Retraite : Quelle victoire ? Quel avenir pour l’intersyndicale ?

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Certes, la bataille sur le report de l’âge de départ à la retraite n’est pas terminée ainsi que l’affirme l’intersyndicale, mais il reste que la bataille est perdue et qu’il ne sert à rien d’en esquiver les raisons.

Tout syndicaliste sait parfaitement qu’une revendication, qu’un cahier revendicatif ne sont jamais clos. Les résultats d’une lutte revendicative sont toujours fonction du rapport de force obtenu face au patronat, et en l’occurrence au gouvernement qui s’est substitué, et cela est vrai pour les reculs et les défaites comme pour les avancées revendicatives et les victoires. Théoriquement, tout syndicaliste sait aussi que la formulation des revendications pour créer le rapport de force et unifier la lutte, comme la stratégie utilisée pour obtenir satisfaction, importent dans la conduite de la lutte. Il sait aussi, surtout en cas de défaite qu’il est indispensable d’analyser le déroulement de l’action et sa conduite, tant au niveau des revendications, de leurs formulations que de la stratégie et tactique utilisées.

Sortir de la méthode Coué

Nous sommes de ceux qui pensent que l’unité syndicale est un facteur déterminant pour mobiliser les salariés et créer un rapport de force favorable à leurs revendications, surtout dans une période d’affaiblissement de toutes les organisations syndicales. La remontée du nombre d’adhésions aux syndicats suite au mouvement social, principalement CFDT et CGT, ne doit pas cacher la réalité même si c’est une nouvelle encourageante(1)Source TF1 du 20 avril 2023 : [La CFDT] « est forte de 31 000 nouveaux adhérents depuis le début de l’année. Une augmentation de 40% par rapport à la même période en 2022. De nouvelles adhésions sont aussi observées du côté de la CGT. La Confédération générale du Travail enregistre, entre le 1er janvier et le 17 avril 2023, une hausse de 200 % du nombre d’adhésions par rapport à la même période en 2022. 30 000 nouvelles adhésions ont ainsi été rapportées. »Aussi, nous pensons que l’intersyndicale qui s’est constituée pour refuser une réforme des retraites inique est une bonne chose et nous sommes aussi pour que cette unité aille au-delà d’une unité d’action ponctuelle. Il y a trop d’organisations syndicales dans notre pays et la division est de plus en plus difficile à comprendre pour les salariés car elle repose plus sur des questions d’appareils que sur des intérêts contradictoires. Il est remarquable de constater que tous les responsables des organisations participant à l’intersyndicale se sont évertués, tout au long des six mois de lutte, à souligner qu’ils étaient d’accord sur le retrait de la réforme et contre le report de l’âge de départ à la retraite à 64 ans, mais qu’ils (ou elles) n’étaient pas d’accord sur tout, comme si les différences non explicitées de plus, devaient toujours être mises en avant pour justifier leur existence(2)La série d’interviews des responsables des principales confédérations dans l’Humanité du mardi 9 mai au mardi 6 juin est éclairante à ce sujet.

Les faits sont là. La loi a été publiée au Journal officiel le soir même du rejet de la motion de censure du groupe LIOT, le 8 juin, et les premiers décrets d’application immédiatement après. Les procédures institutionnelles se sont achevées avec le rejet de la motion de censure de la Nupes à l’Assemblée nationale le 12 juin. D’après les enquêtes d’opinion, la majorité de la population (les deux tiers) et encore plus les salariés (90 %) restent hostiles à la réforme. Malgré cette opposition majoritaire, cette loi va s’appliquer dès la rentrée de septembre.

La manifestation intersyndicale du 6 juin a montré une mobilisation moindre que les treize précédentes. Les vacances en perspective, l’intersyndicale renvoie les luttes à la rentrée et se dirige vers d’autres objectifs revendicatifs, salaires, conditions de travail, droits syndicaux, sans abandonner souligne-t-elle les retraites, rejetées en toile de fond.

Dans cette période, il est donc possible de faire une première analyse globale de ces six mois de luttes intenses avec quatorze manifestations massives et des grèves dans certains secteurs, parfois longues et unitaires dans l’entreprise, mais qui n’ont touché qu’une petite partie des salariés du privé et du secteur public.

Ces actions n’ont pas été en mesure de créer le rapport de force pour gagner sur la revendication et l’argument sondagier d’hostilité de la population et des salariés ne pouvait émouvoir un gouvernement et une majorité déterminés à imposer leur point de vue à tout prix. Imaginer, malgré une bataille perdue, que le rapport de force est favorable aux syndicats comme le font certains « leaders » syndicaux relève de la méthode Coué : « après quatre mois de mouvement social pendant lequel le gouvernement n’a rien voulu entendre, nous sommes en position de force. » (Cyril Chabanier, de la CFTC, l’Humanité mardi 16 mai 2023) ; ou encore : « Nous devons donc nous efforcer de maintenir le rapport de force (Benoît Teste, Secrétaire général de la Fédération syndicale unitaire (FSU), l’Humanité mardi 9 mai 2022) ; ou même Sophie Binet secrétaire générale de la CGT dans Le Monde daté samedi 17 juin : « Faudrait-il en conclure que nous avons perdu ? Non. » De quelle position de force et de quel rapport de force, de quelle victoire parle-t-on ? Nous comprenons bien la nécessité pour les syndicats de maintenir l’espoir, de ne pas « désespérer Billancourt » pour reprendre une formule célèbre, même s’il n’y a plus d’usine sur l’Île de Billancourt. Mais s’enfermer dans la méthode Coué, c’est justement alimenter le désespoir parce que ce n’est pas la réalité que vivent les travailleurs.

De même, de l’autre côté de la barrière, un certain cynisme condescendant développe une argumentation voisine. Le Monde dans son éditorial du mercredi 3 mai explique que par le passé les syndicats ont été vaincus sur les réformes des retraites qu’ils combattaient, mais que : « Cette fois, la situation politique et sociale leur laisse (aux syndicats) l’espoir de peser réellement, même si c’est d’une autre façon. Apparemment vaincus, les syndicats sortent en réalité renforcés du conflit sur la réforme des retraites. D’abord, ils ont recruté des adhérents et élargi leur audience en rendant visible le monde du travail dont le gouvernement a sous- estimé la souffrance et les aspirations, au lendemain du confinement. Ensuite, ils ont tenu à distance Marine Le Pen, qui cherche à séduire dans leurs propres rangs. Enfin, ils ont su promouvoir le jeu collectif et ont encouragé le renouvellement, comme le montre l’attitude des deux principaux syndicats » qui ont porté à leur tête des femmes, Sophie Binet pour la CGT et Marylise Léon pour la CFDT. Reprenons ces arguments un à un d’autant que dans son article du 17 juin signalé plus haut Sophie Binet reprend certains arguments du Monde pour expliquer que : « Pour Emmanuel Macron et son gouvernement, tout va être plus compliqué maintenant, et le prix à payer sera élevé » et elle met en avant trois « points » où les syndicats ont gagné, « la bataille des idées », « replacer le syndicalisme au centre » et « grâce à la mobilisation, le gouvernement n’a plus ni majorité sociale ni majorité politique ».

Oui, les syndicats se sont renforcés en adhésions, 80 000 pour la CGT et la CFDT ensemble dit Sophie Binet dans son article du Monde. C’est loin d’être négligeable, mais 40 000 chacun, ce n’est pas une grande vague comme cela a été le cas dans d’autres circonstances de luttes victorieuses (1936, 1968) et le rapport de force entre patronat et syndicats ne s’en trouve pas bouleversé avec environ 600 000 adhérents chacune plus 40 000, soit 640 000 adhérents. Il est normal que les syndicats se réjouissent de ce renforcement, surtout avec une lutte non victorieuse, mais ça ne fait pas d’un échec une victoire.

Il est exact, que la lutte des salariés actifs et retraités pour une partie, la lutte, pas les syndicats, a « rendu visible » non pas la souffrance (que l’on peut soigner avec des médicaments) mais la colère et la détermination d’une grande partie du salariat de sortir d’un système d’exploitation insupportable. Le but des luttes syndicales n’est pas de « rendre visible » mais d’améliorer la situation des salariés et accéder à leur émancipation (la double besogne du congrès d’Amiens). C’est en ce sens qu’il est hasardeux de prétendre avoir gagné la bataille des idées, c’est vrai sur l’âge de la retraite à 64 ans, mais plus globalement c’est moins certain et cela s’accompagne d’une défaite matérielle qui dégrade la situation des salariés. Certes nous pouvons toujours expliquer que « ce qu’un gouvernement a fait, un gouvernement peut le défaire », ce qui est juste formellement, mais ne s’est produit sur quasiment aucun sujet social lors de changements de majorité gouvernementale ou d’accession de la gauche aux affaires faute de rapport de force suffisant ces quarante dernières années ; seuls la droite et l’extrême centre l’ont fait pour détruire méthodiquement les conquis, la gauche « libérale » a même participé à ce détricotage, avec la loi El Khomri, sur le Code du travail par exemple. Ceci montre que l’hégémonie culturelle favorable au monde du travail n’est pas encore à la hauteur malgré les fortes mobilisations.

Enfin, sur le « jeu collectif », c’est à dire l’intersyndicale, oui, c’est l’aspect positif de l’histoire, au-delà des résultats de la lutte. Nous partageons la réflexion de Sophie Binet toujours dans son article du Monde : « Quand les syndicats arrivent unis face au patronat, ils sont en situation de renverser la table et de reprendre la main pour que les négociations se fassent sur la base de leurs propositions », mais nous le formulerions autrement « quand les travailleurs sont unis dans l’action, l’unité syndicale est plus facile à réaliser, devient à la fois facteur de confiance dans la lutte et facteur de mobilisation, et permet d’obtenir un rapport de force plus favorable pour satisfaction des revendications objets de la lutte. » Sans luttes capables de créer le rapport de force pour négocier, l’unité des syndicats ne suffit pas.

Si la lutte, avec l’intersyndicale ont tenu à distance Marine Le Pen, c’est parce que elle portait sur des enjeux de classe que le RN ne pouvait soutenir en dehors de rhétoriques propagandistes. Il est évident que la meilleure façon de lutter contre l’extrême droite, en France comme en Europe, c’est de régler la question sociale, et rompre immédiatement avec les politiques néolibérales qui font le lit du RN. Ceux qui renforcent l’extrême droite sont ceux qui les mettent en œuvre, quel que soit leur couleur politique, pour des intérêts de classe ou par lâcheté politique.

Il est évident que la meilleure façon de lutter contre l’extrême droite, en France comme en Europe, c’est de régler la question sociale, et rompre immédiatement avec les politiques néolibérales qui font le lit du RN. Ceux qui renforcent l’extrême droite sont ceux qui les mettent en œuvre, quel que soit leur couleur politique, pour des intérêts de classe ou par lâcheté politique.

Quant à l’élection de deux femmes à la tête des deux principaux syndicats, la CGT et la CFDT, les choses étaient en cours bien avant l’action sur les retraites (voir à ce sujet les articles de ReSPUBLICA sur les congrès de ces deux organisations). Souligner ce point certes positif simplement dû à une question de méthode ou d’organisation sans aborder le fond, c’est de la part des éditorialistes évacuer l’essentiel.

Qu’est-ce que la lutte de classe ? Est-ce simplement rendre plus compliqué le gouvernement mandaté par l’oligarchie financière et industrielle qui changera de personnel quand elle estimera que cela devient nécessaire ou lutter sans relâche pour l’émancipation des exploités et la fin de l’aliénation sous toutes ses formes ? Ajoutons qu’Emmanuel Macron ne peut pas se représenter à la prochaine élection présidentielle de 2027(3)Déjà certaines voies dont Richard Ferrand, le 18 juin 2023, s’élèvent pour modifier la Constitution et permettre à Emmanuel Macron de se représenter pour un 3e mandat ou de manière moins affirmative contre « la limitation dans le temps du mandat présidentiel » au prétexte qu’il serait le seul à pourvoir vaincre Marine Le Pen. et que l’oligarchie cherche et prépare le successeur, et qu’il y a de fortes chances qu’Emmanuel Macron aille au bout de son mandat, avec ce gouvernement ou un autre qui appliquera sa politique, même s’il faut « négocier » à l’Assemblée nationale. La difficulté de gouverner est-elle un vrai problème pour l’oligarchie ? Hélas l’histoire nous apprend qu’elle a surmonté des crises institutionnelles bien plus profondes que celle induite par la réforme des retraites. Certes le gouvernement a bafoué les principes démocratiques par l’utilisation de toutes les ficelles d’une Constitution faite pour gouverner en tout état de cause en faveur des possédants en cas de crise. Mais l’oligarchie nous a montré dans l’histoire qu’elle n’hésite pas à aller jusqu’au bout de ses intérêts quand ils sont en jeu, sans trop se préoccuper des principes démocratiques, souvenons-nous de « Plutôt Hitler que le Front populaire » et de sa concrétisation par l’investiture par la majorité du Parlement du maréchal Pétain avec lequel, au passage, Emmanuel Macron a des rapports historiques ambigus.

Petit questionnement

Nous ne posons pas ces questions pour le plaisir. Bien au contraire, syndicalistes nous-mêmes, nous aurions préférés une victoire, mais il s’agit de sortir de la béatitude et d’analyser le plus froidement possible la situation, justement pour créer le rapport de force afin de gagner à l’avenir. Alors continuons.

Question 1 : Qu’est-ce qui se joue avec l’âge du départ à la retraite qui est une augmentation du temps de travail, à quel niveau d’affrontement se situe le conflit ?

La réforme des retraites en France n’est pas arrivée dans un contexte isolé. Confronté à une diminution de la productivité depuis des années, le capital (le patronat) a besoin de maintenir le taux de profit. Dans un tel contexte la solution la plus facile et la plus immédiate est l’augmentation du temps global(4)Ce qui n’est pas contradictoire avec des aménagements spécifiques comme la semaine de 4 jours sans diminution du temps de travail hebdomadaire, préconisée par une partie du patronat européen. de travail des salariés qui seul permet de dégager la plus-value souhaitée. Et cette situation est vraie au niveau mondial, et particulièrement dans les pays dits « développés ». La France était (et reste partiellement) en retard, selon les critères ultra-libéraux, sur les autres pays de l’OCDE, avec un départ à 62 ans alors qu’il est de 65 ans et plus dans les autres pays. Gouvernement, économistes mainstream n’ont pas manqué de le répéter tout au long du conflit.

La bataille n’est donc pas purement hexagonale, elle a une dimension européenne et internationale évidente. C’est ce qu’ont voulu marquer les syndicats européens notamment en venant manifester à Paris le 1er mai. En effet, ils avaient bien conscience qu’une victoire des salariés en France aurait des répercussions positives pour tous les salariés européens et au-delà. C’est une dimension qui n’a pas été prise en compte par l’intersyndicale dans ses analyses et explications (en tout cas publiquement) pour évaluer le rapport de force à obtenir pour gagner. Les syndicalistes des autres pays ne sont pas venus en soutien seulement pour dire qu’il n’y avait pas de 49-3 chez eux, mais pour exprimer une solidarité concrète sur une base d’intérêts de classe communs.

À noter à ce sujet, la discrétion du patronat durant tout ce conflit. Cela s’explique par le fait que le gouvernement mandaté fait le « sale boulot ». Il n’a pas eu besoin de se mouiller. Les directions syndicales ont alors concentré leurs critiques sur le gouvernement, la Première ministre et surtout le Président de la République, ce qui a été aussi une erreur stratégique et tactique. La personnalisation a desservi la lutte car elle ne portait pas sur le fond de l’affrontement, mais sur l’entêtement d’un individu qui se montrait particulièrement têtu.

Question 2 : Quelle stratégie ? Les manifestations même nombreuses pouvaient-elles sans grèves massives faire reculer le gouvernement ?

Oui, Emmanuel Macron s’est agrippé à sa réforme et pouvait formellement décider de la retirer. Mais au regard des enjeux explicités plus haut le pouvait-il réellement ? Pour que cela se produise il fallait toucher le capital au cœur de ses intérêts, c’est à dire la plus-value en arrêtant le travail. Si les manifestations ont été relativement massives, les grèves ont été globalement circonscrites à quelques secteurs, et même si certains ont fait jusqu’à quarante jours de grève le rapport de force n’a pas bougé.

La réforme était suffisamment bien faite pour diviser le monde salarial. Malgré la présence des syndicats de cadres (CFE-CGC ou cadres CFDT et CGT) dans l’intersyndicale, peu de ces catégories ont fait grève et participé aux manifestations. La plupart ne se sont pas senties concernées par la réforme puisque ayant fait des études jusqu’à 23, 24 ans ou plus, cela pousse l’âge de départ à la retraite pour bénéficier du taux plein avec 43 annuités, à 66, 67 ans ou plus, c’est-à-dire la situation des autres pays européens.

Par ailleurs nous savons que les rapports à la production et la conscience de classe de ces couches de salariés ne sont pas les mêmes que ceux des ouvriers ou des employés. Depuis longtemps et encore dans les derniers, dans les congrès confédéraux il est fait état de la nécessité « de prendre en compte l’évolution du salariat » sans que l’on sache exactement ce que cela signifie concrètement du point de vue de l’activité syndicale. Au mieux cette incantation prend la forme d’une approche catégorielle, en silo, les uns à côté des autres, les cadres, les ingénieurs, les techniciens, les femmes, les jeunes, les handicapés (pardon les personnes en situation de handicap), les émigrés, LGTBQI+ etc.(5)L’approche globale de classe n’enlève rien au contraire aux luttes nécessaires et indispensables sur des problèmes spécifiques, celles-ci ne peuvent prendre toutes leurs significations, toutes leurs dimensions, toutes leurs efficacités que reliées aux enjeux de classe et pas comme une fin en soi, contre les autres catégories. Il n’y a donc pas de luttes plus prioritaires que les autres, toutes s’épaulent.. Ils ne sont pas considérés en tant que classe productive qui, tout en occupant des positions différentes dans le processus de production, ont un intérêt majeur à agir ensemble.

Grosso modo, seule la moitié du salariat était affecté par la réforme dans cette phase, l’autre moitié étant déjà alignée sur l’internationale. L’intersyndicale en restant au seul mot d’ordre sur les 64 ans n’a pas permis un élargissement d‘intérêts communs et donc des luttes. Pourtant dans la période, l’inflation (+ 14 % sur les prix de l’alimentation) qui rogne le pouvoir d’achat, pouvait donner corps à une revendication offensive sur les salaires par exemple et impulser un nouvel élan à la lutte Un tel positionnement aurait pu permettre de placer l’action sur les deux principaux piliers de l’affrontement de classe : la production et la répartition de la plus-value.

Question 3 : Quelle stratégie ou à défaut quelle tactique ?

En raison de ces insuffisances(6)Même comblées ces lacunes n’auraient peut-être (sans doute) pas été suffisantes pour engager un affrontement majeur avec le capital. La dimension internationale compte énormément dans notre économie « mondialisée », malgré des luttes extrêmement importantes, portant sur des revendications de salaire, dans beaucoup d’autres pays européens, Grande-Bretagne, Allemagne, Espagne etc., aucune convergence n’a été envisagée et encore moins recherchée, sauf la manifestation de soutien du 1er mai à Paris, et c’est seulement à la rentrée de septembre qu’une manifestation européenne est envisagée., la stratégie de lutte ne pouvait pas se fonder sur la grève. En effet, le pays n’a jamais été bloqué malgré les appels plus ou moins gauchisants. Il ne restait plus que des manifestations à saute-mouton, quatorze au total pour maintenir le moral des troupes.

Les seules manifestations, sauf si elles rassemblent l’immense majorité de la population, et encore l’histoire récente dans beaucoup de pays nous montre que ce n’est pas toujours le cas, ne permettent pas de gagner. Or quatorze manifestations, avec un maximum de participation de trois millions de personnes sur l’ensemble du territoire (selon les chiffres des syndicats), même ou à fortiori en intersyndicale, cela ne fait pas le compte.

Cependant, même avec les handicaps signalés pour la mobilisation, même dans le cadre de manifestations, une stratégie plus offensive (que nous avons suggérée dans un éditorial de ReSPUBLICA), capable de modifier le rapport de force était possible. Plusieurs exemples de manifestations nationales monstres à Paris ont soit conforté, soit fait fléchir le gouvernement.

En 1993-94, en réponse à la proposition du gouvernement Balladur qui proposait d’augmenter le financement de l’école libre catholique, les syndicats d’enseignants proposèrent une grève massive et organisèrent une montée nationale sur Paris le dimanche 16 janvier 1994. L’ensemble du mouvement syndical de salariés se solidarisa avec les syndicats enseignants. Il se créa un secrétariat du 16 janvier 1994 avec l’ensemble du mouvement syndical, le Comité national d’action laïque (CNAL), et un camarade représentant les associations laïques (ce camarade étant actuellement membre du comité de rédaction de ReSPUBLICA).

Rappelons d’abord que cette loi Falloux a été contestée par le grand Victor Hugo qui le 15 janvier 1850 a déclaré à la chambre des députés, « je veux l’État chez lui, l’église chez elle».

Balladur et Bayrou souhaitaient aller plus loin que Falloux en permettant le financement illimité des investissements des écoles confessionnelles par l’article 2 de la loi Bourg-Broc. Quelques jours avant la date de la manifestation, le secrétariat du 16 janvier 1994 est invité à une réunion à la Préfecture de police pour se voir dire que le parcours choisi (les grands boulevards dans la partie Nord de la capitale) est trop peu large par rapport au nombre de manifestants prévus par les renseignements généraux qui avaient le nombre de trains et de bus affrétés par l’intersyndicale et les syndicats départementaux. La Préfecture lui propose de changer l’itinéraire et de prendre les grands boulevards de la partie sud de la capitale plus larges ! L’intersyndicale refuse car tous les rendez-vous des départements avaient été déjà donnés et qu’en quelques jours, il n’était plus possible de les joindre tous. Effectivement le million de manifestants parisiens sous la pluie a mis du temps pour avancer ce jour-là. Et l’imminence de cette montée nationale massive fut portée à la connaissance de tout l’appareil d’État. Nous avons appris lors de la manifestation que le Conseil constitutionnel avait déclaré l’article 2 inconstitutionnel ! L’intersyndicale avait gagné cette bataille !

D’autres manifestations nationales de plus d’un million de manifestants à Paris ont fait reculer le gouvernement, Le 30 mai 1968, 500.000 à un million de personnes manifestent sur les ChampsÉlysées en soutien au général De Gaulle. Un défilé qui amorce la fin des évènements et permet au pouvoir de reprendre la situation en main.

Deuxième exemple, précédée de plusieurs manifestations régionales, Bordeaux le 22 janvier 1984 avec environ 60 000 manifestants, Lyon le 29 janvier avec entre 100 et 150 000 manifestants, à Rennes le 18 février avec entre 200 et 250 000 manifestants, à Lille le 25 février avec entre 250 et 300 000 manifestants, à Versailles le 4 mars plus de 500 000 personnes, une manifestation nationale à Paris le 24 juin regroupe 850 000 personnes selon la police et deux millions selon les organisateurs, les dirigeants de l’enseignement catholique. Le projet de loi Savary visant à intégrer en France les écoles privées à un « grand service public laïque de l’enseignement » est retiré par le gouvernement. Ce mouvement est réputé avoir contribué à la chute du gouvernement de Pierre Mauroy le 17 juillet 1984. Certes, il s’agit de deux mouvements de droite et d’époques différentes, mais ils soulignent aussi l’impact de manifestations massives dans la capitale.

Question 4 : Et l’intersyndicale ?

Le fait que l’intersyndicale se soit avérée capable de se maintenir durant plus de six mois sur des objectifs certes limités est encourageant, à condition qu’elle sache évoluer et prendre en compte l’ampleur des enjeux de transformation à effectuer sans éclater. Pour cela la priorité est de s’ancrer dans les entreprises, dans les syndicats de base et ne pas rester uniquement de sommet, d’appareil en concurrence, sur le plan médiatique, comme de la représentativité. Les accords uniquement de sommet sont pas définition (structurellement) fragiles et sujets à trahison, et permettent rarement une dynamique de lutte.

Illustration : l’intersyndicale a eu une attitude ambiguë avec la « chose » politique parlementaire… comme si cela ne la concernait pas vraiment, alors même qu’elle avait, à juste titre, « mis dehors » LFI de la direction politique du mouvement au début de celui-ci. Ce fut certes une très bonne chose effectivement, mais en assumant la direction « totale » du mouvement, l’intersyndicale devenait comptable du déroulement de la bataille au jour le jour, y compris sur le plan politique et politicien. Notons au passage que l’intersyndicale a changé d’attitude (mais bien trop tard et à contre-emploi, à un moment où les jeux étaient faits) en programmant une journée d’action le 6 juin en prévision de la proposition de loi de la LIOT prévue le 8 juin au parlement. Sur la fin, l’intersyndicale semblait comprendre un peu que les lois se votent en France au Parlement !

Ainsi, lorsque le gouvernement et Macron se sont visiblement orientés vers une solution « 49-3 », la réaction a été molle, voire inconsistante. La riposte minimum devait être, d’abord la menace, puis à défaut de reculade du gouvernement, il fallait faire face par une manifestation monstre jour et nuit à Paris pendant la séance décisive (or il n’y a eu qu’un rassemblement « spontané » avec une participation réduite place de la Concorde, sans appel des syndicats). Bien entendu la vraie direction de l’intersyndicale, c’est-à-dire la CFDT, n’était pas prête à cette affrontement central. Le débat conflictuel interne à l’intersyndicale aurait certainement abouti à une scission mais il est possible que le mouvement devenant autonome et en « autoallumage » aurait pu « effrayer » le régime Macron qui ne se distingue pas par un courage politique et physique à toute épreuve. En 1995, Chirac fut effrayé par cette dynamique autonome… pourtant minoritaire. Or, l’intersyndicale a donné l’impression à ce moment charnière d’être comme hors du temps politique… bref dans une routine « pépère ». Pourtant les jeux était fait par ce coup de force légal.

L’intersyndicale s’est créée sur les retraites au sommet, par accord des directions syndicales sur une revendication particulière avec un mot d’ordre restreint. La période que nous venons de vivre démontre l’absolue nécessité d’approfondir les points d’accord et de poursuivre ensemble. Or les divergences idéologiques, les jeux d’appareils, la concurrence qui en découle, et qui « justifie » aux yeux des bureaucraties syndicales la multiplication des organisations et le « pluralisme syndical », fragilisent le monde salarial face au patronat. Ces divergences, ne peuvent pas être surmontées uniquement au sommet, seulement avec de la bonne volonté si cette volonté ne correspond pas à une aspiration des organisations de base dans les entreprises et à une pratique commune sur des revendications définies en commun par les salariés.

Le monde du travail, comme l’ensemble des sociétés, est confronté, et cela va s’accélérer, à des mutations en profondeurs avec les dérèglement climatiques, les pertes de biodiversité, la raréfaction des ressources naturelles et matières premières, la numérisation et l’évolution des technologies et des processus de travail, qui conjointement et en interaction vont entraîner des bouleversements dans toute la chaîne de production, des taches d’exécutions aux taches de conception les plus fondamentales. Aucune catégorie de salariés et de travailleurs n’y échappera. La division syndicale dans notre pays (neuf confédérations ou quasi confédérations) est un facteur inquiétant, la compétition inévitable entre organisations pour la représentativité fondé sur les résultats des élections professionnelles tous les quatre ans, la concurrence pour syndiquer dans son organisation, sont de véritables handicaps. Les médias ne se gênent pas pour monter en épingle et la division et le niveau de représentativité de chaque syndicat. Si le monde salarié organisé, reste éclaté, quelles que soient les bonnes raisons, les bouleversements amorcés vont se faire au détriment du monde salarial et des plus fragiles, des plus précaires, des moins bien payés ; de ceux qui ont démontré dans la crise du Covid que ce sont pourtant eux qui effectuent les taches de base et essentielles de nos sociétés. C’est donc toute l’organisation sociale qui sera transformée, jusqu’où, dans quel processus violent ?

Autrement dit, transition énergique, transition écologique, transition numérique, émancipation laïque qui forment un tout, peuvent-elles se faire avec un mouvement syndical éclaté, sans que ce soit au détriment des salariés ? Plus grave peut-être, parce qu’ils sont au cœur de la production des richesses, des biens et services pour vivre, ces transitions seront-elles même possibles, envisageables dans des conditions civilisées de justice sociale avec des syndicats faibles et divisés ? Voilà pourquoi, au-delà des retraites, l’unité syndicale est une question très fondamentale pour notre pays. Voilà l’immense responsabilité de l’intersyndicale et des responsables syndicaux à ce jour.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Source TF1 du 20 avril 2023 : [La CFDT] « est forte de 31 000 nouveaux adhérents depuis le début de l’année. Une augmentation de 40% par rapport à la même période en 2022. De nouvelles adhésions sont aussi observées du côté de la CGT. La Confédération générale du Travail enregistre, entre le 1er janvier et le 17 avril 2023, une hausse de 200 % du nombre d’adhésions par rapport à la même période en 2022. 30 000 nouvelles adhésions ont ainsi été rapportées. »
2 La série d’interviews des responsables des principales confédérations dans l’Humanité du mardi 9 mai au mardi 6 juin est éclairante à ce sujet.
3 Déjà certaines voies dont Richard Ferrand, le 18 juin 2023, s’élèvent pour modifier la Constitution et permettre à Emmanuel Macron de se représenter pour un 3e mandat ou de manière moins affirmative contre « la limitation dans le temps du mandat présidentiel » au prétexte qu’il serait le seul à pourvoir vaincre Marine Le Pen.
4 Ce qui n’est pas contradictoire avec des aménagements spécifiques comme la semaine de 4 jours sans diminution du temps de travail hebdomadaire, préconisée par une partie du patronat européen.
5 L’approche globale de classe n’enlève rien au contraire aux luttes nécessaires et indispensables sur des problèmes spécifiques, celles-ci ne peuvent prendre toutes leurs significations, toutes leurs dimensions, toutes leurs efficacités que reliées aux enjeux de classe et pas comme une fin en soi, contre les autres catégories. Il n’y a donc pas de luttes plus prioritaires que les autres, toutes s’épaulent.
6 Même comblées ces lacunes n’auraient peut-être (sans doute) pas été suffisantes pour engager un affrontement majeur avec le capital. La dimension internationale compte énormément dans notre économie « mondialisée », malgré des luttes extrêmement importantes, portant sur des revendications de salaire, dans beaucoup d’autres pays européens, Grande-Bretagne, Allemagne, Espagne etc., aucune convergence n’a été envisagée et encore moins recherchée, sauf la manifestation de soutien du 1er mai à Paris, et c’est seulement à la rentrée de septembre qu’une manifestation européenne est envisagée.