Sur l’anarchisme. Quelques « réponses » à des questions qui me sont posées ici et là !

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Nous publions dans ce numéro le courrier d’un lecteur anarchiste de ReSPUBLICA qui, tout en étant un lecteur assidu, ne partage pas toutes nos conceptions politiques, mais nous pensons utile de le publier, car appeler au rassemblement populaire n’est pas crédible quand on ne connaît pas les différentes conceptions existantes en son sein. Ce courrier des lecteurs pointe par ailleurs pour terminer l’importance de la question sociale et des alternatives au capitalisme, deux points fondamentaux avec lesquels nous sommes d’accord et sur lesquels nous travaillons.

Anarchisme : valeurs, principes, engagements

Je suis né en 1947 de parents ouvriers. Mon père était plâtrier et ma mère cartonnière d’usine. Je reconnais n’avoir pas été un très « bon élève ». J’ai été orienté vers un lycée professionnel de comptabilité et à 17 ans, j’ai commencé à travailler comme aide-comptable. À la maison, il n’y avait pas de livre et pratiquement jamais de réflexions à caractère politique. C’est seulement vers 21-22 ans que je me suis rapproché du syndicalisme autogestionnaire de la CFDT et aussi de la pensée libertaire. Comme bien souvent, ces rapprochements ont été portés par des rencontres entre jeunes du même âge. Une amie se déclarait « anarchiste » sans trop bien savoir de quoi il s’agissait, mais cette déclaration m’avait rendu curieux. Tout en étant né dans une ville «rouge», c’est-à-dire gérée par le Parti Communiste Français, il était alors possible de découvrir la littérature anarchiste en se rendant simplement à la bibliothèque municipale pour y consulter les livres en rayons (ce qui n’est plus le cas aujourd’hui dans les « médiathèques »). Les textes de Kropotkine, de Proudhon, de Bakounine et autres militants libertaires étaient disponibles à l’emprunt sans aucune difficulté. De plus, il s’agissait très souvent d’éditions originales reliées en cuir et avec un tampon de la Bourse du travail de Saint-Denis.

À une autre occasion, de passage dans un petit village de quelques centaines d’habitants, j’ai découvert dans un café, faisant aussi office de charcuterie, salle de réunion et dépôt de journaux un exemplaire du mensuel Le Monde libertaire.

Ces « concours de circonstances » ont permis, au fils d’ouvriers que j’étais, de découvrir l’anarchisme. Tout le monde a compris que cela n’est plus possible aujourd’hui où les livres doivent être connus avant d’être demandés en bibliothèque et où la presse a totalement déserté les milieux ruraux.

Si je ramène la « pensée libertaire » au jeune garçon que j’étais alors, je dirais qu’elle m’a surtout donné, même en partie incomprise, le sentiment d’être capable de « faire des choses ». Il faut bien avoir en tête que les milieux populaires des années soixante étaient formatés entre d’un côté « se tenir bien, ne pas se faire remarquer » et d’un autre l’engagement communiste structuré où chacun devait tenir sa place. Dans les deux cas, les initiatives restaient malvenues.

Mes premiers contacts avec les militantes et militants anarchistes plus âgé-e-s m’ont tout simplement appris la liberté et l’expérimentation. Ces femmes et ces hommes ont par leur écoute et leur attention, fait émerger cette confiance en moi que je n’avais pas de par ma culture populaire basée sur la soumission à l’État, à la religion et aux traditions.

Je me suis abonné au Monde libertaire, j’ai suivi des conférences à l’adresse du Groupe Louise Michel de Paris, j’ai lu des livres et des revues, j’ai écouté des chansons, j’ai participé à des manifestations,… en d’autres termes, je me suis forgé un savoir libertaire pour appréhender au mieux les réalités humaines et sociales. Ce travail théorique de base est nécessaire afin de consolider le raisonnement et permettre les actions les plus cohérentes possibles.

Dans la pensée libertaire, ces actions reposent sur des valeurs positives comme l’entraide, la confiance, l’écoute, le respect des différences. Elle tient aussi l’individu comme axe central de la vie sociale. Enfin, elle rejette de façon radicale les sources des valeurs coercitives que subissent les individus et qui sont inhérentes à l’État, l’armée, les religions, le capitalisme et le profit.

C’est à partir de ces « principes de base » que l’on peut construire des rapports humains anti-autoritaires et autogestionnaires.

Anarchisme : héritage, transmission, luttes actuelles

Les actions militantes libertaires se situent toujours dans le présent et si certaines peuvent « laisser quelque chose aux générations suivantes », il n’y a là rien de volontaire… Les libertaires ne sont pas des messianistes apportant la bonne parole à un groupe religieux. Si nous (le groupe libertaire de Saint-Denis créé dans les années 70) avons édité les œuvres complètes d’un poète beauceron (Gaston Couté, 1880-1911), cela partait avant tout d’une volonté de partage et ce fut une réussite. Ce poète militant inconnu des anthologies fut distribué à plus de 30 000 exemplaires entre 1976 et 1980.

Idem pour les salons du livre libertaire qui se sont tenus à Paris entre 2003 et 2017 ou nos participations au Salon du livre anarchiste de Montréal.
Idem pour les organisations (AMAP et coopératives alimentaires autogérées) que nous avons mises en place dans notre ville depuis 2010 et qui regroupent presque un millier de familles.

Il s’agit toujours de partager des pratiques en rupture avec les valeurs portées par « le système » : rejet de la démocratie comme seule et unique possibilité de fonctionnement d’un collectif, respect des différences à travers la liberté d’expérimenter, rejet des prises de décisions collectives pour laisser la place à la responsabilité individuelle de faire, d’expérimenter, d’apprendre et donc aussi de se tromper.

L’âge avancé (j’ai 76 ans) permet d’avoir une plus large palette d’informations et donc d’ouvrir plus largement la réflexion. Le « monde » n’est plus ce qu’il était dans ma jeunesse et je l’ai vu se modifier petit à petit… Des mots ont disparu et ont été remplacés par d’autres voulant faire croire que le fond avait changé alors que la domination et les injustices sont toujours là !… Plus de directeur du personnel, mais un directeur des ressources humaines… Plus de licenciements économiques, mais des plans de sauvegarde de l’emploi… Plus de mensonges politiques, mais des faits alternatifs… Plus de question sociale mais des questions sociétales !
La novlangue de Georges Orwell fait maintenant partie de nos vies.

Toutes les revendications particulières doivent s’exprimer et être respectées. C’est le devoir de liberté. Elles doivent s’inscrire dans la réalité sociale qui n’est pas toujours sur le même niveau de réflexion. Il faut donc du temps et un partage de savoir qui permettront de se comprendre et faire évoluer les mentalités. Si je suis athée, je ne suis pas contre les croyants, mais contre les religions. J’accepte mon voisin croyant et je demande qu’il m’accepte comme athée.

Cette acceptation de la différence trouve sa source dans la pensée libertaire qui pose la raison comme seule façon de rapprocher des individus ayant de par leur histoire et leur culture des points de vue différents. Elle s’oppose radicalement à celles et ceux qui prétendent connaître « la vérité » et qui n’ont comme seule volonté que de l’imposer aux autres par la domination et la violence.

Il y a actuellement une dérive qui amène les luttes sociétales (nécessaires) vers un rejet de l’autre. Des pratiques, quelquefois totalitaires, peuvent se mettre en place de par une volonté de domination et un manque d’ouverture aux autres. Une forme de communautarisme voulue par quelques gourous en quête de pouvoir et l’acceptation des membres.
Il est important de se rappeler que les thèses poussant à la séparation en communautés et au rejet de l’égalitarisme et de l’universalisme ont été portées dans les années soixante par un théoricien français d’extrême droite dont l’écoute a été insignifiante en France, mais énorme dans le monde universitaire anglo-saxon : Alain de Benoist.

Au nom de la « diversité du monde », ce qui est une évidence, Alain de Benoist proclamait qu’il fallait laisser les choses se faire… En d’autres termes, ne surtout pas émettre d’avis sur les choix sociétaux des peuples non-européens. Ils ont les valeurs qu’ils ont et nous avons les nôtres. Un refus du mélange et du partage afin de maintenir la position dominante de l’homme blanc européen.

Il est étonnant de voir aujourd’hui les thèses d’Alain de Benoist revenir des universités américaines vers les universités françaises. Thèses qui poussent à la communautarisation du monde, au rejet des autres et au totalitarisme de la pensée.

Le mouvement libertaire, organisé ou non, a toujours considéré les questions sociales comme étant des phares auxquels il convient d’accrocher toutes les questions sociétales. En 1971, le FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire), composé de féministes lesbiennes et d’activistes gays, revendiquait la subversion de l’État « bourgeois et hétéropatriarcal ». Ce mouvement était fortement marqué par la pensée libertaire. Aujourd’hui, la Gay Pride est devenue un moment ludique et consumériste n’ayant aucune ambition de changer le monde !

Dans la même veine et en 1979, l’absence d’approche sociale amenait certaines féministes à considérer la nomination de Margaret Thatcher, Première Ministre du Royaume-Uni, comme une grande avancée dans la cause des femmes… Qu’importe si cette femme, chrétienne méthodiste, conservatrice et libérale, a conduit par la suite d’importantes privatisations, réduit l’influence des syndicats et accru les inégalités sociales !

Or les anarchistes luttent pour une société économiquement égalitaire et donc sans classes sociales.

Au-delà de ces deux exemples qui ont fait partie de mes engagements militants, il est facile de comprendre que l’approche sociétale d’un problème ne peut pas résoudre son aspect social. En d’autres termes, qu’il existe des rapports de classes et de domination dans tous les groupes humains et que ces rapports de classes ressurgiront à l’instant où cessera la lutte sociétale qui cherche à souder les individus sur une particularité (la couleur, le sexe, la religion, la nourriture, etc.). Il reste toujours des dominés et des dominants, des riches et des pauvres, lorsque la lutte sociétale se termine.
Or les anarchistes luttent pour une société économiquement égalitaire et donc sans classes sociales.

Sur le point des alliances politiques, je n’ai pas d’avis… Si ce n’est que je ne crois pas aux politiciens et que si nous faisons des alliances avec eux, ils vont nous rouler. Je crois par contre aux hommes et aux femmes qui agissent pour changer leur vie et au-delà la vie de leurs voisins. Plus nous organiserons des alternatives simples et répondant aux attentes des gens et plus nous marquerons de points pour aller vers un monde nouveau.
Après, l’ancien monde capitaliste, religieux, militaire, policier risque de ne pas aimer, mais ce sera à nous d’être les plus pertinents et les plus forts.
Commençons par le commencement ; construisons ici et maintenant le monde nouveau.