Le sentiment du devoir accompli

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Après la séquence navrante de la loi « immigration », la Cheffe du gouvernement évoque un « sentiment du devoir accompli ». Cette loi mal assumée, bancale permet de faire entrer les idées de l’extrême droite dans la loi, prépare son arrivée au pouvoir en 2027, montre l’impuissance de nos gouvernants dans le cadre d’un néolibéralisme autoritaire et les limites de la démocratie représentative.

« J’ai le sentiment du devoir accompli », c’est par cette formule que la Première ministre Mme Elisabeth Borne dans la matinale de France Inter(1)voir en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=dj9O8_NCnqQ., au lendemain d’un vote contesté et contestable enterre solennellement la séquence lamentable de la « loi immigration ». Cette loi entérine la préférence nationale, les quotas d’immigration, le recul de l’accès aux aides sociales pour les étrangers, conditionne à une caution la possibilité aux étrangers de réaliser des études en France et prépare une restriction de l’Aide médicale d’État. En clair, elle permet de faire entrer les idées les plus anciennes de l’extrême droite dans la loi française sans que le Rassemblement National ait besoin d’être au pouvoir et sous la pression d’une droite d’extrême droite.

Championnat de pirouettes

Le gouvernement a beau jeu d’essayer de s’en tirer par quelques pirouettes navrantes. D’abord, il s’agit de son projet de loi et nul autre que Macron ne valide l’agenda législatif. Il s’agit d’assumer ici ce que ce gouvernement promeut, souhaite et soutient. Et rien n’obligeait le Président de la République, sinon son orgueil, à précipiter les choses par une commission mixte paritaire après le camouflet de la motion de rejet(2)Rejet dont on peut apprécier la mise en scène cynique par ce gouvernement, pourtant tellement habitué aux 49-3 : ce rejet serait responsable d’une absence de débat !. Il fallait marquer le coup avant les fêtes de fin d’année. Il aspire à rester dans l’Histoire, mais force est de constater que chacun de ces moments « historiques » fait flop : Convention Citoyenne pour le Climat, Ségur de la santé, Grand Débat, les 100 jours d’apaisement, Rencontres de Saint-Denis… Il ne suffit pas d’un discours performatif pour performer. Même si l’on peut y reconnaître une certaine adresse en termes de communication – et aussi certainement les conseils autant avisés qu’onéreux de MacKinsey et consorts – ces coquilles vides ne seront pas appelées à marquer les esprits ou l’Histoire.

Ensuite, l’exécutif se cache derrière l’argument fallacieux qu’il s’agirait de la principale préoccupation des Français à l’aide d’études ad hoc. En réalité, ce sujet n’est pas la préoccupation principale des Français qui semblent plus inquiets concernant la santé, l’inflation, le pouvoir d’achat, l’éducation(3)Sources : https://www.ifop.com/publication/letat-desprit-des-francais-les-themes-prioritaires-pour-les-mois-qui-viennent-2/ ou https://www.publicsenat.fr/actualites/politique/sondage-67-des-francais-pensent-que-le-projet-de-loi-immigration-permettra-un-meilleur-controle.. On aimerait en ce cas que l’exécutif, l’Assemblée nationale et le Sénat soient plus actifs sur ces sujets et affichent la même détermination. Le problème, on y reviendra, c’est que pour ces sujets, il est nécessaire de faire bouger ou de désobéir au cadre européen des traités et à la logique capitaliste néolibérale. Il est donc plus simple d’afficher un volontarisme bien mis en scène dès lors que cela reste dans le cadre européen. Autre argument du gouvernement, cette loi serait approuvée par près de 80 % des Français(4)Source : https://www.odoxa.fr/sondage/les-francais-soutiennent-le-projet-de-loi-immigration/. Là encore, la malhonnêteté intellectuelle est flagrante. En effet, tout l’arsenal de propagande et de communication est en branle pour influencer l’opinion publique. Rien de plus aisé ensuite que de démontrer ce soutien dès lors que le public a été matraqué pendant de longs mois sur le sujet de l’immigration par la classe médiatique et politique. L’opinion publique, ça se travaille(5)Référence au livre de Serge Halimi L’opinion ça se travaille, paru chez Agone en 2000 et réédité depuis.. Et puis, il s’agit d’un argument à géométrie variable puisque lors de la contre-réforme des retraites, malgré le rejet massif de celle-ci par 70 % des Français et 80 % des salariés, Macron et son gouvernement n’ont pas hésité à imposer celle-ci par un 49-3, échec et mat de la démocratie française.

Enfin, et ceci est probablement le plus regrettable pour notre fonctionnement législatif et démocratique, l’appel à l’aide au Conseil Constitutionnel pour censurer des mesures qui ne sont — après coup —  pas assumées. Cela est profondément grave. Premièrement, les députés de la majorité ont été poussés à voter une loi dont l’exécutif, et c’est revendiqué, en savait une partie anticonstitutionnelle. C’est dire du peu de cas qu’il est fait des députés de la majorité : « Ne réfléchissez pas ! Votez-les tous, le Conseil Constitutionnel reconnaîtra les siens ! ». Deuxièmement, le Conseil Constitutionnel devient une instance dont la neutralité axiologique — même si elle est illusoire —  est bafouée. À elle de régler une situation politique complexe et tendue orchestrée par le gouvernement, qui lui s’en lave les mains et s’en remet aux Sages.

Néolibéralisme autoritaire

Comment peut-on en arriver là ? Une première lecture trop rapide de cette séquence— même si elle est en partie juste — tendrait à faire penser que Macron et ses collaborateurs font preuve d’un amateurisme dangereux. En voulant aller trop vite, n’importe comment et pour (se) donner l’illusion de faire avancer (dans quelle direction ?) le pays, ils accumuleraient les erreurs par incompétence sans même bien comprendre ce qu’ils font. Cela serait trop réducteur, simpliste et pour tout dire en grande partie faux.

Le premier et le deuxième mandat de Macron s’inscrivent tout bonnement dans l’agenda du capitalisme néolibéral entériné par les traités européens et surveillé par la très ordolibérale Commission européenne. En effet, si l’on veut essayer de trouver une cohérence à l’ensemble des mesures prises par Macron depuis 2017 — et même avant sous Hollande — c’est uniquement possible par le prisme du capitalisme à son stade néolibéral, c’est-à-dire « chimiquement pur »(6)Expression utilisée par Jean-Claude Michéa dans son ouvrage Extension du domaine du capital paru chez Albin Michel en 2023.. Toute politique nationale dans l’Union européenne se doit de se caler sur l’idée d’un libre marché que l’État doit favoriser, développer et protéger. Dans ce cadre étroit de réflexion, tout ce qui est du ressort de l’économie passe au crible de la Commission européenne. Ainsi, le déficit du pays est décidé à Bruxelles, de même entre autres que l’indexation du prix de l’électricité (nucléaire en France, quasi autonome et en pratique bon marché) sur celui du gaz (faisant bondir les prix), la lutte contre l’inflation, les salaires, l’âge de la retraite, les services publics, l’environnement, la politique industrielle…, soit autant de limites aux marges de manœuvre d’un Etat. Quand en plus, il est dirigé par un personnage dont l’élection doit tout à ceux qui profitent le plus du système et est tout entier acquis à la cause capitaliste, il ne reste qu’une politique intérieure à piloter. Accuser un « macronisme » comme idéologie politique serait ridicule. Cela signifierait qu’il aurait été capable avec les siens d’élaborer une pensée politique alors qu’il ne fait qu’appliquer une doctrine économique et politique développée avant lui et édictée par d’autres aujourd’hui. Le « macronisme » n’existe pas, ce serait faire trop d’honneur à Macron et à son gouvernement. Ne lui prêtons pas une puissance de pensée qu’il n’a pas.

Afin de masquer son inconsistance et son impuissance à améliorer le sort de ces concitoyens, le gouvernement s’efforce de paraître volontaire et ambitieux — quitte à surjouer le courage et la volonté de manière assez ridicule —  dans ce que la Commission européenne dédaigne bien lui laisser comme minces prérogatives. Il est assez significatif de voir récemment les hommages qui fleurissent à la suite du décès de Jacques Delors qui a été un des artisans de cette Europe des grandes puissances financières au détriment des peuples laquelle nous conduit dans l’abîme démocratique, social et écologique actuel. Il reste encore un petit pas à franchir pour finir de déclencher des guerres économiques ou réelles. C’est en tout cas le risque de laisser les intérêts financiers demeurer le Souverain bien(7)Marlène Benquet et Théo Bourgeron, La finance autoritaire. Vers la fin du néolibéralisme, Raisons d’Agir, 2021..

Démocratie représentative

Dès lors, si une Première ministre peut avoir « le sentiment du devoir accompli » après avoir fait voter une loi d’extrême droite, avoir usé à tout bout de champ du 49.3 et en parallèle sans avoir pris aucune mesure d’ampleur pour lutter contre la paupérisation des Français, contre le désastre écologique et pour améliorer des services publics à l’os, comment peut-on parler de démocratie même représentative qui justifierait ces (ex)actions ?

C’est que ces gouvernants ont pour eux l’argument imparable – brandi par eux-mêmes ou les médias qui les défendent – d’être élus et d’être les garants d’une démocratie représentative. Quiconque les critique ou rejette leurs mesures est contre la démocratie ou, plus à la mode désormais, se tient en dehors de l’arc républicain. La ficelle est grosse et donc facile à dénouer. Macron a été élu par une minorité des électeurs : 20 % des inscrits au premier tour en 2022 et 38 % des inscrits au deuxième tour avec respectivement 26 % et 28 % d’abstention. Mais surtout, au deuxième tour, le vote barrage a fonctionné à plein. Lui-même au soir de sa victoire faisait mine d’avoir compris et qu’il en tiendrait compte puisqu’il annonçait : « ce vote m’oblige pour les années à venir ». La suite a rapidement montré que cette obligation a fait long feu. Ce qui, pour celui qui a l’habitude de suivre le personnage, est tout sauf une surprise. On se rappellera avec nostalgie ses discours pendant les confinements l’invitant à se réinventer ou à reconnaître que « notre pays, tient tout entier, sur des femmes et des hommes que nos économies rémunèrent si mal ». On connaît la suite…

Se targuant d’avoir obtenu l’assentiment du peuple français tout entier en 2022, sans tenir compte d’une très forte abstention et d’un vote barrage, et donc de non-adhésion à son programme, celui-ci peut donc se réfugier derrière une démocratie représentative pour justifier ses lois. Il suffirait alors d’être élu pour pouvoir réaliser le projet que l’on veut pour la France envers et contre tout et tous. En réalité, la « démocratie représentative » loin de représenter l’intérêt collectif, représente des intérêts privés au détriment de l’intérêt collectif(8)Barbara Stiegler et Christophe Pébarthe, Démocratie ! Manifeste, Editions Le bord de l’eau, 2023.. Néanmoins, l’élection légitime aux yeux des dirigeants et des « grands » médias l’action gouvernementale, quelle qu’elle soit.

Un devoir accompli ?

Pour finir, nous pouvons nous interroger sur ce devoir accompli évoqué par Elisabeth Borne. Est-il d’avoir permis à l’extrême droite, et avec son concours (car si les députés n’avaient pas reconnu leurs idées dans ce texte et avaient voté contre, la loi ne passait pas) de mettre ses propositions dans une loi sans gouverner ? Quitte à légitimer les idées d’extrême droite et permettre un peu plus son accession au pouvoir en 2027 ?

S’agit-il d’avoir enfin pu obtenir une majorité sans passer par un 49-3 ? En ce cas, on comprend l’expérience fraîche et nouvelle de ce sentiment peu usuel depuis mai 2022.

S’agit-il d’avoir fait passer une loi en espérant que le Conseil Constitutionnel fasse ensuite le travail d’hygiène législative ? Le gouvernement et l’Assemblée nationale ayant fait le fatigant gros œuvre, ils comptent sur les Sages pour les finitions.

Ou plus prosaïquement, s’agit-il d’avoir bouclé cette séquence avant les fêtes de fin d’année de 2023 pour repartir de plus belle, cette loi vite oubliée, vers de nouveaux projets du même acabit ?

Une chose est certaine, les fruits pourris de ce « devoir accompli » ne se feront pas longtemps attendre pour les étrangers précaires sans même améliorer le sort de tous les habitants de ce pays.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 voir en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=dj9O8_NCnqQ.
2 Rejet dont on peut apprécier la mise en scène cynique par ce gouvernement, pourtant tellement habitué aux 49-3 : ce rejet serait responsable d’une absence de débat !
3 Sources : https://www.ifop.com/publication/letat-desprit-des-francais-les-themes-prioritaires-pour-les-mois-qui-viennent-2/ ou https://www.publicsenat.fr/actualites/politique/sondage-67-des-francais-pensent-que-le-projet-de-loi-immigration-permettra-un-meilleur-controle.
4 Source : https://www.odoxa.fr/sondage/les-francais-soutiennent-le-projet-de-loi-immigration/
5 Référence au livre de Serge Halimi L’opinion ça se travaille, paru chez Agone en 2000 et réédité depuis.
6 Expression utilisée par Jean-Claude Michéa dans son ouvrage Extension du domaine du capital paru chez Albin Michel en 2023.
7 Marlène Benquet et Théo Bourgeron, La finance autoritaire. Vers la fin du néolibéralisme, Raisons d’Agir, 2021.
8 Barbara Stiegler et Christophe Pébarthe, Démocratie ! Manifeste, Editions Le bord de l’eau, 2023.