Il y a vingt ans, à Marseille nous inaugurions un colloque : “Travail et Santé Mentale“, nous pointions déjà à l’époque les atteintes à la santé psychique dans un article : “Pression, répression, dépression” (1)Broda, J ; « Pression, Répression, Dépression », Perspectives psychiatriques, 1990, n°22 . Nous étions au début de la grande opération d’(auto)-extermination salariale, via le chômage, la (sur)charge de travail, la mobilisation psychique, la précarisation de tous les rapports sociaux, la régression des organisations de classe, et du parti communiste comme vecteur identitaire.
Vingt ans de recherches dans les quartiers populaires, les cités, le Secours Populaire, les jeunes étudiants, vingt ans de quêtes et d’enquêtes me conduisent au concept d’auto-extermination. Il me semble supérieur à la notion de santé mentale ô combien dépassée, à la notion de souffrance au travail, cette dernière évacue dans son énoncé les rapports sociaux, se contente des relations salariales. Aucune analyse ne saurait évacuer la violence de l’exploitation de l’homme par l’homme ; c’est à partir de ce rapport qu’il faut interroger la déferlante actuelle. Le sens du travail ne se confine pas à la sphère limitée de l’atelier, du bureau, du groupe des pairs, du collectif, des petits chefs et des pressions hiérarchiques. La spoliation généralisée – jusqu’à l’extermination – c’est le travail du capital.
L’extermination par le travail et dans le travail est mise en jeu à partir des trois formes d’extraction de la plus value : plus-value absolue, plus-value relative, plus-value extra. Dans la mondialisation, ces trois formes d’extraction sont mises simultanément à l’œuvre à partir des modes de management essentiellement basés sur l’évaluation et le contrôle des activités humaines, insupportables aux sujets vivants.
J’ajouterai une quatrième plus-value, la plus-value intégrale, celle qui totalise les trois classiques plus une plus-value qui s’obtient par l’appropriation de toutes les capacités humaines : physiques, cognitives, psychiques, voire inconscientes. Le travailleur sollicité corps et âme, s’engage à fond sous les fourches caudines du capital, avec la capacité d’intégrer toutes les formes d’exploitation en une seule, jusqu’à son intégrité singulière. La plus-value intégrale c’est l’exploitation jusqu’à la mort du désir.
Quand la mort du sujet et du collectif sont le cœur du rapport social, nous parlerons d’(auto)-extermination.
Depuis trente ans les stratégies capitalistes ont visé à la destruction des organisations et des syndicats de classe, des partis révolutionnaires porteurs d’un projet d’émancipation. Sans utopie, sans idéal, sans une transcendance politique du travail et de l’acte au travail, le travailleur se retrouve seul, nu. On assiste alors à un long processus de dégradation, de découragement, de renoncement, de trahisons voire de corruptions quant aux idéaux et aux projets universels qui dépassent très largement la question de la maîtrise de son espace de travail, de sa ligne de profit. Cette contradiction qui se loge au sein de la valeur, Marx la désigne comme travail abstrait. La distorsion cosmique entre travail concret et travail abstrait signe la crise du travail.
La perte de sens, de dignité, la soumission aux pressions ne peuvent être combattues qu’en liquidant le Capital comme forme de domination généralisée du travail et du travailleur. Quand plus rien ne fait sens, quand le sens de son existence surinvestie dans le travail s’effondre, quand les adhésions imaginaires aux logiques managériales se dévoilent dans leurs cruautés, le sujet s’effondre, dans un face à face mélancolique avec la seule instance qui ne le trahit pas : la mort.
Les suicides au travail, sont la face immergée d’un iceberg. Ils signent un mal universel : au Japon tous les matins des travailleurs se jettent sous les trains (2)“Stress, surmenage, la mort en silence de milliers de travailleurs japonais” (AFP) – 11 janv. 2009 .
Dénoncer d’un côté la crise financière et de l’autre la souffrance au travail sans les mettre en rapport pour le coup est suicidaire de la politique. Il ne s’agit pas de réguler le capital d’un côté et de changer le travail de l’autre, il s’agit de construire la totalité inédite du sens humain de nos actes. Trop de morts, trop de souffrances, trop de désespoirs, trop de vies gâchées à l’autel du profit capitaliste ! Le moment est venu de rassembler toutes les forces de résistances. Si nous voulons changer le monde, il faut le nommer, et comme nous l’enseigne Freud, remonter aux causes, appeler un chat un chat !