mort dans certains États qui ne se privent pas de l’utiliser, celle qui a le privilège d’avoir le plus grand complexe carcéral du monde, qui possède le complexe militaro-industriel le plus développé, qui surveille en permanence sa population et ses alliés via ses « grandes oreilles », où la politique n’est qu’une affaire de millionnaires et de milliardaires, etc. –, ont-ils pu réélire un tel histrion, vulgaire, affairiste, menteur, démago ?

Des démocrates sans programme hormis le wokisme

Sans surprise, ces commentateurs ont donné des explications conformes à leur habitus. Si Kamala Harris a perdu 10 millions d’électeurs par rapport à Joe Biden, c’est qu’elle a été trop ou pas assez radicale alors qu’elle… n’avait pas de programme. En fait si, elle avait un programme, peu ou prou celui de Trump : protectionnisme, lutte contre l’immigration illégale, libéralisme interne, défense des armes à feu, etc. Il est difficile de gagner une élection quand vous la focalisez sur le seul droit à l’avortement qui, par ailleurs, il faut le rappeler, est défendu par de nombreux États fédérés et encore à cette occasion.

En face, on y a vu une défaite en rase campagne du wokisme. Ce n’est pas faux. Pour le coup, Harris a payé le prix des errements du parti démocrate depuis Obama et ses politiques d’identité auxquelles ce dernier ne croit plus. L’hystérisation identitaire du débat politique américain a contribué à sa polarisation. Mais c’est en partie injuste, car Harris a senti que la vague woke était devenue un repoussoir à électeurs et elle s’est bien gardée de surfer dessus, bien au contraire. Elle n’a pas jeté à la figure des électeurs qu’il fallait voter pour elle parce qu’elle était une femme ou qu’elle était métisse. Non, ce qu’elle a chèrement payé c’est que, hormis le wokisme, le parti démocrate n’est plus qu’une machine électorale oligarchique vide de sens. En dehors des politiques d’identité, il ne lui reste que le plus petit dénominateur commun avec les Républicains : la défense de l’industrie américaine, ou ce qu’il en reste, les GAFA et Wall Street, cette dernière qui, retournant brusquement sa veste, a salué l’élection de Donald Trump par une hausse record du Dow Jones. L’argent n’a pas de préférence idéologique, d’autant plus, et nous l’avons assez dit et répété ici, que le wokisme a toujours était sa feuille de vigne.

Le retour de la question sociale

« It’s the economy stupid ! » déclamait Bill Clinton qui mit le parti démocrate sur les rails du néolibéralisme progressiste, soit cette union entre défense des minorités et acceptation du capitalisme financiarisé le plus débridé. C’est à partir des années 1990, entre deux cigares, que le parti démocrate a oublié la classe ouvrière qui, en retour, l’a oublié, ainsi qu’en a fait récemment le constat amer Bernie Sanders. Car la victoire de Trump ne tient pas seulement à une abstention différentielle, les électeurs démocrates traditionnels étant écœurés : il a fait une percée dans les bastions dont les wokes se font les hérauts : les hispaniques, une partie non négligeable des afro-américains, une conquête impériale des classes populaires et moyennes inférieures en proie au déclassement économique et social(1)Pour une analyse fouillée des résultats, on lire l’excellent site ELUCID : https://elucid.media/analyse-graphique/election-donald-trump-president-etats-unis-economy-stupid-veritable-sens-victoire..

Les démocrates ont beau se gargariser d’un très faible taux de chômage, si cela signifie pour les gens ordinaires cumuler deux ou trois boulots mal payés, on peut comprendre qu’ils ne voient pas cela comme un « progrès » surtout avec une inflation galopante, avec la cavalcade du prix des logements, avec l’idée que l’immigration illégale fait peser à la baisse les salaires. En effet, l’immigration arrive dans le peloton de tête des préoccupations des Américains. Mais il ne faut pas confondre avec le racisme, bien réel aux États-Unis toutefois, car ces derniers ont plutôt une lecture marxiste du phénomène : elle est une armée de réserve qui pousse à la baisse des salaires et à la déconstruction de « l’entreprise providence » made in USA (en particulier, les droits à assurance maladie).

La défaite des démocrates résulte donc de l’abandon de la lecture « classiste » de la société.

La défaite des démocrates résulte donc de l’abandon de la lecture « classiste » de la société. Des essayistes comme Christopher Lasch avaient précocement – en fait dès les années 1980 – anticipé cette « sécession des élites » et le décrochage de la majorité(2)Christopher Lasch, La révolte des élites et la trahison de la démocratie, Paris, Flammarion, 1995., annonçant, comme en ont fait récemment le constat l’anthropologue Peter Turchin(3)Le chaos qui vient, Le Cherche Midi, 2024 . ou encore, en France, Emmanuel Todd, le « chaos » pour l’un, le « nihilisme » contemporain pour l’autre. Donald Trump est l’incarnation de ce chaos et de ce nihilisme. Chaos social, nihilisme des élites : voici où nous en sommes. Car le constat ne vaut bien entendu pas seulement que pour les États-Unis ; c’est tout l’Occident qui est affecté. Le point positif de la période est épistémo-politique.

Vers la fin du maoïsme sociétal 2.0 ?

Progrès épistémologique : les sciences sociales vont certainement se débarrasser de ce maoïsme sociétal 2.0 qu’était la « synthèse identitaire », l’invalidation empirique étant flagrante. En France, la lecture terranovienne de la société en a pris un coup de plomb dans l’aile. « Les femmes », les « minorités », les « jeunes éduqués » ne sont pas des électorats homogènes qu’on pourrait additionner comme des sacs de pommes de terre. Faut-il rappeler que 45 % des femmes américaines ont voté Trump ? Certes, il existe un survote féminin pour les démocrates, de l’ordre de 8 à 9 points, mais « les femmes », sociologiquement et électoralement, cela n’existe pas. C’est d’autant plus frappant que ces femmes ont voté pour un candidat ouvertement machiste, si ce n’est misogyne. Il en va de même pour l’électorat « latino » ou hispanique, qui votait traditionnellement et massivement démocrate.

On pourrait continuer indéfiniment : les sociologues et autres politologues ont inventé des groupes fictifs dont ils se sont faits les porte-parole. Quel dépit ! Leurs bases ont l’audace de ne pas suivre leurs injonctions et leurs « combats », lesquels consistent bien souvent à rédiger des articles lus par personne ou des tribunes oubliées à peine terminées. Bref, dans une science « normale », une hypothèse invalidée de façon aussi nette doit être abandonnée. Marx a gagné contre Saintes Kimberlé Crenshaw ou Judith Butler, cette professeure de rhétorique aux écrits obscurs et délirants (au sens psychiatrique : des discours qui n’ont plus aucun rapport avec la réalité du monde social).

Du déni en politique : quand la gauche pseudo-radicale reprend les vieilles lunes conservatrices

Progrès politique : peut-être est-ce du wishful thinking, mais l’espace devrait se rouvrir à gauche, une fois desserré l’étau des politiques identitaires. Dans certains états-majors politiques doit se faire sentir une certaine gêne : et si la terranovisation de la gauche était une grossière erreur induite par des pseudo-chercheurs « en roue libre » ? Certains sont irrécupérables : ils nous réactivent le vieux fond conservateur du racisme de l’intelligence à l’égard des moins et des non-diplômés qu’avait initié en son temps Lipset dans son maître ouvrage The Political Man(4)Seymour Martin Lispset, The Political Man: The social Basis of Politics, 1960. et qui sert de viatique depuis des décennies à la « pensée Sciences Po ». : les pauvres votent mal avec leur appétence pour les régimes autoritaires, les élites seules ont la démocratie chevillée au corps(5)Il suffit de lire l’ouvrage de Johann Chapoutot, Christian Ingrao, Nicolas Patin, Le monde nazi, Paris, Tallandier, 2024 pour réaliser l’inanité de ce racisme social..

Les moins diplômés, ceux qui ne sont pas passés par l’enseignement supérieur, seraient en effet très influençables, « fermés » (bonjour la contradiction), disposés à adopter les pires travers de la nature humaine : racisme, sexisme, machisme, autoritarisme, violence, etc. bref tous les fléaux que combattent nos courageux wokes assis confortablement derrière leur bureau. Il est toujours étonnant de constater que des thèses aussi ineptes aient la vie aussi dure. En l’occurrence, les petites gens seraient la proie de tous les démagogues selon le vieux schéma du « viol des foules par la propagande » (car bien sûr, les diplômés du supérieur ne sont pas du tout influençables, il suffit de regarder leur accoutrement : la publicité y fait des ravages).

Pas de chance, comme l’a bien montré la synthèse récente des travaux de psychologie expérimentale faite par Hugo Mercier, les individus « ne sont pas nés de la dernière pluie »(6)Hugo Mercier, Pas né de la dernière pluie, Paris, Humensis, 2022. : ils remettent difficilement en cause leurs croyances, surtout si elles structurent leur vie(7)Pour un autre exemple, qui date des années 1950, lire le classique de Leon Festinger et al., L’Échec d’une prophétie (Paris, PUF, 1993).. Le pire est que ces chercheurs et commentateurs ont l’invalidation empirique de cette thèse sous les yeux : malgré une couverture médiatique favorable à hauteur de 90 % (bonjour le pluralisme) à Harris, cette dernière a subi une gifle électorale historique ! C’est bien la preuve que les électeurs, même traités avec dédain comme des « crétins », n’en font qu’à leur tête ou plutôt : ils votent en fonction de ce qui les affecte vraiment, réellement, dans leur vie quotidienne. Disons que la « question trans » ou celle des « toilettes transgenres » les mobilisent moins que les difficultés à remplir le frigo ou à se soigner… Il faut vraiment être un bourgeois hors sol pour ne pas voir une telle évidence, ainsi que l’ont récemment mis en image Gilles Perret et François Ruffin dans leur film Au boulot !

Limiter le chaos qui vient

Si c’est cette lecture qui l’emportait la gauche serait définitivement perdue, et pas seulement pour 2027. Cagé et Piketty avait pourtant déjà enfoncé un coin dans cette certitude de camper une position supérieure sur ses contemporains en rappelant la primauté des clivages socio-économiques dans la vie politique française sur la longue durée(8)Julia Cagé, Thomas Piketty, Une histoire du conflit politique en France, Paris, Seuil, 2024.. L’Institut La Boétie, Mélenchon en tête, en fut fort contrarié, puisque LFI avait adopté la ligne politique inverse : cap sur Terra Nova et l’américanisation de la gauche ! Les voilà Gros-Jean comme devant !

Il existe certes à gauche encore des gens comme Sandrine Rousseau pour défendre le voile contre les courageuses Iraniennes, quitte à se faire remettre vertement en place par la réalisatrice du remarquable Persépolis, Marjane Satrapi. Mais le cas Rousseau est perdu. Toutefois, ces voix-là devraient être moins audibles dans les deux années qui viennent. Les élections américaines vont durablement marquer les esprits. L’on va commencer enfin à remettre sur le devant de la scène les vrais enjeux du moment : creusement des inégalités sociales, extension de la pauvreté, déclassement des catégories populaires et moyennes et, bien entendu, le défi climatique qu’a dramatiquement illustré l’Espagne ces dernières semaines.

Appréhendée de la sorte, l’élection de Donald Trump et son cortège de remise en question de certitudes qui s’étaient imposées depuis moins d’une décennie (priorité au « sociétal » !) pourraient être salutaires. C’est peut-être à ce prix que nous pourrons peut-être sinon éviter, du moins, limiter « le chaos qui vient ».

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Pour une analyse fouillée des résultats, on lire l’excellent site ELUCID : https://elucid.media/analyse-graphique/election-donald-trump-president-etats-unis-economy-stupid-veritable-sens-victoire.
2 Christopher Lasch, La révolte des élites et la trahison de la démocratie, Paris, Flammarion, 1995.
3 Le chaos qui vient, Le Cherche Midi, 2024 .
4 Seymour Martin Lispset, The Political Man: The social Basis of Politics, 1960.
5 Il suffit de lire l’ouvrage de Johann Chapoutot, Christian Ingrao, Nicolas Patin, Le monde nazi, Paris, Tallandier, 2024 pour réaliser l’inanité de ce racisme social.
6 Hugo Mercier, Pas né de la dernière pluie, Paris, Humensis, 2022.
7 Pour un autre exemple, qui date des années 1950, lire le classique de Leon Festinger et al., L’Échec d’une prophétie (Paris, PUF, 1993).
8 Julia Cagé, Thomas Piketty, Une histoire du conflit politique en France, Paris, Seuil, 2024.