Entretien avec le philosophe Aurélien Aramini À propos du racisme et des jeunes

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Aurélien Aramini est docteur en philosophie et professeur de philosophie dans un lycée de l’Est de la France. Loin de se conformer au point de vue scolastique et exégétique de la philosophie dominante, il se revendique d’une philosophie appliquée qui est, de notre point de vue, une sociologie rigoureuse, interactionniste, fondée sur des enquêtes circonstanciées. Dans cet entretien, il nous parle de sa démarche et des principales conclusions de son ouvrage Du racisme et des jeunes, paru aux éditions de l’Aube en septembre 2022.

 

Où l’on constate qu’un philosophe peut être plus sociologue que des sociologues professionnels pétris d’« intersectionnalité » !

 

C’est qu’Aurélien Aramini refuse, au départ de son enquête, toute adhésion à une définition a priori (et normative) du racisme. Il se donne ainsi les moyens de comprendre ce qu’être raciste et lutter contre le racisme veut dire concrètement dans trois établissements scolaires, plutôt populaires, d’un triple point de vue : celui des directions d’établissement (et du rectorat), celui des professeurs et, surtout, celui des élèves qui – et cela surprendra nos intersectionnels – n’hésitent pas à se « raciser » entre eux, dans le contexte d’aiguisement des concurrences et des rivalités qui font la trame de leurs fragiles conditions sociales d’existence. En effet, dès que l’on quitte les rives bien cartographiées du racisme des discours publics – qu’il soit célébré de façon « décomplexée » tel un Zemmour ou qu’il soit dénoncé par les « post-coloniaux » et autres « indigénistes » –, apparaît un racisme ordinaire, qui est le fait des jeunes « Blancs » aussi bien que « non-Blancs », un racisme interactionnel qui est aussi une façon de recoder dans des termes « raciaux » (mi-pigmentaires, mi-culturalistes), en fonction de sa propre trajectoire familiale et de ses (maigres) ressources, les relations de compétition, par exemple pour une jeune fille ou encore pour un stage « de qualité ». Le racisme n’a pas besoin de Gobineau ou de Marine Le Pen pour exister, il se moque bien des théories et autres rationalisations pseudo-intellectuelles. Il prospère, à bas bruit, sur la compétition de tous contre tous, induit par le capitalisme financiarisé et consumériste.

 

Ce n’est pas la « race » qui fait la classe, mais, au contraire, la condition de classe qui fabrique au quotidien de la « race ». Les « sorciers de la race », pour reprendre l’expression des sœurs Fields, ne font que prospérer sur ce racisme déjà là, souvent vécu comme illégitime par les intéressés eux-mêmes (d’où la totale inefficacité des discours moralisateurs…) ! Aurélien Aramini documente de surcroît les apories des deux modalités de l’antiracisme, universaliste et différentialiste, telles qu’elles se déploient auprès de ces jeunes élèves d’origine populaire et plaide pour un dépassement dialectique qui est aussi un fragile équilibre. Du racisme et des jeunes est un livre important en tant qu’il nous apporte des éléments de réel dans un débat saturé d’idéologies et que, partant, il se veut humble quant aux propositions. Il est le complément indispensable du livre de Florian Gulli, L’antiracisme trahi, qui lui décortique les impasses du néo-antiracisme « intersectionnel ». Les deux se rejoignent sur une conclusion forte : éluder les conditions sociales d’existence est la voie la plus sûre pour se fourvoyer.

Frédéric PIERRU (FP) : Comment t’es-tu positionné par rapport à la littérature proliférante sur le sujet du racisme ?

Aurélien ARAMINI (AA) : Mieux vaut peut-être repartir du début. C’est un partenariat entre une Académie du Grand Est et la plateforme PIRA (Plateforme internationale sur le racisme et l’antisémitisme, FMSH) dirigée par Michel Wieviorka. Donc, à l’origine, c’est comme ça que j’ai bénéficié d’une décharge qui m’a permis d’avoir un petit peu de temps pour moi parce que je suis prof de philosophie dans le Nord Franche-Comté, à Belfort, et j’ai bénéficié d’un certain nombre d’heures pour mener cette enquête. Initialement, c’était une étude sur les effets de l’éducation dans la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. La première étape a été de recenser les actions qui ont été mises en place dans les établissements afin d’identifier ce que font les collègues. Ça a été assez compliqué parce qu’au premier envoi, on n’a quasiment pas eu de réponses. Je dois m’y reprendre à trois fois, les appeler pour avoir une vue un peu globale de ce qui se fait en termes d’actions de lutte contre le racisme, d’antisémitisme dans les établissements de l’Académie.

Une fois que les premiers éléments sont réunis, je vais sélectionner trois terrains où il y a eu des actions qui me semblent intéressantes à partir des éléments dont je dispose, trois terrains assez variés, assez contrastés, à partir des associations qui sont intervenues. Mon point de départ est là, un collège rural, le collège que j’ai appelé Les Sapins, intéressant, car il est dans une zone vraiment rurale. Il y a eu une rencontre avec des migrants en partenariat avec une association locale d’aide aux migrants. Alors comment se fait-il qu’une telle association intervienne dans cette zone vraiment rurale, avec très peu d’immigration, alors que l’on a un collège qui est très peu confronté aux tensions ethniques ou de manière vraiment, vraiment moléculaire ?

Deuxième terrain, un collège REP mixte, le mien, le collège Diderot, parce que si cette intervention avait eu lieu, c’est parce qu’il y avait eu des propos d’élèves qui ne voulaient pas suivre certains cours et qui ne voulaient pas travailler avec des « Français ». Il y a donc eu une intervention avec une association nationale importante en réaction à certains propos et certains refus de cours, à la demande de l’inspection.

Le troisième établissement, c’est un lycée pro, urbain, dont un des sites est situé dans un quartier très difficile. Je connais bien les travaux de Stéphane Beaud et c’est le fameux quartier du livre 80 % au bac et après ? Dans ce lycée, ce qui m’intéresse, c’est qu’il y a des tensions fortes entre des jeunes d’une filière spécifique « métiers de la sécurité », concernant des jeunes destinés à être gendarmes ou policiers. Beaucoup sont pompiers volontaires et viennent du périurbain et il y a une tension très forte avec des jeunes qui sont, quant à eux, issus des quartiers alentours, qui sont des quartiers QPV, les quartiers prioritaires de la ville. Ici ce sont des pièces de théâtre qui ont été proposées par une association locale qui propose des pièces assez variées de Rachid Benzine ou encore d’Ismaël Saïdi. On a, par exemple, des pièces de théâtre à destination de ces élèves.

Donc, une fois que j’ai ouvert ces trois terrains, un constat : je ne suis pas du tout sociologue, mais philosophe de formation. Au début, je ne sais donc pas trop comment je vais m’y prendre. On m’explique un petit peu parce que je travaille avec Wieviorka qui va me donner un certain nombre de conseils techniques et surtout avec François Dubet qui va me donner quelques ficelles du métier. Plus simplement, comment on mène un entretien ethnographique, les petites ficelles du métier, les petites astuces pour réussir à leur faire dire des choses spontanément ; car je me rendrai vite compte que les élèves savent très bien ce qu’on n’a pas le droit de dire. Donc souvent ce qui se passe, c’est qu’ils avaient un discours un peu préfabriqué ou, disons, un discours qui anticipe ce qu’ils pensent que l’adulte attend d’eux qu’ils disent. Mon pari méthodologique, c’est de me départir de toute théorie préalable sur le racisme.

Cela conduirait à interpréter les conduites des acteurs avant même que de les écouter. Parce que quand je fais des formations par contre, j’agis et je propose des choses. J’interviens en tant que formateur dans le cadre du plan académique de formation sur le racisme. Je pars d’une définition large du racisme, d’une définition scientifique, j’explique comment ça fonctionne chez Marx, etc. Mais là, sur mes terrains, je vais les garder de côté. Je les ai évidemment en tête, mais je ne veux pas partir d’une définition a priori. Je sais qu’il y a un certain nombre de concepts qui sont en fait des thèses politiques masquées. Je pense évidemment à la notion de « racisme systémique » ; d’où l’importance de la suspension du jugement. Je décide de prendre le parti d’écouter ce que les élèves vivent et décrivent comme étant du racisme à l’école, en adoptant une posture candide. J’écoute les propos des élèves, des professeurs, des militants sans jamais donner l’impression de condamner a priori des gens que l’on pourrait spontanément considérer comme racistes. Bref : je suis guidé par le principe de charité.

FP : De la bienveillance sociologique en quelque sorte… Écouter plutôt que juger.

AA : C’est ça. Avec une forte sympathie pour ces populations, aussi bien les jeunes issus de quartiers que les jeunes issus du périph’ ou du périurbain. C’est que j’ai grandi dans une petite sous-préfecture assez mixte socialement. C’est une bienveillance sociologique, l’idée qu’il y a du sens dans ce qu’ils vont nous dire. J’arrive sur les premiers terrains. Déjà, c’est très difficile de gagner la confiance des personnels de direction, des professeurs et surtout des élèves qui sont très réticents parce qu’ils ont l’impression tout de suite qu’on va leur appliquer une condamnation morale. C’est tout le problème de la posture moralisatrice qu’ils ont parfaitement intégrée. Ils savent tout ça, ils savent que le racisme, c’est mal. Ils sont très conscients qu’on ne dit pas un propos raciste à un adulte et, par conséquent, ils se censurent très vite. Donc il faut à l’enquêteur trouver des chemins de traverse.

FP : Tu suggères qu’il y a une grande différence entre les discours en fonction du niveau hiérarchique. Si on s’adresse uniquement au personnel de direction, on a un certain discours, mais on en a un autre quand on s’adresse aux professeurs, CPE ou surveillants et encore un autre lorsqu’on arrive aux élèves. Et alors ça doit être lié aussi à des questions de ce que peut être la réputation des établissements, un grand écart entre le discours d’institution et médiatique et le discours « de terrain »… Par exemple, lors du drame Paty ?

AA : C’est une espèce de contestation passive ou douce. On a eu un cas effectivement d’une élève qui s’est franchement opposée en classe, en face à face, avec la prof, mais dans la plupart des cas, c’étaient en fait des stratégies d’évitement de la part de jeunes qui ne sont pas venus ou qui sont venus après parce que justement, ils ne voulaient pas faire ce moment de recueillement et de discussion autour de ce drame. Qu’est-ce qui ne remonte pas en fait ? Toutes les choses que les collègues voient et sentent. L’enjeu c’est justement de réussir à parler aux élèves. Mais c’est loin d’être évident. Cette année, il y a des parents d’élèves qui se demandent « qu’est-ce qu’on va raconter à mes enfants ? » Il peut y avoir une plainte de parents. Donc c’est assez délicat et je ne suis pas sûr qu’à l’avenir ce genre d’enquête soit facile à mener.

FP : De la part d’un philosophe, ton livre est vraiment surprenant, car on peut avoir comme présupposé que les philosophes qui aiment discuter les thèses, les concepts, faire del’herméneutique, mais pas des pratiques sociales dans leur diversité et leur subtilité. Ta démarche est vraiment originale pour un philosophe ! On dirait le travail d’un sociologue de la glorieuse seconde École de Chicago, interactionniste.

Le concept, à mon avis important du livre, c’est la notion de racisme interactionnel.

AA : C’est ce que j’appellerais la philosophie appliquée, avec un ancrage empirique fort, et c’est une inspiration qui m’a beaucoup marqué. En un sens, Stéphane Beaud est aussi un interactionniste à l’américaine, avec l’intérêt pour les relations de face-à-face et la façon dont ces relations construisent au final le monde social. Les concepts viennent dans un deuxième temps pour formaliser, pour interroger et comparer les situations et les cas. Le concept, à mon avis important du livre, c’est la notion de racisme interactionnel. Je le trouve dans le collège REP et dans le lycée pro, quand j’échange avec les élèves. Je me rends compte que ce qu’ils décrivent comme du racisme, ce ne sont pas des théories, pas du tout des systèmes de pensée, des idéologies. En fait, spontanément, ils nous décrivent des situations conflictuelles en face à face, c’est-à-dire des situations d’interactions, de bagarres, d’insultes, de provocations entre des jeunes qui s’identifient par leur groupe d’appartenance. « C’était un blanc. Avant, il y avait un Arabe. Ah, c’étaient les musulmans, ah, c’étaient encore des Turcs », etc. Et je me rends compte que ce qu’ils appellent du racisme, c’est de la conflictualité, qui en est la grammaire.

Ce qui m’étonne, c’est que pour eux, c’est pas du tout raciste de dire « nous les Blancs, nous les Arabes, nous les Turcs » et pour eux, c’est même une évidence ! D’où justement ma réserve sur le terme « racisé » comme si certains étaient acteurs du racisme et d’autres le subissaient implacablement. Je ne vois pas du tout une posture de victime chez ces jeunes qu’on appelle racisés. Au contraire, ils sont dans une affirmation et légitiment cette appartenance qu’ils croient être la leur, ils viennent d’ailleurs avec leur maillot de foot, etc. : « J’ai plus de fierté d’être Marocain que pour la France ». Ils se définissent d’eux-mêmes selon ces groupes d’appartenance.

Clairement, la question du « racial » passe devant le social et les gamins s’identifient à partir justement de ce groupe d’appartenance alors qu’il est fluctuant. Certains disent « nous les Arabes », « nous les Algériens », « nous les Turcs », « nous les musulmans », « nous les Français ». En fait, ça bouge un petit peu parce que ce n’est jamais forcément net, mais on voit des petits groupes communautaires se former. Et personne n’est gêné par l’existence de ces groupes communautaires ! Il y a un élève qui me dit que l’on vit dans des mondes différents et que, tout compte fait, c’est bien comme ça ! Le racisme commence quand l’interaction devient conflictuelle, lorsque les clivages latents deviennent des conflits ouverts. Dans cette configuration, on entend que les blancs sont des racistes ; la délinquance ce sont les Arabes ; les Turcs ne veulent pas se mélanger, etc. C’est à ce moment où tous ces clivages latents vont dégénérer en accusations racistes réciproques. En fait, c’est le conflit qui actualise finalement toute cette cartographie raciale du social.

FP : Je me permets de te couper. Ta critique du terme « racisé » est puissante, car cette pseudo-notion est devenue complètement courante avec pourtant tout l’impensé qu’elle charrie. La notion de « racisme interactionnel » lui est antinomique, car « racisé » suppose que non seulement « racisé » est une propriété permanente des « victimes » (un « racisé » ne « racisera » jamais un autre « racisé »), mais qu’en plus elle fixe les frontières entre les racistes et les « racisés ». Le tableau que tu dépeins n’a rien à voir avec cette construction idéologique. La « racisation » est une ressource mobilisée dans le cours d’une interaction conflictuelle.

AA : C’est exactement ça. Selon mon analyse, c’est la relation qui prime sur la substance.

FP : Cela fait penser aux analyses de Girard sur le conflit en société et la recherche des boucs émissaires.

AA : Le racisme est une espèce de cercle vicieux où quelque part c’est toujours la faute des autres. Et d’ailleurs c’est ça qui ressort des entretiens avec les jeunes de la section « métiers de la sécurité ». Ce qui est intéressant, c’est qu’ils racontent comment ils interviennent dans des quartiers difficiles. Une gamine qui me dit qu’elle reçoit une boule de pétanque, un autre me raconte qu’ils sont obligés de tout laisser parce qu’il y a un guet-apens. En même temps, les jeunes du quartier me racontent tous une histoire de violences policières. En fait, tout le monde a des bonnes raisons d’en vouloir aux autres. À tel point qu’une documentaliste m’explique qu’elle ne fait pas de dialogue, pas de débats même si l’on dit qu’il faudrait en faire, car « si je fais un débat avec ce type de classe, je vais avoir d’un côté les gamins sécurité, j’aurais de l’autre côté des gamins des quartiers et ils vont, ils vont tous se renvoyer la balle, dire qu’en fait ils vont passer leur temps à s’entre-accuser. »

FP : Comment ça n’implose pas en fait ? Y a-t-il des processus de désescalade, après les séquences de conflit, après la mobilisation de catégories d’assignation identitaire ? Comment la polarisation finit-elle par être désamorcée ?

AA : Le bouc émissaire est une catégorie assez générale. C’est l’État, le Prof. J’ai repris à Stéphane Beaud et Gilles Pialoux leur expression d’« exacerbation des luttes de concurrence » selon une dynamique en spirale d’exacerbation des luttes de concurrence, liée au logement, à l’avenir professionnel, à l’accès aux stages intéressants aussi.

C’est un phénomène explosif alors même que tous me disent que le « racisme c’est pas bien » ! Quelles sont les leçons que je tire de ces observations ? D’une part, le fait qu’il faut une analyse vraiment matérialiste qui parte des conditions de vie. Il faut impérativement partir des conditions sociales d’existence de ces jeunes, et non de leurs « idées » ou de leurs « représentations ». Il faut s’intéresser aux interactions réelles, situées, dans le cadre de configurations socio-économiques contraignantes. D’autre part, il faut relativiser le rôle des médias dont on a tendance à exagérer l’influence sur ces jeunes. Marx avait abordé la question à propos du racisme anti-irlandais, dont il accusait les médias de l’époque de l’alimenter(1)Lettre de Marx à Siegfried Mayer et August Vogt, 9 avril 1870.. Il y a des conditions sociales objectives du racisme, des tensions objectives, des rivalités objectives, qui peuvent se trouver connectées, dans un second temps, aux discours tenus publiquement, aux catégories du débat public(2)Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France. Discours publics, humiliations privées (XIXe-XXe siècle), Paris, Fayard, 2007. Il y a deux niveaux différents qui peuvent trouver à s’articuler, mais ce ne sont pas les médias qui créent le racisme. S’il y avait des relations moins tendues, plus fluides dans la vie quotidienne… tout serait différent.

FP : Plus pacifiées…

AA : Exactement. Plus pacifiées et donc moins teintées de concurrences et de rivalités. Dans ce cas, la connexion avec les discours – disons —  d’extrême-droite ne se ferait pas. Nous avions écrit avec Florian Gulli un texte à propos de la « dé-civilisation » qui avait fait un peu le buzz(3)Aurélien Aramini et Florian Gulli, « Du concept de dé-civilisation », Philosophique, 19 | 2016, mis en ligne le 30 août 2017, consulté le 17 octobre 2023 ; DOI : https://doi.org/10.4000/philosophique.9. On a été pas mal cités, mais de façon tronquée. Nous nous étions appuyés sur les analyses très riches de Lucien Sève qui localise la cause de la « dé-civilisation » dans la mise en concurrence généralisée induite par le néo-capitalisme. Les comportements en sortent complètement déstabilisés. Pour donner un exemple, dans la grande ville industrielle, il y avait à un moment 40 000 ouvriers qui travaillaient. Maintenant il n’y en a plus que 7000 à peu près, dont plus de la moitié en intérim. Donc on a vraiment assisté à un effondrement de l’emploi, mis en concurrence aux niveaux national et international. Le racisme ordinaire, dans les interactions quotidiennes, se nourrit de ces luttes, de ces concurrences tous azimuts. Dans un tel contexte socio-économique, faire retomber la pression est tout sauf facile…

Dans la seconde partie du livre, j’examine les deux grands types d’action qui ont été mis en œuvre en reprenant la distinction de Taguieff entre lutte antiraciste universaliste et lutte antiraciste différentialiste. La première, universaliste, héritée des Lumières, vise à gommer les différences. Ce qui nous différencie passe au second plan de la commune Humanité. On valorise alors le mélange, le brassage des élèves ; on est tous humains. La seconde, différentialiste, valorise, par définition, les différences qui enrichissent l’Humanité. Nous sommes forts de nos différences.

Mes collègues vont mettre œuvre ces deux approches. Ils vont faire visiter des lieux de culte : la mosquée, la synagogue, un temple, avec à chaque fois un représentant de chaque communauté qui souligne la valeur de leurs liens. Bref, on va essayer de s’adresser à ces jeunes qui pourraient s’identifier à cette différence en leur montrant finalement que leur différence est légitime. Mais les collègues réalisent vite les limites de cette stratégie : le risque est, en effet, de cristalliser la différence, de conforter les élèves dans leurs a priori, ceux d’une lecture hyper racialisée du monde. C’est ce qui est arrivé après les attentats de Charlie Hebdo, où un imam avait commencé à parler en arabe aux gamins. Alors que le but était de les faire sortir de leurs différences, la démarche les y a confortés. Le péril de cette approche différentialiste est de cristalliser et de rigidifier les différences qui sont déjà un peu… disons épaisses.

L’approche universaliste encourt un péril symétrique, en affirmant que les différences, finalement, sont secondaires. L’objection est évidente : les différences sont là, elles sont épaisses. Je reprends ici les développements de McIntyre sur les identités narratives. Les jeunes ont des histoires, ils se figurent leur histoire familiale, celle par exemple de leurs grands-parents. Force est de constater que nombre d’histoires que ces jeunes se racontent sont clairement incompatibles avec la République. Certains, par exemple, sont persuadés qu’il y a eu un génocide des Algériens à la fin de la guerre d’Algérie. De même, beaucoup pensent qu’ils sont arrivés à cause de la traite de l’esclavage en France.

FP : Tu dis dans ton livre en fait qu’il y a beaucoup de jeunes élèves qui ignorent leur histoire familiale réelle…

AA : Oui, exactement, c’est ce qu’on pourrait appeler les mémoires encombrées, notamment de représentations assez floues, vagues, ce qui est assez fréquent chez les jeunes issus de l’immigration algérienne. Il y a en effet une différence assez marquée entre jeunes issus d’immigrations différentes. Dans mes derniers travaux, je distingue les jeunes issus de l’immigration algérienne et ceux issus de l’immigration turque. Chez ces derniers, on retrouve souvent un récit héroïque et pionnier. C’est le grand-père qui avait un minibus ; ils sont arrivés, ils ont défriché : « il y avait du travail, c’était dur là-bas, mais finalement on est venu, on a tous bossé, on s’est tous mis à travailler. » Ce n’est pas le cas des jeunes issus de l’immigration algérienne. Les parents sont nés en France, les grands-parents, on ne sait pas trop. Le récit familial est beaucoup plus flou : est-ce que c’était avant la guerre ? Est-ce que c’était au moment de la guerre ? Est-ce que c’était après la guerre ? Comment ça se fait ? Vu qu’il y a eu la guerre et qu’ils voulaient être indépendants, ils ne sont pas restés là-bas, c’est dire. Bref : c’est très confus et flou. Le flou est entretenu par le discours du pouvoir algérien, celui notamment de Bouteflika, qui n’hésite pas à réécrire l’histoire…

FP : C’est ainsi que des puissances étrangères occultent, par leur récit, les récits familiaux réels, voire n’hésitent pas à les reconstruire… La fiction politiquement intéressée remplace les trajectoires réelles…

AA : Tout à fait. C’est exactement cela. Je m’appuie sur Yves Lacoste dans un de ses textes, où il s’interroge sur le fait que ces jeunes ne savent pas pourquoi ils sont nés ici. Il y a beaucoup de ces jeunes issus de l’immigration qui ont du mal à articuler leur histoire, parfois floue, et l’Histoire plus globale. C’est la raison pour laquelle l’approche universaliste ne fonctionne pas : ils sentent bien, même confusément, qu’ils ont une histoire familiale qui coïncide mal avec la grande histoire républicaine. C’est ici où manque un Michelet capable justement de faire l’histoire des sans voix, l’histoire des oubliés de l’Histoire, une espèce de récit républicain qui dise où est leur place dans cette Histoire, en fait tout l’inverse d’un roman national.

L’autre limite de l’approche universaliste est que les jeunes voient bien que, dans leur vie quotidienne, il y a des populations discriminées et qu’ils grandissent dans des quartiers très difficiles. Ils voient bien qu’ils sont des Français de seconde zone, vivant dans des semi-ghettos. Et force est de constater qu’ils n’ont pas tout à fait tort non plus. Une jeune m’a confié que sa grand-mère de quatre-vingt-quatorze ans avait toujours un titre de séjour alors qu’elle est en France depuis soixante ans… Difficile, dans ces conditions, de se sentir à sa place ! Surtout, il y a toujours cette dynamique interactionnelle. On essaie par exemple d’universaliser la filière des métiers de la sécurité qui est un petit peu – disons – « trop blanche ». On essaie de travailler sur le recrutement, on essaie de lever les freins à l’investissement des jeunes issus de l’immigration récente. Mais ça ne fonctionne pas !

FP : Alors, comment est-il possible de dépasser cette aporie entre démarche universaliste et démarche différentialiste, si c’est possible ?

AA : Comment fait-on quand on est un responsable dans un rectorat ou quand on est prof, lorsqu’on est conscient des effets pervers de ces deux politiques ? Déjà, en en « étant conscient » ! Ces deux politiques peuvent être toutes les deux improductives, voire contre-productives. Ce qui m’a semblé le plus prometteur dans les collèges c’est, d’une façon, de tenir la dialectique entre les deux, c’est-à-dire de toujours plus réaliser la différence : non pas s’adresser à une différence en tant que différence, mais de mettre en évidence les différences, au pluriel, afin de les mettre en perspective sur un fond de commune humanité. De même que l’universel ne peut pas être un récit ou un objectif abstrait, mais comme de quelque chose d’incarné dans les différences. Il faut un discours universaliste, mais incarné dans des figures de luttes concrètes.

J’ai travaillé cette année un autre cas, celui du bilinguisme chez les jeunes de la communauté turque. J’ai été amené à comprendre l’importance d’un enseignement dans le cadre de l’éducation nationale, c’est-à-dire avec un cadre, un programme national, comportant un certain nombre d’auteurs à travailler, qu’il s’agisse du poète soufi Yunus Emre ou du poète communiste Nazim Hikmet, qui aident à travailler les différences dans une perspective universaliste. De toutes les façons, on est toujours dans une forme de bricolage qui était d’ailleurs le sujet du bac philo en 2023 ! Le texte de Claude Lévi-Strauss parle du bricolage. La démarche est toujours délicate et précaire. Il n’y a pas de panacée. Régis Debray parlait à ce propos de « laïcité d’intelligence », qu’il oppose à la « laïcité d’incompétence » : il ne faut pas s’abstenir de parler de religion, mais en parler vraiment, jusqu’au bout. La laïcité, finalement d’abstention, conduirait à ne plus en parler, à dire : « non, on n’en parle pas » à l’école. La laïcité intelligente, c’est celle qui ferait son travail sur la question des traductions, de la réception de l’islam dans les pays non arabophones. On entre vraiment sur le terrain du débat et on y va vraiment, jusqu’au bout. Mais cela suppose d’être outillés, d’être formés, ce qui suppose un vrai investissement de l’État dans la formation des enseignants aussi.

FP : Dans ton livre, tu cites un propos d’une prof que j’ai trouvé profondément juste et beau : « les murs de l’école ne peuvent pas arrêter les hurlements de la société ».

AA : Oui, c’est très juste. Le problème de l’école ne vient pas de l’école. Il est la réfraction de ce que j’appelle les configurations socio-économiques. La solution est, en grande partie, ailleurs : reconstruire notre État social, nos services publics, par exemple de transports publics, renouer avec les politiques de redistribution. Car je ne voudrais pas que les lecteurs en concluent que le livre est un constat d’échec. Du reste, il faut faire quelque chose, plutôt que rien, pour lutter contre certaines représentations qui « racisent » le social. Sur ce point, un certain discours des sciences sociales contemporaines peut s’avérer problématique. Les élèves ont besoin de complexifier leur grille de lecture du monde, pas de la simplifier à outrance, avec des gentils et des méchants par nature.

FP : Un grand merci à toi Aurélien.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Lettre de Marx à Siegfried Mayer et August Vogt, 9 avril 1870.
2 Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France. Discours publics, humiliations privées (XIXe-XXe siècle), Paris, Fayard, 2007.
3 Aurélien Aramini et Florian Gulli, « Du concept de dé-civilisation », Philosophique, 19 | 2016, mis en ligne le 30 août 2017, consulté le 17 octobre 2023 ; DOI : https://doi.org/10.4000/philosophique.9