Jaurès et la guerre

Un lecteur (M. Duhem) nous écrit : « Je me permets de vous signaler une erreur communément faite concernant la phrase de J. Jaurès contenue dans l’article Commentaire de la rédaction sur l’entretien avec E. Todd ; en effet dans son discours à la chambre le 7/3/1895, il déclare ” Toujours votre société violente et chaotique, même quand elle est à l’état d’apparent repos porte en elle la guerre comme la nuée dormante porte l’orage” (source Jean Rabaut, Jaurès assassiné, p. 20, Ed. Complexe)… donc cela n’a rien à voir avec la guerre. J. Jaurès se situe donc dans une perspective interne et non externe ! »

Monsieur, Jean Jaurès n’a en effet jamais prononcé les mots que l’on lui attribue généralement, mais bien ceux que vous reproduisez, incomplètement d’ailleurs : « Toujours votre société violente et chaotique, même quand elle veut la paix, même quand… etc. » Mais cela ne permet pas d’en tirer la conclusion que cela ne concerne pas la guerre, ne serait-ce que parce que ce discours du 7 mars 1895, à la Chambre des communes, est consacré à la question de l’armée, l’idée générale pouvant être que la guerre « interne » entre classes induit la guerre « externe » entre nations.

Cette idée apparaît bien dans cette belle tirade qui précède l’extrait que vous donnez dudit discours :

 Tant que, dans chaque nation, une classe restreinte d’hommes possédera les grands moyens de production et d’échange, tant qu’elle possédera ainsi et gouvernera les autres hommes, tant que cette classe pourra imposer aux sociétés qu’elle domine sa propre loi, qui est la concurrence illimitée, la lutte incessante pour la vie, le combat quotidien pour la fortune et pour le pouvoir ; tant que cette classe privilégiée, pour se préserver contre tous les sursauts possibles de la masse, s’appuiera ou sur les grandes dynasties militaires ou sur certaines armées de métier des républiques oligarchiques ; tant que le césarisme pourra profiter de cette rivalité profonde des classes pour les duper et les dominer l’une par l’autre, écrasant au moyen du peuple aigri les libertés parlementaires de la bourgeoisie, écrasant ensuite, au moyen de la bourgeoisie gorgée d’affaires, le réveil républicain du peuple ; tant que cela sera, toujours cette guerre politique, économique et sociale des classes entre elles, des individus entre eux, dans chaque nation, suscitera les guerres armées entre les peuples. C’est de la division profonde des classes et des intérêts dans chaque pays que sortent les conflits entre les nations. […]

La même thématique est reprise dans de multiples autres discours et longuement développée 15 ans plus tard dans L’Armée nouvelle. Et le 25 juillet 1914, cinq jours avant son assassinat, Jaurès prononce à Vaïse un discours, son dernier, pour appeler les socialistes à s’unir pour la paix, et il reprend la même métaphore : « Songez à ce que serait le désastre pour l’Europe [la guerre]. Quel massacre, quelles ruines, quelle barbarie ! Et voilà pourquoi, quand la nuée de l’orage est déjà sur nous, voilà pourquoi je veux espérer encore que le crime ne sera pas consommé. »

J’ai donc repris cette phrase communément utilisée, parce quelle résume parfaitement la pensée de Jaurès, si on comprend que la « société violente et chaotique » à laquelle il fait allusion est celle-là même que le capitalisme a faite telle. Cette interprétation, qui ne peut qu’être totalement légitime aux yeux de qui veut bien lire Jaurès dans la continuité, est cependant contestée, de droite comme de gauche, tant on fait souvent référence à un auteur du passé pour y chercher, non ce qu’il a dit ou écrit, mais ce qui conforte une position présente.

À « droite », on encense un Jaurès réformiste, un Jaurès non pas anti-capitaliste, mais simplement épris de justice et de paix sociale. Ainsi, la social-démocratie « moderne », c’est-à-dire gestionnaire social-néo-libéral du capitalisme, peut se référer à Jaurès pour légitimer sa trahison du peuple. Elle valide objectivement les « experts » que dénoncent Bernard Teper et Pierre Nicolas (1)https://www.gaucherepublicaine.org/respublica/pour-une-contre-histoire-du-socialisme-de-jaures/7390430.

À « gauche », la critique n’est pas nouvelle. Déjà, en 1903, l’alors guesdiste Charles Rappoport accusait le discours de Jaurès sur le budget de la défense prononcé devant la Chambre le 23 janvier 1903, de se faire, par son pacifisme naïf, complice des menées russes en particulier et de la bourgeoisie en général (2)https://www.marxists.org/francais/rappoport/works/1903/02/rappoport_19030201.htm (alors que Jaurès avait déclaré que « L’allié russe risque de nous entraîner plus loin que nous le voudrions… ».) Selon Rappoport, donc, le Jaurès nouveau de 1903, pur politicien manœuvrier, aurait, en tournant le dos au socialisme, trahi celui qu’il était en 1895, pour masquer sous un brillant verbiage anti-capitaliste un simple réformisme qui donnait en fait aux réactionnaires des armes contre les révolutionnaires.

Aujourd’hui, à l’extrême-gauche, les « héritiers » sont plus radicaux : même le Jaurès de 1895 est à jeter avec l’eau du bain.  Ainsi, par exemple extrême, les maoïstes belges du PCMLM, qui semblent faire une obsession sur Jaurès : pour eux, ce discours n’est qu’apologie du capitalisme, car Jaurès n’aurait jamais mis en cause le capitalisme, faisant de la paix qu’il appelait tant de ses vœux son produit naturel (3)http://lesmaterialistes.com/jean-jaures-paix-produit-naturel-capitalisme.

Pour finir, n’oublions pas que ce sont les positions de Jaurès, qui liait la guerre au jeu international des capitalismes nationaux (4)Lors du congrès de l’Internationale socialiste tenu à Stuttgart en 1907, essentiellement contre le risque de guerre européenne, la motion finale, proposée par Bbel et soutenue par Jaurès, estime que « si une guerre menace d’éclater, c’est un devoir pour la classe ouvrière dans les pays concernés, c’est un devoir pour leurs représentants dans les Parlements, avec l’aide du Bureau socialiste international, force d’action et de coordination, de faire tous leurs efforts pour empêcher la guerre par tous les moyens qui leur paraissent les mieux appropriés et qui varient naturellement selon l’acuité de la lutte des classes et la situation politique générale. Au cas où la guerre éclaterait néanmoins, ils ont le devoir d’intervenir pour la faire cesser promptement et d’utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste »., qui ont conduit l’ex-jaurésien Péguy à écrire : « Dès la déclaration de la guerre, la première chose que nous ferons sera de fusiller Jaurès. Nous ne laisserons pas derrière nous ces traîtres pour ous poignarder dans le dos » ; ou Léon Daudet, le 23 juillet 1914 : « Nous ne voudrions déterminer personne à l’assassinat politique, mais que Jean Jaurès soit pris de tremblements ! ». C’est bien le capitalisme fauteur de guerre que Jaurès a combattu jusqu’à sa mort et ses suppôts qui lui ont fermé la bouche.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 https://www.gaucherepublicaine.org/respublica/pour-une-contre-histoire-du-socialisme-de-jaures/7390430
2 https://www.marxists.org/francais/rappoport/works/1903/02/rappoport_19030201.htm
3 http://lesmaterialistes.com/jean-jaures-paix-produit-naturel-capitalisme
4 Lors du congrès de l’Internationale socialiste tenu à Stuttgart en 1907, essentiellement contre le risque de guerre européenne, la motion finale, proposée par Bbel et soutenue par Jaurès, estime que « si une guerre menace d’éclater, c’est un devoir pour la classe ouvrière dans les pays concernés, c’est un devoir pour leurs représentants dans les Parlements, avec l’aide du Bureau socialiste international, force d’action et de coordination, de faire tous leurs efforts pour empêcher la guerre par tous les moyens qui leur paraissent les mieux appropriés et qui varient naturellement selon l’acuité de la lutte des classes et la situation politique générale. Au cas où la guerre éclaterait néanmoins, ils ont le devoir d’intervenir pour la faire cesser promptement et d’utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste ».