La République et l’Université : à propos d’une petite phrase

You are currently viewing La République et l’Université : à propos d’une petite phrase
Photo d'un amphithéâtre universitaire

Emmanuel Macron, on le sait, aime à se poser en roi-philosophe, arbitre des élégances intellectuelles au nom d’une formation dont il adore se gargariser, même si elle est entourée d’autant de mystères que les diplômes de Nicolas Sarkozy, puisque son supposé directeur de recherche, Etienne Balibar, a déclaré ne pas se souvenir de l’étudiant Macron1, et que le conseil scientifique du Fonds Ricoeur a tenu à prendre publiquement ses distances vis-à-vis des revendications présidentielles de proximité avec le penseur protestant2. Après nous avoir gratifié sur France Culture d’un inepte « grand débat des idées » en direct de l’Elysée en 2019, le Président de la République a de nouveau trouvé le temps de se fendre d’un avis, supposément informé, sur le monde intellectuel français. Mais cette fois, le ton est moins onctueux qu’il y a un an : il s’agit de dénoncer le rôle de l’enseignement supérieur public, que M. Macron s’acharne il est vrai à dépecer depuis longtemps, dans la montée du fameux « séparatisme » qu’il choisit de voir derrière les manifestations contre les violences policières : « Le monde universitaire a été coupable. Il a encouragé l’ethnicisation de la question sociale en pensant que c’était un bon filon. Or, le débouché ne peut être que sécessionniste. Cela revient à casser la République en deux. »3

        CPU

La saillie peut prêter à sourire : la République serait bien fragile si quelques études sociologiques suffisaient à la briser… Fragile, ou désarmée. À cet égard, venant du personnage dont le seul travail conceptuel un peu notable a consisté à théoriser le démantèlement du service public de l’enseignement supérieur dès 2007 dans les colonnes de la revue démo-chrétienne d’extrême-centre Esprit en tandem avec un mandarin syndicaliste CFDT,4 la notion de « filon » sonne comme l’aveu d’une certaine conception managériale de la science. D’autant que l’année suivante, M. Macron passait du cours magistral aux travaux pratiques en concevant avec Jacques Attali le système des « initiatives d’excellence » qui a bouleversé l’organisation et le financement de la recherche française,5 et qui n’est pas étranger à l’affaissement intellectuel de l’Université française. Avant de revenir sur le fond de l’affaire (la remise en cause des discours universalistes dans certains secteurs de la sociologie universitaire et l’usage politique fait de ces recherches), intéressons-nous donc à la contribution macronienne aux conditions de production des discours incriminés.

Filon, vous avez dit filon ?

Reprenons. Les effets de mode et les guerres de coteries ont toujours existé dans la recherche. Il y a toujours eu, dans toutes les disciplines, des départements, instituts ou facultés où l’on ne pouvait être recruté qu’en étant du bon bord théorique. On peut même dire qu’il s’agit là d’un mode d’organisation sociale impondérable de la culture du dissensus collégial, qui constitue le cœur de la science comme pratique collective.6 Mais dans un système universitaire et scientifique régulé par la gratification symbolique et l’estime des pairs, à l’intérieur d’un cadre protégeant l’indépendance des travailleurs intellectuels via des statuts protecteurs, des postes pérennes et un budget stable et suffisant, il n’y a pas de « filon » que les uns et les autres devraient absolument suivre pour amasser de l’or. Cette logique de filon correspond en fait à un système où l’on ne donne qu’à ceux qui en ont déjà le plus, c’est-à-dire très exactement la logique promue par les réformes dont M. Macron était jadis le scribe obscur.7 Dans ce domaine-là comme dans d’autres, la force qui « casse la République en deux », c’est d’abord le mouvement réformateur néolibéral.

Depuis 2007 et le lancement de « l’autonomie des universités », le mode de financement de l’enseignement supérieur et de la recherche s’est drastiquement réorienté vers un système fondé sur la fragmentation des collectifs (individualisation des recrutements et des carrières, mise en concurrence des laboratoires et des personnes pour l’accès aux ressources, différenciation budgétaire puis statutaire entre les universités) et la bureaucratisation des procédures, au sens organisationnel du terme « bureaucratisation », qui renvoie à l’accroissement de la division du travail entre les exécutants et les managers. Les réformes ultérieures, jusqu’à l’actuelle Loi de Programmation Pluriannuelle pour la Recherche, ne font qu’accentuer cette dynamique dite « darwinienne », dont le ressort principal est la mise en tension entre une pénurie de moyens pérennes alloués sur le budget de l’État et une gabegie d’appels à projets concurrentiels richement dotés, abondés par l’argent du ministère, par des agences ou par les collectivités locales (régions notamment). Dans sa mécanique concrète, la concurrence est largement régulée (et en l’occurrence entretenue) par un appareil de mesure quantitative pudiquement qualifié d’évaluation, qui encourage une production scientifique rapide, conformiste, myope, à la fois peu ambitieuse et sensationnaliste. Bref, la mise à mal des normes de probation savante entretenue par M. Macron et ses amis pousse les scientifiques à se contenter de suivre des « filons ».

De façon générale, il ne pleut des financements ponctuels que là où le trottoir est déjà mouillé. Les appels à projets, extrêmement sensibles aux effets de mode, n’affectent pas uniquement la qualité de la science produite, ils en affectent aussi l’organisation et les contours, en concentrant les recherches sur certains sujets et en en laissant péricliter d’autres, mais également en accroissant les inégalités matérielles entre chercheurs, au profit d’un nombre restreint de mandarins-managers (Principal Investigators) autour desquels gravitent des armées de précaires mal payés obligés de se soumettre aux sujets et au cadre théorique promus par le « patron » pour faire carrière. Ne soyons pas naïfs : encore une fois, tout cela existait avant le tournant néolibéral. Mais celui-ci supprime méthodiquement les garde-fous et érige en principe normal ce qui, dans le système antérieur, était considéré comme un dysfonctionnement. Les mécanismes généraux présidant à une telle organisation sociale sont un cas d’école des « cités par projets » analysées par Thévenot et Boltanski dans leurs travaux sur les « économies de le grandeur »

Sans doute, tous les « filons » ne se valent pas sur le plan de la carrière et des moyens. Spontanément, on comprend que ces réformes, pensées en réalité depuis trente ans dans le cadre de théories de la croissance ultralibérales (et parfaitement anti-écologiques) fondées sur la « disruption » et la « destruction créatrice », poussent à financer les disciplines, les objets de recherche et les cadres théoriques favorisant les transferts vers le secteur privé lucratif et la recherche en mode partenariat public-privé. À cela s’ajoutent, de temps à autre, des grigris que les idéologues de l’oligarchie promeuvent comme des panacées universelles, comme par exemple dernièrement l’Intelligence Artificielle, au grand désespoir de nombreux informaticiens spécialistes du sujet, qui aimeraient qu’on les laisse travailler en paix. Dans ce contexte, la place des sciences humaines et sociales est vite devenue critique. Dans bien des universités, aux yeux de nombreuses agences et pour maints Conseils Régionaux, les sciences humaines sont devenues soit une danseuse, soit une case un peu pénible à remplir dans une grille de quotas à respecter.

Mais ce n’est pas le cas partout : car il existe bien sûr, depuis l’origine, un usage social et politique des sciences humaines, et singulièrement des sciences de la société. À cet égard, le misérabilisme de bon aloi de certains secteurs militants des SHS, persuadés que leurs travaux ne peuvent servir que le « bon côté », se nourrit aussi de l’illusion que ce programme d’assujettissement de la science aux intérêts extérieurs est entièrement pensé pour la vilaine industrie privée. Les pouvoirs publics ne sont pourtant pas désintéressés non plus, dans cette affaire. Lorsque la production documentaire des sphères dirigeantes, des notes de think tanks aux programmes présidentiels en passant par les rapports officiels, regorge d’appels aux SHS pour « penser le terrorisme, le populisme et la radicalité » ou « accompagner les innovations sociales de la révolution numérique »,8 et surtout lorsque de l’argent est effectivement mis sur la table à ces fins, on aurait tort de croire qu’il ne s’agit que d’entretenir une danseuse… La question est alors de savoir si les choses sont foncièrement différentes lorsque les appels à projet restent plus vagues, plus consensuels, ou formulés dans des termes plus sympathiques aux oreilles de gauche (« vivre ensemble »). Les mécanismes d’instrumentalisation des sciences sociales par des intérêts sectoriels peuvent se développer d’autant plus insidieusement dans un environnement où cette instrumentalisation est à la fois revendiquée par les financeurs et les pouvoirs publics et niée par une partie de la rhétorique militante dans ce secteur, laquelle rhétorique, par ailleurs, ne rechigne pas toujours à expliquer que les sciences sociales seraient intrinsèquement émancipatrices, dans une forme de messianisme finalement assez complémentaire de la vision néolibérale de la science.

Heurs et malheurs d’une science des dominations

Une expression souvent employée dans la littérature ministérielle et régionale d’ « évaluation » et d’appels à projets est celle d’« impact sociétal ».9 Ce quasi-barbarisme peut prêter à sourire, mais il recèle aussi, de façon au minimum latente, une conception instrumentale de la science qui est loin d’être réductible à un ensemble de bons sentiments, y compris quand aucun sujet n’est mis en avant. Le piège, classique, est justement celui du sourire : il se veut goguenard, mais il est bien souvent complaisant car il flatte l’ethos du sauveur assez répandu chez certains universitaires, et pas seulement en médecine : l’intelligence artificielle va sauver le monde, les neurosciences cognitives vont sauver le monde, la sociologie va sauver le monde. Le donquichottisme, penchant hélas fréquent du militantisme révolutionnaire, trouve ici un débouché institutionnel naturel, et ô combien gratifiant, sur un plan symbolique d’abord, mais pas seulement, puisqu’une consécration politico-médiatique peut aussi permettre de lever des fonds pour ses recherches, d’attirer plus de thésards ou de sauver quelques postes dans son département. Les mécanismes d’entraînement décrits plus haut définissent un mode de gratification institutionnel et matériel qui encourage le sensationnalisme et le temps court, et qui crée les conditions d’un glissement délétère. En allant chercher l’argent et la visibilité là où ils sont, c’est-à-dire souvent, à l’échelle d’un département de SHS d’une université, dans des réseaux politiques, nous choisissons de participer à un jeu de dupes où nous espérons être les plus forts. Mais à ce jeu, la science ne gagne pas toujours.

C’est en ayant cet arrière-plan en tête qu’il convient d’aborder les avatars de la notion d’intersectionnalité : il s’agit au départ d’un concept heuristique utilisé en sociologie de la domination, pour penser la situation des personnes se trouvant dans une position dominée sur plusieurs fronts à la fois. Cette idée de domination cumulée peut être approchée par un célèbre dicton : « mieux vaut être jeune, riche et en bonne santé que vieux, pauvre et malade ». Dans une société marquée par le patriarcat, par les préjugés, souvent religieux mais pas seulement, à l’encontre des minorités sexuelles, par la persistance du racisme, par l’héritage du colonialisme et de l’esclavage et bien sûr par l’oppression capitaliste qui se situe déjà au point nodal de plusieurs de ces processus de domination, il n’est pas difficile de reconnaître que certains, ou plutôt certaines, se trouvent subir une situation de domination cumulée, qui se manifeste, au quotidien, par une surdiscrimination. La notion d’intersectionnalité répond en fait à ce concept de surdiscrimination, qui renvoie à une réalité flagrante. Cette notion est utile, elle est même indispensable, car ce qui distingue la science d’un dicton populaire comme celui qu’on vient de rappeler, c’est la volonté de désintriquer la pelote, d’en explorer la trame. Comme beaucoup de lecteurs et de lectrices de Respublica, l’auteur de ces lignes voit dans l’ordre socio-économique et dans les rapports de propriété et de production le nœud d’une grande partie de ces problèmes. Mais cela ne nous dit pas quelle est la part d’autonomie des différentes strates de la domination, quelles sont les rétroactions et donc quelles sont les modalités de cumulation des dominations. Ces débats ne datent pas d’hier et animaient déjà la IIe Internationale.10 Ils n’ont jamais été tranchés. Ne serait-ce qu’en vertu de ce précédent qui a mis aux prises certains des meilleurs penseurs et des meilleures penseuses du mouvement ouvrier (August Bebel, Jean Jaurès, Rosa Luxemburg, Clara Zetkin, Vladimir Illitch Oulianov, Otto Bauer…), il serait pour le moins téméraire, pour les militants d’aujourd’hui, de vouloir méconnaître a priori la contribution potentielle d’une approche scientifique informée par un concept comme celui d’intersectionnalité.

Mais dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, la sape des normes de scientificité promue par les gouvernements successifs dans tous les pays de l’OCDE n’encourage que l’effet de rente… et l’effet de manche : suivisme méthodologique, manque de curiosité pour de nouveaux objets d’études, sensationnalisme et goût des médias, auxquels s’ajoute, pour certains secteurs des sciences sociales, le compagnonnage avec des édiles locaux éventuellement friands de ces questions, pour des raisons qui sont les leurs… et qui ne sont pas celles de la science. Les sociologues, en tout cas les plus subtils, ne prétendent pas faire exception aux mécanismes qu’ils analysent, et de fait ils se berceraient d’illusions s’ils se croyaient extérieurs aux processus de domination. Le mal qui gangrène la science sous le néolibéralisme frappe la sociologie de la domination ni plus ni moins durement que les autres disciplines.

Le misérabilisme, qui n’a jamais dérangé les puissants, offre une échappatoire commode. Dans le cas des sciences sociales, la tentation de postuler un mimétisme entre la science et son objet, le cas échéant en invoquant un pouvoir de transformation politique par la science (dans la plus pure veine du scientisme du candide du 19e siècle, qui trouve là des héritiers paradoxaux mais pas moins convaincus que ne le sont, à l’autre bout du spectre de la domination, les représentants de certains grands corps d’ingénieurs), donne des effets étranges à ce tropisme misérabiliste : l’affaiblissement de la puissance théorique d’une recherche va volontiers de pair avec une radicalisation de façade des implications politique qu’elle s’attribue, en particulier chez certains intellectuels entretemps plus habitués aux tribunes qu’à l’austère labeur d’une recherche inquiète11. Vous avez dit « filon » ?

La grande pertinence politique des objets étudiés dans ce champ scientifique et la fécondité d’une partie des travaux qui y sont publiés rendent la situation politiquement explosive, et l’on ne s’étonnera pas de voir les médias du capital promouvoir une fausse alternative, où feignent de s’opposer deux positions jumelles en confusion : d’une part, un hyper-relativisme méthodologique12 parfois étrangement couplé à un déterminisme sociologique proprement scientiste (à entendre la proposition selon laquelle, en substance, « il ne peut y avoir de point de vue objectif, et c’est la science qui nous le dit », il est difficile de ne pas penser au célèbre paradoxe logique du Crétois expliquant que tous les Crétois sont des menteurs…) ; d’autre part, une sinistre parodie d’universalisme13 mettant un point d’honneur à ignorer la réalité des surdiscriminations et à choisir a priori à quel ordre de domination il entend réduire tous les autres – si tant est que ces prétendus « universalistes » reconnaissent encore l’existence d’un fait de domination dans nos sociétés, ce qui n’est assurément pas ou plus le cas de toute la frange conservatrice de ce groupe.

On soulignait à l’instant l’incohérence intellectuelle des hyper-relativistes se revendiquant d’une science, mais celle des pseudo-universalistes la vaut largement, eux dont l’argumentaire, notamment sur la question du racisme, consiste souvent peu ou prou à dire que parce que eux ne sont pas racistes et que les races n’existent pas, les catégories raciales ne sont pas pertinentes pour analyser les phénomènes de discrimination structurelle dans une société : parce que moi je ne suis pas raciste, il n’y aurait donc pas de racisme en France ? On touche là à la définition stricte du relativisme subjectif : le refus d’imaginer que des concepts absents de mon horizon théorique et pratique individuel puissent avoir une pertinence structurale lorsque l’on change de niveau d’analyse. En définitive, ces débats n’opposent donc que deux relativismes inconsistants, empêtrés dans une confusion intellectuelle complète. Ils ne cassent certes pas la République, mais ils ne cassent pas non plus des briques, parce qu’il leur manque… la dialectique.

L’universalisme informé

Ni néo-scientisme donquichottesque, ni hypostase arbitraire d’un point de vue individuel en « universel » frelaté : face à ces positions de première instance, faisons nôtre la boussole jaurésienne : « partir du réel pour aller à l’idéal ».

  • Partir du réel : Contre le pseudo-universalisme, nous devons affirmer que la science, y compris quand elle se penche sur les structures sociales, produit des analyses que nous ne pouvons ignorer.

  • Aller à l’idéal : Contre tous les néo-scientismes, « de gauche » comme de droite, nous devons marteler que l’analyse concrète des conditions concrètes, si elle s’appuie sur l’ordre des faits, doit déboucher sur des considérations en droit, et non seulement en fait, dans une articulation qui doit être explicitée, mais ne peut l’être qu’au coup par coup, précisément parce que si l’ordre des principes est intangible, l’ordre des faits est labile – le lien entre les deux étant la tâche de ce que l’on ne peut guère appeler autrement qu’une dialectique politique de la science.

La mise en œuvre concrète d’un programme fort de l’universalisme est à ce prix, et le chantier est immense, par ce qu’il demande de lecture, de confrontation politique entre savants et militants, de temps consacré à l’éducation populaire, à la fois éducation aux sciences et à la citoyenneté, mais aussi par le double travail d’élaboration programmatique et de reconstruction d’un imaginaire politique. Cette tâche considérable d’articulation entre la science et la démocratie politique n’est pas sans rappeler les défis qui furent ceux de la IIe Internationale, mais aussi ceux avec lesquels la fraction émancipatrice du mouvement écologiste se débat depuis longtemps.

Mais nous savons qu’un tel travail se heurte aussi à des conditions institutionnelles et matérielles : l’offensive ordolibérale sur l’université et de la recherche, qui déforme, affaiblit et finalement asservit la rationalité scientifique, constitue aujourd’hui un obstacle majeur au programme universaliste dialectique, tout comme il constitue un obstacle au programme écologiste d’articulation démocratique entre la connexion scientifique et l’action politique, tout comme enfin il entrave l’élaboration d’un corps de doctrine macro- et micro-économique au diapason des nécessités de l’heure, trois domaines dans lesquels nous avons besoin de dialectique politico-scientifique.

Cela signifie donc que la reconstruction pratique d’une science autonome est une condition nécessaire à notre travail politique sur ces trois sujets. Cette reconstruction implique elle-même un travail sur deux plans. Le premier plan est de loin le moins difficile, il s’agit d’un travail programmatique de fond sur les modalités d’organisation et de financement de la recherche publique, sur la démocratie universitaire et la restauration d’une double exigence de rigueur intellectuelle et de pluralisme des points de vue, et enfin sur l’inscription des institutions de recherche et d’enseignement supérieur dans la vie civique et l’éducation populaire. La limite est évidente : ce programme ne peut être mis en œuvre que dans le cadre d’une dynamique de transformation, dont le déclenchement implique qu’une partie du chemin ait déjà été fait… Le serpent se mord la queue. D’où la nécessité d’un second plan, celui de l’auto-organisation à la fois d’espaces scientifiques reconstruits et de lieux partagés entre scientifiques et militants.

Ces espaces ne peuvent être totalement extérieurs à l’université, ne serait-ce que pour des raisons matérielles. La simple question budgétaire interdit de penser qu’ils pourront se constituer en solution alternative au monde universitaire et scientifique construit par les réformateurs. Mais les quelques leviers restants de la démocratie universitaire et le faible volant budgétaire toujours susceptible d’être utilisé à peu près librement doivent faire l’objet d’une réappropriation conforme aux normes de la science moderne. Cela signifie, corrélativement, que le travail de promotion du rationalisme, contre les fausses alternatives médiatiques et institutionnelles promues par l’oligarchie, doit reprendre dans le monde universitaire lui-même, puisque la reconstruction d’une science en archipel ne sera possible que si les acteurs sur qui elle reposera souscrivent aux grandes lignes de ce projet.

Les universitaires ne cassent pas la République en deux, mais la mise à mal des normes de probation et de rigueur scientifique par ceux-là même qui sapent l’édifice républicain au nom du libéralisme autoritaire représente effectivement un défi pour la parole républicaine et démocratique, submergée par des discours relativistes, scientistes ou prétendument universalistes qui sont autant de moments du Faux. Il est temps, pour le bloc émancipateur, de reprendre le combat pour la norme du Vrai, sans laquelle aucun espace public et aucun débat démocratique ne sont possibles, d’en affirmer la puissance critique et dialectique, et pour cela de se ressaisir, en républicains critiques et universalistes, de l’institution sociale qui assoit cette norme du Vrai dans la Cité : l’Université.

NOTES

1Et il ne s’est pas arrêté là… Pour plus de détails sur cette posture macronienne, on renverra le lecteur à cet article : https://www.lexpress.fr/actualite/politique/macron-philosophe-ces-intellectuels-qui-n-y-croient-pas_1827700.html

5Il s’agit de la neuvième proposition listée à l’époque dans cet article sur le « Rapport Attali », dont M. Macron était rapporteur : https://www.lefigaro.fr/economie/2008/01/18/04001-20080118ARTFIG00537-les-propositions-phares-de-la-commission-attali.php

6Tenir ce discours impose bien sûr d’adhérer à une certaine conception de la sociologie de la science, en l’occurrence celle de Robert Merton (mais celle de Pierre Bourdieu, dans son dernier ouvrage, Science de la science et réflexivité, n’en est finalement guère éloignée).

7Je reprends ici à mon compte les analyses développées notamment par le collectif RogueESR dans sa profession de foi sur les normes de probation savante et dans son appel à la refondation de l’université.

8On en trouvera un exemple ici : http://science-et-technologie.ens.fr/-V-Recherche-et-Innovation-#v1 (se rendre directement à la question 4).

9Le « Grand Prix de l’Innovation de la Ville de Paris » nous en offre un exemple de choix : https://www.grandsprixinnovation.paris/gpi113-impact-social-et-societal.html

10En l’occurrence, les théoriciens et stratèges socialistes de la fin du 19e et du tout début du 20e siècle devaient se dépêtrer de l’articulation entre la lutte des classes et trois luttes déjà très importantes à l’époque : la lutte pour les droits des femmes ; la lutte laïque et anticléricale ; la question nationale, sans doute la plus clivante des trois. À chaque fois, l’enjeu stratégique (celui des alliances avec certains secteurs plus ou moins avancés de la bourgeoisie) rejoignait les enjeux de théorie marxiste et a causé des débats très vifs au sein de l’Internationale.

11Il y a quelques années, l’excellente revue de sociologie des sciences Zilsel mettait régulièrement en ligne des comptes-rendus critiques des productions sociologiques récentes. On trouvera ici deux discussions serrées du travail de deux sociologues prompts aux revendications de radicalité : G. de Lagasnerie et Ph. Corcuff.

12Pour une discussion de ces théories, on se reportera à nouveau à un article de Zilsel, qui choisit à raison de s’intéresser aux textes majeurs de ce courant plutôt qu’aux épigones.

13On ne donnera pas ici de source, pour ne pas faire davantage la promotion de la nouvelle feuille réactionnaire sur papier glacé qui incarne ce mouvement à la perfection et qui ose se prévaloir, dans son titre, de l’héritage révolutionnaire de 1936. Sans doute ses éditeurs oublient-ils que c’est au Front Populaire que l’on doit la loi permettant la dissolution des ligues factieuses et xénophobes.