Qui a peur du prolétariat majoritaire ?

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Couverture du livre "Une histoire populaire de France" de Gérard Noiriel

Est-ce qu’un changement social et politique émancipateur est aujourd’hui possible sans l’action du prolétariat (ouvriers, employés, couches moyennes en voie de paupérisation) majoritaire dans le pays ? D’autant que les intérêts de la grande bourgeoisie ne peuvent se maintenir, dans la crise paroxystique du capital sans l’abaissement continu des droits et des moyens du prolétariat et que ce dernier est aujourd’hui majoritairement hostile à l’offre politique démocratique.

Et comme la convergence entre le mouvement des ronds-points des gilets jaunes et le mouvement social syndical n’a pas eu lieu fin 2018-début 2019, la classe populaire est aujourd’hui divisée.

Mais alors comment se maintiennent les élites bourgeoises au pouvoir alors qu’elles sont sociologiquement minoritaires ? Une seule réponse possible : par une stratégie de type aïkido dite stratégie du choc qui leur permet d’utiliser chaque élément de la crise multidimensionnelle pour accroître les injustices sociales et les violences mais aussi avec l’aide d’une partie importante des intellectuels et des médias dominants, de faire décroître de façon rapide les principes de la République sociale, et donc des droits et libertés du citoyen et en saccageant le cœur de la république sociale que sont les services publics, la sécurité sociale et l’école !

Alors que la France était le deuxième pays du monde fin des années 50, nous sommes aujourd’hui le septième. Par exemple nous voyons, tous les jours, malgré le dévouement des personnels, l’incapacité du système de santé français d’être à la hauteur des enjeux face au Sars Cov-2. Résultat, l’abaissement, bien plus fort que chez nos voisins, des richesses produites nous fait craindre un désastre social pire qu’ailleurs. La bureaucratie politique néolibérale (et non l’administration !) boursouflée par ses campagnes médiatiques mensongères, continue sa triste besogne.

Les injustices et les violences économiques et sociales

En déformant le partage de la valeur ajoutée au profit du profit et au détriment du salaire (9 points de PIB sur près de 40 ans !), les élites bourgeoises organisent la violence économique en multipliant les actes pour enrichir les plus riches et appauvrir les plus pauvres.

En remplaçant petit à petit le principe de solidarité (à chacun selon ses besoins en finançant selon ses moyens) par le principe de charité (chacun organise sa protection sociale selon ses moyens et attend Godot en lieu et place de l’alternative), en supprimant petit à petit l’universalité des prestations pour la transformer en assistance pour les plus pauvres, la solidarité s’estompe.

En déniant au plus grand nombre, le principe d’égalité d’une République sociale, en accentuant la concurrence entre la Sécurité sociale et les assurances privées (complémentaires santé par exemple)

En refusant la possible satisfaction des besoins sociaux essentiels à tous les citoyens et donc aussi à la majorité prolétaire, en désocialisant un nombre croissant de prolétaires par un accroissement massif du chômage (en cumulant les 5 catégories de l’Insee, le cap des 7 millions de chômeurs et des 10 millions de pauvres sera atteint au cours de l’année 2021).

La marche vers une démocrature et les violences répressives

Les élites bourgeoises augmentent simultanément le volet répressif par un processus continu qui transforme la démocratie en démocrature en limitant les libertés publiques

Après le processus de suppression de la démocratie sociale ouvert par les ordonnances gaullistes en 1967 et par la multitude de suppression des conquis sociaux (ordonnances Juppé, lois HPST, assurance-chômage, suppression des CHSCT, diminution des heures syndicales, baisse continue des retraites depuis 1993, santé à plusieurs vitesses selon les capacités financières, branche des accidents du travail et maladies professionnelles malmenée, soutien étatique des syndicats acceptant la récession, etc.), ce sont les libertés publiques qui connaissent un processus incessant de recul – derniers en date, les décrets du début décembre 2020  – honteusement justifié par la majorité des élites intellectuelles et médiatiques.

Y concourt la transformation d’une police qui change une fois de plus de nature : loin d’être au service des citoyens elle favorise des milices privées pour défendre les intérêts des élites bourgeoises (voir à ce sujet notre précédent article).

La bataille fait rage au sein de la petite bourgeoisie intellectuelle

Mais ce n’est pas tout ! Les élites bourgeoises ne s’appuient pas uniquement sur le pouvoir économique, sur le pouvoir politique, sur les forces de répression massives de leurs milices publiques et privées mais également sur une caste intellectuelle et médiatique qui tente de conserver son hégémonie culturelle sur le prolétariat. Si une minorité des élites intellectuelles voient d’un bon œil la résistance des catégories populaires, la majorité d’entre elles sert, avec une constante servitude volontaire, l’ordre social et politique souvent en faisant mine de produire des pensées magiques qui cachent l’essentiel et permet donc de maintenir l’ordre social établi (revenu universel de base, monnaie hélicoptère, accord de Paris pour le climat accompagnant l’augmentation de l’émission des gaz à effet de serre, poursuite de la privation des profits et de la socialisation des pertes des services publics (projet Hercule d’EDF et Clamadieu pour le gaz au moment où cet article est écrit), préparation de la fusion de l’État et de la Sécurité sociale, simulacre et mascarade des conventions tirés au sort tentant de masquer l’arrivée en démocrature, sous-estimation scandaleuse car volontaire de la crise sociale qui s’annonce, etc.

Mais ce n’est pas tout ! La caste intellectuelle et médiatique favorise la division du peuple en favorisant les cécités croisées que ce soit celles des partisans de l’universel abstrait soit celles de la gauche identitaire !

Que font les adeptes de l’universel abstrait  ? Ils ânonnent l’universalité des principes en oubliant les conditions objectives concrètes de cette universalité, c’est-à-dire qu’ils oublient les phénomènes d’interdépendance des différents combats. Un exemple parmi tant d’autres : se dire laïque sans combattre les reculs des conquis sociaux des gouvernements français de ce siècle. Depuis la Révolution française, la lutte sociale et la lutte laïque ont été concomitantes. Elles reculent en même temps et elles avancent en même temps. Jamais l’une sans l’autre. D’où l’importance de l’esprit de convergence et de liaison des combats émancipateurs : démocratiques, laïques, sociaux, écologiques, féministes et anti-racistes.

Que font les adeptes de la gauche identitaire ? En prenant prétexte de la diversité des discriminations (classiste, genrée, raciste, etc.) – ce qui est juste –, ils participent à l’invisibilité des catégories populaires majoritaires dans la lutte des classes. La visibilité de la classe populaire, la visibilité des représentants issus de cette classe, est pourtant indispensable pour retrouver le chemin de l’égalité et de l’émancipation. Cette gauche identitaire se satisfait de la visibilité des porte-paroles des minorités visibles ou des discriminations genrées. De plus, elle assure une mansuétude coupable, contre les intérêts de la majorité des citoyens musulmans de notre pays, avec l’islamisme politique (par exemple, soutien hier à Tariq Ramadan puis à la manifestation du 10 novembre 2019 initiée par les pro-intégristes de la confrérie des Frères musulmans).

Face à ces cécités croisées se renforçant l’une l’autre, l’universalisme concret d’une République sociale que nous défendons est un universalisme de la praxis, un universalisme qui prend en compte les conditions objectives et subjectives des citoyens et de leurs familles et pas seulement les réalités formelles et qui dans sa pratique montre son opposition concrète dans les faits et non seulement en parole à tous les adversaires des principes de la République sociale (liberté, égalité, fraternité, laïcité, solidarité, démocratie, universalité des principes, souveraineté populaire, sûreté, développement écologique et social). Sans cela, l’intellectuel dit « engagé » est un imposteur !

Prenons un exemple, la défense de la laïcité et du féminisme ne peut sombrer dans l’essentialisme et le communautarisme mais ne doit pas non plus s’appuyer sur un discours de l’universalisme abstrait. Pour nous, partisans de l’universalisme concret, nous devons rejeter ces deux cécités croisées.

Tout cela est vrai aussi bien en France qu’ailleurs ! On l’a vu avec le Hirak algérien , les « printemps arabes » et plus généralement dans beaucoup de pays du monde. Et partout se développe contre les partisans de l’universalisme concret de la gauche laïque et sociale, en plus de l’extrême droite populiste, de la droite installée, de l’extrême centre macroniste, de la gauche identitaire, de la gauche de la lâcheté, celle qui critique de son Aventin de salon, la gauche sociale en préparant de fait un deuxième tour à la présidentielle extrême droite contre extrême centre macroniste voire l’union des droites. Comme si l’émancipation pouvait s’atteindre sans lier combat laïque et combat social et luttes sociales et luttes politiques ! Comme toujours, la majorité des élites bourgeoises intellectuelles ont une poutre dans l’œil qui les empêchent de « voir » le prolétariat ouvrier et employé éloigné du centre des métropoles et même des banlieues proches par le phénomène de gentrification qui organise les ghettos sociaux, qui détruit la mixité sociale (d’abord dans l’école puis dans les quartiers). Leur poutre dans l’oeil doit aussi les empêcher de comprendre qu’agir sur les conditions concrètes et réalistes de la transformation sociale et politique est tout bonnement indispensable pour engager un processus d’émancipation. Certains intellectuels considèrent, dans ce moment de crise systémique et multidimensionnelle du capital, la politique comme un salon bourgeois où l’on cause, comme le dit Habermas !

Et comme c’est le mouvement qui crée la pensée (et non l’inverse), la conscience (qu’elle soit de classe ou réactionnaire) se détermine en grande partie par son attitude lors des mouvements sociaux, qu’ils soient animés par des organisations syndicales ou par des gilets jaunes. La conscience ne se crée donc pas dans l’entre-soi bourgeois hors du débat argumenté en contact avec les différentes classes et catégories de la population. Voilà pourquoi la majorité de la petite bourgeoisie intellectuelle, vivant dans les métropoles, a beaucoup parlé des gilets jaunes sans les connaître, sans lire les études sérieuses, à partir des images des chaînes d’info continue du samedi, pourquoi elle n’a que rarement eu des contacts avec les gilets jaunes des ronds-points qui, eux, se sont déployés principalement en zone rurale et périurbaine.

Effectivement, la ségrégation spatiale qui s’amplifie en France et dans le monde n’aide pas à permettre des débats argumentés entre les différentes classes de la population. D’où l’importance grandissante des sciences sociales pour nous.

Autonomisation des sciences sociales d’une part, débat argumenté au sein des mouvements sociaux et politiques d’autre part

Pour nous, partisans laïques de la République sociale, nous avons bénéficié des penseurs et des acteurs de l’histoire du 17e siècle à nos jours sur tous les combats sur les principes de la République sociale que nous avons cité plus haut : des philosophes, des femmes et des hommes politiques et syndicalistes, sur les combats autour des universaux concrets démocratique, laïque, social, écologique , féministe.

Aujourd’hui, notre rôle est d’aborder la difficulté de la période qui est de se battre contre les cécités croisées de ceux qui défendent un universel abstrait et de ceux qui veulent transformer la gauche en gauche identitaire et indigéniste.

Pour cela, nous avons d’abord besoin pour les raisons énoncées plus haut, de sortir les sciences sociales de trois dépendances :

1) une dépendance de l’ordre social établi ;

2) une dépendance essentialiste par la couleur de peau ou par le genre et donc de soutenir une autonomisation des sciences sociales de tout essentialisme. Nous rappelons ici que pour nous une caissière de supermarché est d’abord une employée prolétaire, membre de la classe populaire ouvrière et employée qui peut en plus subir des discriminations de genre ou des discriminations racistes. Et dans ce cas, c’est l’action de la lutte pour la laïcité et l’égalité qui permet la lutte contre le sexisme et le racisme. Et non pas l’invisibilité des classes populaires.

3) une dépendance de l’histoire écrite uniquement par les vainqueurs.

Pour cela, nous avons, entre autres, à notre disposition les études sur les classes populaires, sur les transformations du travail, sur la protection sociale, sur la crise des partis politiques et du mouvement ouvrier, sur l’immigration, sur la question nationale et sur la montée des revendications identitaires.

Dans la même veine que le travail sur l’histoire populaire américaine d’Howard Zinn face aux histoires des États-Unis des vainqueurs, nous avons aujourd’hui Une histoire populaire de la France avec comme sous-titre «  De la guerre de Cent Ans à nos jours » de Gérard Noiriel aux éditions Agone (829 pages, 28 euros). L’auteur y reprend la critique la gauche identitaire formulée par Nedjib Sidi Moussa : « cette gauche assigne à résidence identitaire les individus qui voudraient s’émanciper de toute appartenance confessionnelle ou raciale », en proposant de « remettre les antagonismes de classes au cœur des analyses ». Et dans sa postface il revient sur le mouvement des gilets jaunes. Mais grâce à ce livre, vous verrez comment les paysans et les artisans ont pu dire leur souffrance au nom de Dieu au 16e siècle, puis comment les classes populaires ont pu se révolter au 17e siècle, comment la résistance s’organise contre l’esclavage, comment la « guerre des farines » fut le premier combat contre le libéralisme, l’apprentissage de la démocratie par le bas au 18e siècle, etc. Et ce livre montre contrairement à ce que raconte la gauche identitaire, il y a toujours eu des républicains antiracistes et anti-colonialistes et que la lutte des classes traversait le camp républicain.

Si donc nous sommes pour l’autonomie de la recherche en sciences sociales, nous pensons que cela peut aller de pair avec le fait qu’un chercheur en sciences sociales puisse aussi débattre et discuter au sein du mouvement social et politique avec des acteurs de ce dernier. Marx, Engels, Jaurès, Gramsci, Durkheim, Marc Bloch, Bourdieu et beaucoup d’autres étaient de ceux-là. Dans la séquence actuelle, cela n’est pas gagné !