Marx ressort du placard. À propos de Nancy Fraser, Le Capitalisme est un cannibalisme

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Féminisme, antiracisme, écologie, démocratie : ReSPUBLICA dénonce depuis quelques années le détournement woke de ces nobles causes dans le sens de l’essentialisme, de l’identitarisme, mais aussi du ressentisme (au double sens de ressentiment et de ressenti individuel). Le règlement de comptes depuis 1492, voire plus de 10 000 ans, semble avoir pris le pas sur l’émancipation individuelle et collective au XXIe siècle.

À rebours de cet esprit revanchard, l’ouvrage de Nancy Fraser (Le Capitalisme est un cannibalisme, Marseille, Agone, 2025) tombe donc à point nommé pour remettre les pendules à l’heure en repartant de Marx, de ses apports, mais aussi de ses insuffisances, afin de jeter les bases d’un socialisme pour le XXIe siècle. Loin de sombrer dans l’économisme, elle traite de front les questions « sociétales » qui secouent le corps social, mais toujours en les articulant à l’économie capitaliste et à son défaut rédhibitoire : sa gloutonnerie si démesurée qu’elle la conduit à dévorer ses conditions de possibilité. L’ouroboros qui agrémente la couverture est un excellent résumé du propos de la théoricienne marxienne et féministe venue des États-Unis.

Remettre les classes sociales au centre

Enfin un ouvrage de théorie sociale critique qui ose à nouveau employer le ‘« c » word’, et même mieux, le ‘« s » word’, comme il existe le ‘« n » word »’ (pour désigner le mot « nègre » banni) ! L’on désespérait ! Voici un propos qui ose remettre au cœur du débat intellectuel, même si c’est pour les reconceptualiser, le capitalisme et son remède, le socialisme ! C’est que l’on en avait perdu l’habitude avec l’efflorescence anarchique des « studies »(1)Les études culturelles ou sciences de la culture sont un courant de recherche d’origine anglophone. Elles se présentent comme une « anti-discipline » et se donnent comme visée l’analyse des relations entre cultures et pouvoir., soit autant de prés carrés où des militants-chercheurs frappent sur leur bouc émissaire préféré comme Rocky sur des sacs de sable : le « patriarcat », « l’hétéronormativité », le racisme envisagé comme phénomène gazeux sans véritable cause en dehors de la « blanchité toxique » de l’Occident, etc.

Confrontés à la critique de cette fragmentation, ces militants chercheurs invoquaient la notion bêbête – désolé pour le qualificatif, mais nous n’avons pas trouvé d’autre adjectif – d’« intersectionnalité », croyant ainsi avoir trouvé la pierre philosophale dans la Sainte Trinité (plate) « race, genre, classe ». Les dominations, en effet, se cumuleraient. Quelle trouvaille ! Coluche, grand sociologue du XXe siècle, disait déjà dans les années 1970 : « il y en a qui sont noirs, petits et moches et pour eux ça sera très dur ». On l’a répété ici maintes fois, cette incroyable disruption dans la pensée des sciences sociales présente un énorme défaut : la « classe », quand elle est évoquée, c’est-à-dire très rarement (disons-le, quasiment jamais), n’est qu’une « identité » parmi d’autres, lesquelles tendent à se démultiplier depuis que la New Left, ce mouvement « radical » anglo-saxon des années 1960-1970, s’est réfugiée dans les campus américains, puis, par exportation, dans les « écoles d’élite » européennes. Autrement dit, les « travaux » intersectionnels ont la fâcheuse tendance à escamoter ce qui devrait être au centre de l’analyse : le capitalisme, ce gros mot. La philosophe féministe américaine Nancy Fraser ne l’entend pas de cette oreille.

Réarticuler les luttes « sociétales » sans escamoter le capitalisme

C’est bien cette révolution copernicienne qu’opère la théoricienne féministe Nancy Fraser à partir des années 2020 (le livre a été achevé d’écrire pendant la séquence du Covid 19) : elle repart de Marx, de ses apports comme de ses limites. Mieux, elle articule de façon originale les combats dits « sociétaux » au cannibalisme capitaliste. Entendons-nous bien : si, pour Fraser, Marx reste un auteur incontournable pour penser la désolation actuelle, elle opère un élargissement de sa pensée afin d’éviter de s’enfermer dans un économisme rebattu. Le capitalisme c’est en effet d’abord un « front office » économique(2)Instance décisionnaire. (financier aujourd’hui), soit la dynamique infinie d’accumulation du capital par extorsion d’un surplus par la classe capitaliste. Sur ce point, Nancy Fraser est complètement d’accord avec Marx.

Toutefois, elle élargit son champ de vision qui demeurait étroit sur d’autres dimensions : le capitalisme est certes une économie, mais il fait aussi et surtout société. Cette société, c’est le « back office »(3)Le back-office désigne les activités d’administration, de contrôle et de supports d’une entreprise. qui lui permet de fonctionner. C’est un ensemble « d’antres autres » que la production. Ces antres, bien que séparés par des « divisions institutionnelles » historiquement instituées, sont régis par des grammaires axiologiques autonomes : la sphère de la reproduction sociale et du care (famille, sexe et genre), la sphère de l’expropriation pure et simple de populations assujetties traversées en général par la ligne de couleur ou « color line » (la « race »), la sphère de la « nature non humaine » (l’écologie) et, enfin, la sphère politique (qu’elle appelle malencontreusement « gouvernance », en fait celle des pouvoirs publics, des biens publics et des mécanismes de décision).

Attention : Nancy Fraser se défend de tout fonctionnalisme. Si ces sphères sont cannibalisées par la société capitaliste, ce n’est pas par nécessité fonctionnelle : les conflits de frontières sont nombreux, chaque « antre » opposant ses valeurs et principes à la prédation capitaliste au gré de la ligne de front dessinée par les luttes sociales. Dit autrement, ces sphères ont une autonomie relative, bien qu’elles soient l’objet de la gloutonnerie capitaliste. En effet, la thèse centrale de l’ouvrage est celle-ci : comme l’ouroboros qui agrémente la couverture du livre, la logique folle d’accumulation cannibalise ce qui lui est pourtant nécessaire pour persévérer dans son être. Elle renoue avec la fameuse ironie qui veut que « les capitalistes nous vendront la corde pour les pendre » ou, dans un autre registre, qu’ils scient la branche sur laquelle ils sont assis. L’intérêt de ce livre est double : il enrichit la pensée de Marx d’une part et, d’autre part, il articule vraiment luttes sociales, féministes, antiracistes, écologiques et démocratiques. Ce livre ne se contente pas de tours de passe-passe qui, in fine, aboutissent à mettre sous le tapis le cœur du problème : le capitalisme en tant que société et pas seulement en tant que système économique. Chaque type de capitalisme définit ainsi un type de société, où les articulations entre économie et les autres sphères nécessaires à sa reproduction sont singulières.

Le cannibalisme des frontières

De ce point de vue, la partie consacrée aux « luttes de frontières » est passionnante, même si elle est aussi quelque peu ambiguë et, parfois, bancale. En effet, on l’a dit, le care (il faut bien reproduire la main-d’œuvre !), la racialisation de populations par un capitalisme impérialiste et expropriateur, la nature non humaine et le politique tentent de mener une vie indépendante de l’économie capitaliste stricto sensu et n’existent pas dans la seule fin de satisfaire les besoins de cette dernière. Cependant, Nancy Fraser se démarque des thèses sur le néolibéralisme qui transformerait toute la société en « société de marchés » bien que se réclamant de Polanyi. C’est la fameuse « marchandisation du monde », slogan éculé et dont on peut mesurer l’inefficacité pratique.

Pourtant, dans les quatre « antres » identifiés par Fraser, il y en a au moins un qui doit tout à l’impérialisme et à la gloutonnerie capitaliste, c’est celui de la « race » : en ce point, ce n’est pas l’exploitation, mais l’expropriation, le vol pur et simple, qui règne en maître. C’est que l’accumulation primitive n’est pas un stade historiquement dépassé de l’économie capitaliste : elle perdure en expropriant des populations entières de leurs terres (dans le « Sud Global ») ou, autre exemple, en réduisant en quasi-esclavage des populations surendettées qui, manque de chance, sont très souvent « de couleur ». Notons que c’est le même sort qui attend les ménages surendettés américains blancs. Par conséquent, au contraire des trois autres univers, celui de la « race » est consubstantiel à l’économie capitaliste pour la simple et mauvaise raison que l’expropriation permet d’atténuer (un peu) l’exploitation des salariés formellement libres de la sphère économique officielle. Le lecteur conçoit mal quelle valeur positive pourrait opposer à l’économie la sphère de l’expropriation raciste-impérialiste hormis la « race » elle-même, ce qui, pour un universaliste, est quelque peu embarrassant (Fraser évoque la « communauté » de façon assez vague). C’est pourtant ce que font nombre de militants antiracistes contemporains en réhabilitant la notion de « race ».

Le propos est beaucoup plus clair pour les trois autres sphères : oui, le capitalisme se goinfre de care, la plupart du temps ristourné aux familles et, au sein des familles, aux femmes, oui, le capitalisme se repaît de ressources naturelles qu’il considère comme gratuites et infinies pour mieux rejeter dans l’environnement ses déchets, oui, le capitalisme tend à « mener la démocratie à l’abattoir » en assurant son emprise sur les biens publics et les processus de délibération publique (voir le nouveau management public, le lobbying forcené des multinationales, etc.).

Ce cannibalisme ressemble pourtant fâcheusement à la « marchandisation du monde » dont Nancy Fraser prétend se démarquer, mais à deux nuances près : les luttes féministes, écologiques, antiracistes et démocratiques tentent de préserver l’autonomie de ces sphères pendant que les luttes sociales, à l’intérieur du système capitaliste, s’efforcent de combattre l’exploitation. Le paradoxe est qu’en luttant contre la disposition au cannibalisme du capitalisme, elles en diffèrent, bien malgré lui, l’effondrement, bien qu’il soit intrinsèquement instable. Ce paradoxe n’est pas, selon nous, suffisamment souligné par l’auteure. Quoi qu’il en soit, après le roboratif chapitre introductif, s’en suivent quatre chapitres consacrés à chacune de ces sphères et aux aspects qu’y prend la gloutonnerie capitaliste. Ces chapitres pourraient donner lieu à de longues discussions impossibles dans le cadre restreint de cette recension.

Le socialisme dépoussiéré

Après la réhabilitation de la notion de capitalisme, l’autre apport majeur de cet ouvrage est de redonner du lustre à son antidote, le socialisme, ce bel idéal discrédité après des décennies d’accompagnement du capitalisme néolibéral par les partis dits socio-démocrates :

Si le regain d’intérêt pour le socialisme est un phénomène principalement états-unien, c’est sans doute parce que le terme avait si bien disparu depuis qu’il n’a pas été souillé comme ailleurs par son association avec le néolibéralisme. En Europe, surtout, où les partis socialistes ont joué un rôle majeur dans la consolidation de la politique néolibérale, ce mot a fini par puer – au moins aux narines de la jeunesse militante (p. 229).

C’est une explication. Une autre serait l’embourgeoisement des mouvements sociaux où règnent à la fois une prolophobie et un antimarxisme peu avouables (mais parfois avoué, comme dans le cas des Indigènes de la République). L’avant-dernier chapitre consacré au socialisme du XXIe siècle est une boussole théorique qui dégage trois pôles : la contestation des frontières institutionnelles qui lient chaque sphère à l’économie capitaliste pour en renverser la prééminence ; le surplus, s’il y a, ne doit être plus être affecté par la classe capitaliste, mais par l’ensemble de la société dans le cadre d’une démocratie renouvelée et revigorée ; les marchés doivent être cantonnés, parmi d’autres formes de coopération et d’échange, dans des espaces intermédiaires entre le « sommet » où devrait se débattre et se décider l’affectation du surplus et la « base » où les besoins essentiels à une vie décente devraient être considérés comme des biens publics.

Le ressentisme a retardé l’élaboration du socialisme du XXIe siècle

Cette recension succincte ne saurait bien évidemment rendre justice à la richesse des réflexions théoriques de cet ouvrage. Le lecteur que nous sommes a bu du petit lait après deux ans à lire les écrits wokes que l’on pourrait résumer par la phrase mémorable de Paul B. Preciado, icône woke transgenre : « je n’ai jamais été aussi libre qu’en travaillant avec Gucci ». L’escamotage du capitalisme devient à la longue insupportable, aussi insupportable que la désignation d’ennemis de substitution (le « patriarcat », la « blanchité », la « blanchité patriarcale et hétéronormative », « la blanchité patriarcale, hétéronormative et prédatrice de la Nature », le lecteur complétera) ou la glorification romantique d’autres entités anhistoriques (le paradoxal éternel féminin ou la mère Nature nourricière).

Le livre réarticule de façon convaincante l’économie politique et les autres luttes, en accordant la priorité à l’anticapitalisme sans nier l’importance de ces dernières. Il s’agit d’un travail théorique certes, mais qui trace un horizon ambitieux dont la pertinence est démontrée dans le tout dernier chapitre consacré à la crise du Covid-19, laquelle constitue une démonstration empirique édifiante de l’échafaudage théorique de l’auteure. En refermant le livre, l’on se dit : après des années d’errements intellectuels et politiques, de ressentiments en accusations gratuites, le chantier est, selon l’auteure même, immense. Puisque le wokisme est un présentisme qui ressasse un passé reconstruit, la question est : n’est-il déjà pas trop tard ? Mais quand même : grâce à Agone, l’année éditoriale commence bien.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Les études culturelles ou sciences de la culture sont un courant de recherche d’origine anglophone. Elles se présentent comme une « anti-discipline » et se donnent comme visée l’analyse des relations entre cultures et pouvoir.
2 Instance décisionnaire.
3 Le back-office désigne les activités d’administration, de contrôle et de supports d’une entreprise.