Un tel film dégage des souvenirs de collégien. Dans la file d’attente bien courte, trop courte, les discussions s’engagent sur le livre dont la lecture était fortement conseillée en classe de 3e, sur la mort d’Albert Camus et le nombre de tués sur les routes de France à l’époque…
Dès le début du film, avec les actualités de l’époque, nous comprenons que, pour la France, l’administration de l’Algérie ne pose pas de problème, que tout va pour le mieux, que la présence coloniale n’est que bienfaits. Les images en noir et blanc ajoutent de la profondeur au récit. Se côtoient, dans les rues d’Alger, les Européens ou Français et les indigènes. Les femmes « indigènes » sont pour la plupart revêtues d’une abaya blanche et le visage caché par un voile d’où seuls émergent les yeux. Rares sont les femmes « musulmanes » à ne pas porter le voile.
D’ailleurs, l’une d’elles entretient une relation avec un Français qui veut la prostituer, ce à quoi elle s’oppose. Des altercations s’en suivent entre le frère et le proxénète. Sans dévoiler la trame, c’est ce qui va être la cause du drame et du meurtre.
Tout le film repose sur une présentation fine de la psychologie de Meursault, qui va commettre l’acte fatal : taciturne, lacunaire dans ses propos, fataliste, sans sentiment apparent. C’est ce que les témoins, lors du procès, vont mettre en relief à propos du décès de sa mère. L’épisode de son incarcération en témoigne. Il est enfermé dans une cellule avec une vingtaine de prisonniers. Lorsque l’un d’eux l’interroge sur les causes de son enfermement, alors que tous sont « indigènes », il dit simplement « j’ai tué un Arabe ». Déjà, le mot « Arabe » en dit long sur la psychologie des colons. Il n’y a que des Arabes, alors qu’il y a également des Berbères, des Kabyles… La nuance, chez les colons, ne semble pas de mise. Cet épisode montre que Meursault ne sait pas ou ne veut pas mentir, même si ses réponses peuvent blesser ou lui porter préjudice. Ses codétenus ne semblent pas s’en émouvoir outre mesure, puisque l’un va lui proposer une natte pour s’allonger.
Le procès indique que le sujet n’est pas le meurtre d’un « Arabe », mais la psychologie de Meursault. Manifestement, il est condamné plus pour son manque d’empathie, son désintérêt des autres, son absence de sentiment qui en fait un être humain « sans âme », que pour le meurtre d’un autre semblable, en l’occurrence un « indigène ».
Un passage du film est emblématique de la pensée d’Albert Camus. Avant son exécution capitale, un prêtre rend visite à Meursault. S’en suit un dialogue où se confrontent deux visions de la mort ou de ce qui suit la mort. Le prêtre essaie de le ramener vers Dieu, de prendre conscience du péché. Meursault, avant de le chasser, exprime son indifférence à la religion et à Dieu, tout en considérant que le décès aboutit à la disparition et de l’âme et du corps. Transparaît en filigrane la trame philosophique camusienne : la théorie de l’absurde. Cette dernière s’exprime par l’absurde, la révolte et l’amour. Le tout se lie aux mythes grecs, dont Sisyphe. Cela conduit à un questionnement sur le sens du monde et de la vie.
Figure emblématique de l’intellectuel, Albert Camus l’incarne en s’attachant à condamner toutes les injustices, tous les régimes de dictature, toutes les atteintes à la liberté.
Ce film est remarquable par sa capacité à nous questionner, à remettre en cause nos certitudes. Il faut le voir et le savourer.
La vraie radicalité n’est pas dans l’excès, mais dans la nuance, la subtilité. C’est ce que nous montre le film et l’œuvre d’Albert Camus.
