La carpe et le lapin À propos du livre d’Alain Policar, Le wokisme n’existe pas. La fabrication d’un mythe, Le Bord de l’eau, 2024

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L’une des difficultés à discuter avec les tenants du wokisme ne vient pas seulement de leur vision manichéenne et paranoïaque du monde ou encore de leur répertoire d’action violent. Elle tient aussi à leur mauvaise foi. Ainsi, nous disent-ils, le wokisme, ça n’existe pas, comme tente de le montrer le politologue Alain Policar dans son dernier essai. Le wokisme ne serait qu’une invention du « camp d’en face » où se mêlent conservateurs et néofascistes.

 

Cette latéralisation toute politique les place hors de portée de tout examen critique de gauche, lequel est mécaniquement rabattu sur l’argument stalinien du « vous faites le jeu de ». Cet essai est à cet égard exemplaire, mais il présente une originalité : il tente d’intégrer une partie des critiques qui ont été adressées à l’intersectionnalité ou à la « théorie critique de la race », deux des piliers du wokisme. On obtient au final un essai bourré de contradictions, tant il tente de marier la carpe et le lapin. Reconnaissons à Alain Policar le mérite d’avoir essayé de sauver ce qui ne peut l’être.

« Je n’ai jamais voulu créer une politique identitaire sous stéroïdes qui fait de l’homme blanc un paria. »

Kimberlé Crenshaw, inventrice de « l’intersectionnalité », 2020

Le politologue Alain Policar, chercheur rattaché au CEVIPOF de Sciences Po Paris, a récemment fait l’actualité après avoir été « démissionné » du « comité des sages de la laïcité » où il avait été nommé par l’éphémère ministre de l’Éducation d’Emmanuel Macron, Pap Ndiaye.  Ses prises de position sur la laïcité ont été jugées incompatibles avec la mission de ce comité Théodule dont notre République est si friande. À titre personnel, je ne me réjouis jamais de ce genre d’ « annulation », qu’aiment tant les wokes-qui-n’existent-pas – nous allons y revenir – surtout dans le contexte d’une gouvernance macroniste qui semble avoir perdu le cap de la démocratie pluraliste et des libertés individuelles et publiques.

Alain Policar critique depuis un moment déjà une « laïcité de combat » qui prendrait pour cible les Français musulmans et défend, même si c’est souvent à demi mots, le modèle communautariste à l’Américaine où prévaudrait la « tolérance ». D’ailleurs celui qui l’avait nommé à ce poste n’en faisait pas mystère puisqu’il l’avait écrit : il fallait en finir avec cette anomalie mondiale que serait la laïcité républicaine. Comme si la singularité d’un modèle politique, issu d’une histoire singulière, marquée notamment par de terribles guerres de religion, était un vice rédhibitoire ! On a toujours envie de dire à ces admirateurs de la société américaine, qui est au bord de la guerre civile : « allez y vivre, on ne vous retient pas ! »

Une hallucination mondiale

Venons-en à ce court essai au titre choc : Le wokisme n’existe pas. La fabrication d’un mythe. Le lecteur a de suite envie d’en savoir plus sur comment a été fabriquée et diffusée cette hallucination collective d’envergure mondiale et, de surcroît, transpartisane. En effet, il existe des centaines de livres et d’articles, en langue anglaise ou française, qui traitent d’un objet qui n’existerait pas. Voilà un objet sociologique fabuleux, du même niveau que Roswell. Las, ledit lecteur va vite déchanter, car la thèse est simple, simplissime même : le wokisme serait une invention des conservateurs et des réactionnaires pour barrer la route aux minorités opprimées.

Au lieu d’une analyse sociologique, cet essai n’est qu’un plaidoyer pro domo qui reprend l’éternelle auto-victimisation des gentils « social justice warriors » qui seraient pourchassés par des méchants extrême-droitiers. Pourquoi le camp du Bien est-il ainsi assailli ? Parce qu’il souhaite l’émancipation des pauvres « dominés » et « discriminés », soit autant de « collectifs nominaux non réalisés » aurait dit Luc Boltanski, c’est-à-dire des groupes fictifs qui n’existent que par la voix de leurs porte-parole autoproclamés : « les femmes », « les racisés », « les LGBTQIA++ », « les musulmans »(1)Nedjib Sidi Moussa, La fabrique du musulman, Paris, Editions Libertalia, 2017.. Rappelons-le, ces groupes n’en sont pas : ils sont traversés par de multiples clivages, économiques, sociaux et politiques notamment. Nous l’avons écrit à multiples reprises dans cette rubrique pour ne pas y revenir : le travail du sociologue n’est pas celui du politique qui, lui, cherche à se jouer des visions et des di-visions du monde social afin de mobiliser les électeurs.

Bref, on connaît la ritournelle et il faut bien avouer que cet essai n’apporte strictement rien aux perpétuelles lamentations wokes. Toutefois, Alain Policar nous rétorquera : les wokes ne peuvent se lamenter puisqu’ils n’existent pas ! Une fois encore, la ficelle est usée et elle a un nom : le nominalisme. Alain Policar joue sur les mots pour mieux évacuer la chose qui, elle, existe bien. Car il peut appeler la chose comme il veut : « synthèse identitaire »(2)Yascha Mounk, Le piège de l’identité. Comment une idée progressiste est devenue une idéologie délétère, Paris, L’Observatoire, 2023., « identitarisme », « politiques d’identité » ou tout ce qu’il voudra, il n’empêche que cette chose existe bien. Elle a même quatre pieds : le néoféminisme agonistique et misandre directement importé du protestantisme anglo-saxon comme l’a bien montré Emmanuel Todd(3)Emmanuel Todd, Où en sont-elles ?, Paris, Seuil, 2022. ; le néoantiracisme raciste qu’a très bien documenté Florian Gulli(4)Florian Gulli, L’antiracisme trahi, Paris, PUF, 2023. ; l’antirationalisme et le relativisme au profit du « ressentisme » (« mon expérience personnelle à moi, eh ben elle vaut bien la tienne, na ! ») ; un répertoire d’action fait de violence et de censure.

C’est qu’Alain Policar se garde bien d’être précis : il parle de féminisme, en général, d’antiracisme, en général ; il veut bien concéder quelques « excès », mais comme la cause est juste… Il faut bien casser quelques œufs pour réussir une omelette tolérante. À ce niveau de généralité, il est inattaquable. Qui va se dire antiféministe ? Qui va se dire raciste ? Qui va se dire intolérant ? C’est ce qu’on appelle des « causes sans adversaire ». Cependant, si l’on rentre dans le concret, les choses commencent à se gâter.

De l’art de relativiser les « excès » d’un mouvement intrinsèquement violent

Nous commençons par le plus choquant, qui touche au répertoire d’action de ces néomilitants : Alain Policar, certainement gêné aux entournures, n’évoque la curée subie par Gérard Noiriel et Stéphane Beaud que dans une toute petite note de bas de page. On se rappelle que le crime commis par ces « deux racistes » bien connus est d’avoir discuté dans un ouvrage paru en 2021 l’importation incontrôlée de la notion de « race » depuis les États-Unis en France(5)Stéphane Beaud, Gérard Noiriel, Race et sciences sociales, Marseille, Agone, 2021.. Ils ne faisaient que leur travail de chercheurs en sciences sociales, lesquelles exigent la « réflexivité » de tous les instants(6)Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, 2001.. Résultat : un torrent d’injures de la part de jeunes « chercheurs » (les guillemets sont importants, car ce sont plus des militants) sur les égouts à ciel ouvert que sont les réseaux sociaux. L’auteur de ces lignes a appelé au calme avec des dizaines de chercheurs dans une tribune publiée dans Le Monde. Il a été emporté par le shitstorm avec les deux « anciens » et est maintenant « cancélisé » : il n’est plus sollicité ni invité nulle part. Bien évidemment, il s’agit ici d’un exemple limite. Mais je tiens à le dire : j’ai reçu énormément de mails de chercheurs qui disaient se taire par peur des représailles. Dans le billet précédent, co-écrit avec Emmanuel Pierru, nous avons donné quelques chiffres d’enseignants et chercheurs universitaires qui ont été obligés de démissionner de leur poste aux États-Unis(7)https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-combats/le-wokisme-est-il-un-hooliganisme-nihiliste/7435341..

Donc, non, M. Policar ce ne sont pas que des « excès ». Vous reprenez le « mythe de la vaccine » cher à Roland Barthes, lequel consiste à concéder quelques « dysfonctionnements » pour sauver la machine. Or, la violence symbolique, et même physique, est intrinsèque à ce mouvement identitaire car non seulement « l’identité c’est la guerre » mais aussi parce que lorsqu’on croît détenir le Bien et la Vérité, cela débouche sur les pires exactions. Le wokisme ou tout autre nom qui vous plaira revendique l’intolérance au nom de la tolérance ! Il impose le silence ou la répression à celles et ceux qui auraient le malheur d’être mal nés (les hommes blancs) ou d’émettre des critiques sur les contradictions et les inepties de ces pseudo-travaux (la palme allant à la notion de « race sociale »). Lorsque l’on exerce une telle violence, il ne faut pas s’étonner du choc en retour.

Le wokisme contre le rationalisme scientifique

Au passage, on soulignera que le wokisme-qui-n-existe pas est la négation même de la démarche scientifique qui suppose la possibilité de controverses dans des univers relativement autonomes par rapport, par exemple, au militantisme politique. Or, vous ne pouvez pas discuter avec un woke puisqu’il a forcément le Vrai et le Bien de son côté. Tout fait qui viendrait invalider leur catéchisme est éliminé et Alain Policar n’échappe pas à la règle. Trois exemples parmi tant d’autres. « Les femmes » sont dominées par le « patriarcat ». Soit. Comment dès lors expliquer que non seulement les femmes votent plus que les hommes, mais que, de surcroît, le vote féminin en faveur du RN dépasse désormais son homologue masculin(8) Le plus ironique est que ce sont en partie les travaux du CEVIPOF, auquel appartient Alain Policar, qui l’ont montré. ? Voilà qui est bien embêtant si les victimes commencent à voter « facho » et non pour leurs émancipateurs….

Deuxième exemple : les travaux d’Anne Case et Angus Deaton ont montré que l’espérance de vie de la classe ouvrière blanche baisse le plus rapidement comparée à celle des Afro-américains. Voilà qui est étrange pour le suprémacisme blanc ! Troisième exemple : sous le « patriarcat », les hommes se suicident trois fois et demie plus que les femmes. Par ailleurs, en matière de maltraitance infantile, les femmes dépassent les hommes… Est-ce à dire que la « nature féminine » ne serait pas belle et bonne ? L’on pourrait multiplier à l’infini les faits qui invalident cette idéologie. Bien entendu Alain Policar et son monde en noir et blanc se gardent bien d’adopter une démarche scientifique qui examine l’ensemble des faits. Tout ce qui est gênant, c’est-à-dire à peu près l’ensemble du monde social, passe à la trappe. Il n’y a plus que le face-à-face entre les gentils « progressistes » et les méchants « fachos ». Voilà le niveau.

Un tel répertoire d’action, que nous avons qualifié ici avec Emmanuel Pierru de « hooliganisme nihiliste », empêche donc tout débat scientifique. Il n’y a aucun hasard dans cette affaire, car cette « synthèse identitaire » est profondément antirationaliste. Qu’Alain Policar cite Bouveresse, Engel ou Boghossian(9)Paul Boghossian, La peur du savoir. Sur le relativisme et le constructivisme de la connaissance, Marseille, Agone, 2009. Le titre à lui seul est anti-woke ! laisse pantois. Ces trois philosophes analytiques pétris de logique et de rationalisme ne cautionneraient en aucune façon les syllogismes, les sophismes et les tours de passe-passe des wokes ! Ils les qualifieraient de « bullshit ». Ce n’est pas pour rien que Pascal Engel a écrit « un manuel rationaliste de survie »(10)Pascal Engel, Manuel rationaliste de survie, Marseille, Agone, 2020. La quatrième de couverture mérite d’être citée in extenso : « L’ignorance et le mépris de la raison sont des constantes de l’esprit humain. Et l’on retrouve à toutes les époques l’illogisme, le non-sens, le mysticisme, le romantisme, le culte de l’intuition et de l’émotion, le relativisme et les anti-Lumières. Mais depuis longtemps un éclectisme de l’anti-raison tient en France le haut du pavé. Les thèmes de la révolte radicale contre l’universel, la logique et tout ce qui peut ressembler à l’exercice ordinaire de la critique et du jugement s’associent périodiquement à des « retours » à de grandes métaphysiques spéculatives, mais aussi à l’intuition bergsonienne ou à des philosophies de la vie. Le rationalisme véritable s’oppose exactement à toutes ces thèses. Il ne s’identifie pas à la rationalité pratique et technique. Et il affirme le primat de la raison théorique, dont les normes ont le pouvoir de nous guider et sont le meilleur garant de la démocratie. ». Bref, Engel critique tout ce que les wokes encensent : la valorisation de l’expérience personnelle, le culte de l’intuition et de l’émotion, la « construction sociale de tout », la haine des Lumières, etc. On se dit : cet Alain Policar, quel culot ! Plus anti-woke que Bouveresse, Engel ou Boghossian, c’est difficile à trouver ! A se demander si Alain Policar les a lus… ! Le « ressentisme » et la glorification de « l’expérience personnelle », de l’émotion (les « micro-agressions »), la haine des Lumières ne sont certainement pas leur tasse de thé ! Et ce n’est pas parce que vous mettez l’adjectif « épistémique » à toutes les sauces que cela change quoi que ce soit au problème. Les « travaux » wokes ne sont pas de la science, c’est de la pure idéologie.  Ici, on frise l’imposture. Et quand il cite Orwell, on la dépasse allègrement(11)Il a été très souvent souligné que le monde des wokes est une dystopie orwellienne..

Une fois encore on pourrait multiplier les exemples. Mais il existe une contradiction logique majeure : si le « genre » est fluide (amen), la race, quant à elle, est fixe. Autrement dit, vous pouvez changer de genre – sauf si vous êtes un homme blanc hétéro – mais jamais de « race ». Vous êtes blanc, ce n’est pas de chance : vous êtes coupable à vie. Votre « blanchité » va être difficile à effacer (« déblanchir » dans le dialecte local).

Donc d’un côté l’hyperconstructivisme individualiste et de l’autre l’essentialisme le plus crasse. Sur ce point, on sent qu’Alain Policar est gêné par la proximité de ses amis avec les Indigènes de la République, dont la créatrice, Houria Bouteldja est ouvertement antisémite, raciste, homophobe. Son bréviaire obscurantiste de haine intitulé Les Blancs, les Juifs et Nous tombe selon nous sous le coup de la loi (par exemple, les homosexuels y sont affectueusement qualifiés de « tarlouzes » dans le cadre d’une « politique de l’amour révolutionnaire »(12)Défense de rire.). On retombe sur le fond : cette idéologie est profondément essentialiste ; or l’essentialisme est l’exact contraire des sciences sociales. D’ailleurs Spivak, initiatrice des post-colonial studies, a un temps défendu « l’essentialisme stratégique » avant de le regretter amèrement tant elle voyait comment le « stratégique » avait disparu chez les militants en qui elle voyait des « ayatollahs de l’identité » (sic).

L’antiwokisme de gauche : un scrupule

Nous ne reviendrons pas dans ce billet sur les conceptions très singulières du féminisme et de l’antiracisme défendues par les wokes-qui-n’existent-pas. Nous avons dans cette rubrique montré l’inanité de ces néomilitants : il faut relire les entretiens réalisés avec Véra Nikolski, Aurélien Aramini ou encore Nedjib Sidi Moussa. Non, M. Policar vous n’êtes pas féministe, en général, ou antiraciste en général. Vous avez fait vôtre une certaine conception de ces combats, élaborée sur les campus américains, qui aurait été désavouée par les grands noms dont vous vous réclamez comme Simone de Beauvoir ou Frantz Fanon. Je dois concéder que c’est ce qui m’a le plus irrité dans votre ouvrage : on ne vous a pas attendu, vous et vos amis, pour être attentif aux injustices de toutes sortes, attention que vous ne vous pouvez vous empêcher de qualifier d’un mot made in USA « wokeness ».

Dans le chapitre VI, M. Policar, qui lit apparemment ReSPUBLICA, et je l’en félicite, cite à plusieurs reprises mes billets. Car la question est grave : y aurait-il un antiwokisme de gauche ? Cela serait bien embarrassant, car les ennemis devraient être seulement les fachos ! Eh bien, oui, aussi difficile que cela soit à admettre, le wokisme n’est pas seulement une hallucination mondiale, mais elle est aussi une hallucination transpartisane ! Je passe sur l’argument tout stalinien qui m’a été servi des dizaines de fois : « je ferais le jeu de » Macron, Zemmour, Le Pen, Poutine, Xi, etc. En politique, on dirait que les wokes « latéralisent » en créant deux camps artificiels, un bon et un mauvais, obligeant chacun d’entre nous à « choisir son camp ». C’est à ce type de ficelle que l’on voit que les wokes ne font pas de la science, mais de la politique (et ils ne vont pas venir me la faire à l’envers, car, contrairement à eux, j’ai vraiment fait de la politique).

Venons-en au fond par conséquent. Oui, aux États-Unis comme en France, plusieurs gauches s’opposent au wokisme. Commençons par les États-Unis : la gauche libérale « bon teint » (par exemple, Mark Lilla, John MacWorther ou Yascha Mounk) et la gauche socialiste et marxiste ne cessent de souligner l’idéologie délétère et contre-productive qu’est devenue la « synthèse identitaire » (Mounk). Alain Policar cite d’ailleurs Adolph Reed Jr, universitaire afro-américain marxiste, qu’il ne connaîtrait pas s’il n’avait pas lu cette rubrique. Mais il n’est pas le seul : Touré Reed, Cedric Johnson, Vivek Chibber, Catherine Liu et plein d’autres avec qui je me suis entretenu critiquent de façon acerbe la façon dont les wokes-qui-n’existent-pas désarriment la question sociale pour l’escamoter et ainsi mieux se focaliser sur le « genre » et la « race ». Car il y a un éléphant au milieu de la pièce : M. Policar, vous qui êtes si woke(ness), vous ne parlez JAMAIS de la fermeture du recrutement sociologique des grandes écoles dont la vôtre, Sciences Po Paris(13)C’est d’autant plus surprenant que le fait est documenté par énormément de travaux de sciences sociales récents..

C’est étrange de passer à côté d’une « discrimination » sociale aussi énormissime. D’une façon générale, nos « guerriers de la justice sociale » sortis des campus américains ou des grandes écoles françaises n’évoquent jamais le creusement des inégalités d’accès aux « écoles d’élite ». C’est la raison pour laquelle je qualifie le wokisme d’idéologie bourgeoise : portée par des bourgeois, elle ne parle qu’aux bourgeois, comme jadis le maoïsme. Environ 90 % de la population ne comprend rien à leur sabir qui contrevient, de surcroît, à leur expérience ordinaire.

Si l’on en croit les études d’opinion sur le sujet, la « part de marché » électorale des thématiques wokes est d’environ 14 %, en très grande majorité des individus passés par l’enseignement supérieur. Les chiffres de l’IFOP que nous avons retraités avec Emmanuel Pierru en croisant les questions cognitives (connaissez-vous telle ou telle notion, comme la « masculinité toxique » ?) et le niveau de diplôme sont sans appel. Il est très peu probable que les partis de gauche puissent espérer un jour devenir majoritaires avec ces dernières ! Le clivage interne à LFI est à cet égard intéressant : entre la ligne « sociétale » woke et la ligne « sociale » Ruffin, il va falloir trancher. Veut-on parler à une frange d’éduqués supérieurs ou bien veut-on reconquérir les catégories populaires ? Selon telle ou telle option, l’agenda politique ne sera certainement pas le même. L’auteur de ces lignes a depuis longtemps choisi son camp, comme l’exigent les wokes.

Je pourrais allonger ce billet. Mais ce serait inutile. L’essai d’Alain Policar condense tous les poncifs wokes, mais toujours en ménageant la chèvre et le chou, en disant une chose et son contraire, en faisant appel à des références qui se contredisent. Faut-il voir dans ce plaidoyer pro domo une sorte de réaction défensive face aux dérives nauséabondes et aux très nombreuses critiques que suscite ce radicalisme de campus ? Pour ma part, je l’espère. Le wokisme ira aux oubliettes de l’histoire, comme les idéologies délétères passées. Il n’apporte rien aux luttes féministes, antiracistes, ou en faveur des LGBT. Au contraire, il les pervertit en en faisant des combats acrimonieux, essentialistes, revanchards et intolérants. Le wokisme est le poison de la gauche. Je note d’ailleurs que le mot de « gauche » est très peu prononcé par Alain Policar. Il préfère parler de « progressisme ». Cela doit faire plus américain.

Le wokisme n’existe pas, mais même ses inspiratrices (Crenshaw, Spivak) l’ont vu.

Dans tous les cas, préférez à cet essai le remarquable livre de Yascha Mounk, Le piège de l’identité. Cet universitaire américain a lui aussi vu le wokisme – qu’il appelle « synthèse identitaire » – et en a fait un gros livre en forme d’autopsie.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Nedjib Sidi Moussa, La fabrique du musulman, Paris, Editions Libertalia, 2017.
2 Yascha Mounk, Le piège de l’identité. Comment une idée progressiste est devenue une idéologie délétère, Paris, L’Observatoire, 2023.
3 Emmanuel Todd, Où en sont-elles ?, Paris, Seuil, 2022.
4 Florian Gulli, L’antiracisme trahi, Paris, PUF, 2023.
5 Stéphane Beaud, Gérard Noiriel, Race et sciences sociales, Marseille, Agone, 2021.
6 Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, 2001.
7 https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-combats/le-wokisme-est-il-un-hooliganisme-nihiliste/7435341.
8 Le plus ironique est que ce sont en partie les travaux du CEVIPOF, auquel appartient Alain Policar, qui l’ont montré.
9 Paul Boghossian, La peur du savoir. Sur le relativisme et le constructivisme de la connaissance, Marseille, Agone, 2009. Le titre à lui seul est anti-woke !
10 Pascal Engel, Manuel rationaliste de survie, Marseille, Agone, 2020. La quatrième de couverture mérite d’être citée in extenso : « L’ignorance et le mépris de la raison sont des constantes de l’esprit humain. Et l’on retrouve à toutes les époques l’illogisme, le non-sens, le mysticisme, le romantisme, le culte de l’intuition et de l’émotion, le relativisme et les anti-Lumières. Mais depuis longtemps un éclectisme de l’anti-raison tient en France le haut du pavé. Les thèmes de la révolte radicale contre l’universel, la logique et tout ce qui peut ressembler à l’exercice ordinaire de la critique et du jugement s’associent périodiquement à des « retours » à de grandes métaphysiques spéculatives, mais aussi à l’intuition bergsonienne ou à des philosophies de la vie. Le rationalisme véritable s’oppose exactement à toutes ces thèses. Il ne s’identifie pas à la rationalité pratique et technique. Et il affirme le primat de la raison théorique, dont les normes ont le pouvoir de nous guider et sont le meilleur garant de la démocratie. ». Bref, Engel critique tout ce que les wokes encensent : la valorisation de l’expérience personnelle, le culte de l’intuition et de l’émotion, la « construction sociale de tout », la haine des Lumières, etc. On se dit : cet Alain Policar, quel culot ! Plus anti-woke que Bouveresse, Engel ou Boghossian, c’est difficile à trouver ! A se demander si Alain Policar les a lus…
11 Il a été très souvent souligné que le monde des wokes est une dystopie orwellienne.
12 Défense de rire.
13 C’est d’autant plus surprenant que le fait est documenté par énormément de travaux de sciences sociales récents.