Entretien avec Nedjib Sidi Moussa Auteur de Le remplaçant. Journal d’un prof (précaire) de banlieue

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« Célibataire endurci, binational déchu, enseignant précaire, révolutionnaire désenchanté : je déclare être prêt à affronter tous mes adversaires, sur tous les terrains, sans concession » (p. 24).

 

Nedjib Sidi Moussa est un intellectuel rare. Nous avons écrit dans des articles précédents que les néo-antiracistes (racistes et antisémites) et les néo-féministes (partisanes d’un féminisme différentialiste, essentialiste et séparatiste) étaient très souvent issus du monde des « intellectuels précaires », eux-mêmes produits par la massification de l’enseignement supérieur qui a percuté la raréfaction et la précarisation des postes au nom de la raison ordo-libérale européenne. Le plus cocasse est que ces Zorro de pacotille de la « justice sociale » – à entendre au sens de diversitaire et de communautariste et non de lutte anticapitaliste pour une plus grande égalité sociale – sont souvent des petits-bourgeois parisiens et… « blancs ».

 

Comme le faisait remarquer Adolph Reed Jr, dont nous avons traduit et publié deux articles (à retrouver ici : https://www.gaucherepublicaine.org/author/adolph-reed), ces porte-parole du wokisme, ces diplômés déclassés s’arrogent le statut de porte-parole de groupes fictifs, souvent fondés sur des bases ethniques, religieuses et, disons-le, raciales. On a ainsi vu naître une « communauté noire », une « communauté musulmane », en plus d’une « communauté LGBTQIA+ » (quoique travaillée par des dissensions internes, cf. les « TERF »), qui n’ont que la consistance que leur prêtent leurs porte-parole avant tout motivés par leur arrivisme et leur carrière personnelle. Ils remplissent le monde des sciences sociales universitaires, les médias mainstream et le monde artistique. On n’entend qu’eux. Quelques-uns sont bien établis, tels les frères Fassin, qui de façon démagogique, se font les hérauts de ces défenseurs autoproclamés de « minorités » censément être homogène et ne pas être traversées par des intérêts de classe.

 

Cela ne les empêche pas de fréquenter les meilleures universités américaines et leurs « trustees » souvent milliardaires. Le combat contre le néocapitalisme financier et consumériste n’est pas leur problème. Non, leur seul problème est : qui accède aux positions privilégiées dans le cadre d’inégalités qui, à force de se creuser, deviennent abyssales, en plus de saccager la planète ? L’heure aurait sonné : ce sont désormais des « femmes » et des « non-blancs » qui doivent continuer l’entreprise initiée par des « hommes blancs », étant entendu que lesdits « hommes blancs » n’avaient pas d’épouses et de filles qui ont participé aux aventures coloniales ou capitalistes. C’est bien connu. Comment une femme blanche pourrait-elle s’avérer plus cupide ou cruelle que son propriétaire d’esclaves de mari ? L’historiographie a dû halluciner. Plus près de nous, les « furies de Hitler », qui organisaient à l’Est la Shoah par balles où se trouvaient des gardiennes impitoyables de camps, n’ont pas existé. On en veut pour preuve que quelques-unes – pas toutes, tant la dénazification de l’Allemagne fut un échec – ont été condamnées. Encore un sale coup du « patriarcat »…

 

Certains intellectuels se cabrent devant ce cynisme et cette bêtise qui, comme disait Camus, insiste toujours. Nedjib Sidi Moussa est l’un d’entre eux. Dans le prologue de son dernier livre, qu’il est impératif de lire avec celui d’Aurélien Aramini, consacré à son expérience de prof précaire de lycée faute d’avoir fait son trou à l’Université, l’auteur amorce une auto-analyse de ce qu’il vit, à l’évidence comme un échec. L’homme est pourtant brillant et est l’auteur de plusieurs livres. Laissons-lui la parole :

 

« La faute aussi, au désintérêt manifeste de la majorité des enseignants-chercheurs pour les questions relatives à la révolution, au fait colonial et à l’Algérie – à moins d’adopter les paradigmes à la mode et de prêter allégeance à un mandarin. La faute, enfin, aux réactions suscitées dans certains milieux (intellectuels, journalistiques et militants) par mon premier livre, La fabrique du musulman, paru en 2017 aux éditions Libertalia, et qui m’a valu d’être cloué au pilori par ceux qui prétendent – au sein de la « gauche blanche » ou de la mouvance décoloniale –, toute honte bue, détenir la parole légitime sur l’antiracisme, les classes populaires et la question musulmane, sans jamais accepter la moindre contradiction ni opposer d’arguments dignes de ce nom » (p. 9).

 

Il est vrai que Nedjib est un saumon. Il remonte à contre-courant. Issu de l’immigration algérienne, révolutionnaire de gauche, universaliste, opposé à la racialisation de la question sociale, n’ayant pas fréquenté l’aristocratie « ulmienne » ou de Sciences Po, il cumule les handicaps. Pire, il ajoute à son dossier déjà bien chargé une aversion profonde pour la mouvance « décoloniale » ou « indigéniste » et le fait savoir en l’écrivant ! C’est que ce quadragénaire ne manque pas de panache !

 

ReSPUBLICA ne pouvait passer à côté d’un tel parcours et de tels ouvrages. D’où cet entretien.

 

Frédéric Pierru

Frédéric Pierru : Cher Nedjib, je souhaiterais d’abord replacer ton dernier ouvrage, Le remplaçant. Journal d’un prof (précaire) de banlieue(1)L’Echappée, Paris, 2023., dans le cadre de ta biographie personnelle esquissée dans le chapô. Je me trompe peut-être, mais ton ouvrage, passionnant, est empreint d’un certain désenchantement… que l’on ne peut s’empêcher de partager.

Nedjib Sidi Moussa : J’ai tenu mon journal au cours de l’année 2022 qui avait une saveur particulière. En effet, après la sortie du confinement – synonyme pour moi de chômage et d’isolement –, nous avons assisté à la réélection d’Emmanuel Macron et à la commémoration du soixantième anniversaire de l’indépendance algérienne. Sur le plan personnel, cela correspondait à mon entrée dans la quarantaine. Au niveau professionnel, j’étais une nouvelle fois parachuté dans un collège de la banlieue parisienne pour enseigner l’histoire-géographie comme contractuel et, parallèlement à cette activité, j’avais accepté de renouer – temporairement – avec l’université, pour devenir chargé de cours (vacataire) en science politique. Ce fut donc, parallèlement à l’écriture d’un autre livre – Histoire algérienne de la France – et de quelques articles, une période de stimulation intellectuelle, de fatigue et de désenchantement à l’égard d’un petit monde, mais pas de l’humanité, et encore moins des générations montantes.

FP : Dans ton parcours qui t’a amené à devenir un prof précaire, tu évoques, au titre de cause, la réception de ton excellent ouvrage La Fabrique du Musulman, où tu dénonces l’accaparement d’une caste petite-bourgeoise intellectuelle sur l’antiracisme. D’ailleurs, ton dernier ouvrage comporte un chapitre intitulé « on vous fera toujours payer le prix de votre engagement » (p. 83 et s.). Peux-tu nous en dire plus ?

NSM : J’ai soutenu une thèse en science politique à la Sorbonne en décembre 2013. Depuis, je n’ai jamais quitté la condition de travailleur précaire avec son lot de CDD, de chômage (de longue durée), de candidatures vaines, etc. En réalité, j’ai été confronté à plusieurs obstacles dans un milieu dont je ne (re)connaissais pas les codes et les pratiques propres aux couches privilégiées dont je n’étais pas issu en tant qu’enfant d’ouvrier. D’autre part, la chute du nombre de postes offerts au concours a réduit mes chances de pouvoir devenir maître de conférences, d’autant que mes sujets de prédilection ne suscitaient guère l’enthousiasme de la bureaucratie universitaire. Enfin, mes engagements et prises de position m’ont valu d’être mis à l’écart par des enseignants-chercheurs qui partagent mes centres d’intérêt, mais pas mon approche. On ne soulignera jamais assez la violence du microcosme intellectuel – qui, en théorie, promeut le pluralisme – pour les « anomalies statistiques » dans mon genre.

FP : Dans un des premiers chapitres, des élèves te disent : « Ben, quand je vous vois vous faites algérien ». Dans un autre, on te demande « Monsieur, vous êtes de quelle origine ? ». Cela renvoie à l’entretien réalisé avec Aurélien Aramini qui nous disait que les jeunes « racisent » spontanément la question sociale. Que penses-tu des termes de « racisé » ou de « privilège blanc » à l’aune de ton expérience de prof de lycée ?

NSM : Au-delà de la surprise suscitée par ces interpellations, il faut réfléchir à ce que cela signifie pour ces élèves qui, dans leur grande majorité, sont – comme moi – des enfants de prolétaires, d’immigrés et de musulmans. À l’inverse, leurs enseignants présentent rarement toutes ces caractéristiques. C’est peut-être une manière de souligner ce contraste. De plus, c’est une façon de savoir de quel côté de la « barrière » je me situe dans un contexte de tensions générées par les provocations racistes d’Eric Zemmour et consorts, relayées par les médias de masse, amplifiées par les réseaux sociaux… Enfin, c’est un moyen de parler de leur histoire familiale, souvent marquée par l’exil. C’est un âge où l’on construit sa personnalité et cette dimension s’avère cruciale. Quant aux expressions en vogue dans certains milieux, comme « racisé » ou « privilège blanc », elles font davantage partie du problème que de la solution et ne sont, en tout cas, pas employées par mes élèves pourtant victimes de discriminations.

FP : Tu es un anticapitaliste de gauche, comme moi. N’est-ce pas désespérant de constater que nombre d’élèves issus de catégories populaires souhaitent s’enrichir, comme Macron le leur suggère ? Penses-tu que le combat face au capitalisme financier et consumériste est perdu ?

NSM : On peut toujours trouver des raisons de désespérer. Mais aucun combat n’est perdu d’avance. Que des jeunes issus d’un milieu modeste, vivant parfois dans une grande pauvreté, cherchent à quitter leur condition, cela est tout à fait compréhensible. D’autant qu’aucun idéal révolutionnaire saisissable – et même désirable – ne semble à leur portée en raison de la dépolitisation de la société, en particulier dans les zones de relégation sociale. Faute d’alternative collective, la seule issue envisageable reste individuelle, même si cela reste du domaine du fantasme. De fait, la majorité de mes élèves adopte les valeurs promues par notre époque où le capitalisme règne en maître (compétition, pouvoir, richesse, etc.). Les procès en « intégration » n’ont donc pas de sens à cet égard. C’est la classe politico-médiatique – plutôt que les élèves – qu’il faut remettre en cause. Qui leur a tendu la main et comment ? Qui a fait preuve de générosité en contribuant à l’éducation de tous nos enfants ?

FP : Il semble que tu as eu beaucoup de gratifications, symboliques, de la part de tes élèves. Il y a une scène émouvante où une élève vient te dire que tu es son prof préféré. Tu es même désemparé de tant de compliments. Est-ce que ces gratifications peuvent compenser la dégradation du service public de l’enseignement ou, plus personnellement, le sentiment de déclassement d’un brillant intellectuel qui voulait être universitaire ?

NSM : J’ai reçu des témoignages d’estime de la part des collégiens, lycéens et étudiants. Cela n’a sans doute pas grand-chose à voir avec la qualité de mes cours selon les standards en vigueur, mais plutôt avec ce que j’essaie de leur transmettre et le lien que je tisse avec eux, même dans des conditions éprouvantes. Par exemple, en ce moment, je travaille dans deux établissements éloignés (collège et lycée), avec cinq niveaux (de la 6e à la Terminale), sans aucun jour de récupération en semaine. Cela n’a pas empêché une élève de me dire que j’étais le seul professeur à croire en eux, un groupe réputé difficile. Ce qui est exagéré. Mais je crois en eux : je viens du même milieu et je suis resté fidèle à la classe ouvrière. Ils le respectent et l’expriment avec leurs mots. Certes, cela ne compense pas la dégradation du service public, mais tranche avec la calomnie, la jalousie ou la vilenie des privilégiés. Enfin, si j’ai tiré un trait sur l’université française, j’envisage d’offrir mes services ailleurs.

FP : Page 131 et s., tu reviens sur les résultats électoraux « dans les villes où j’ai passé mes meilleures années ». Macron et Le Pen arrivent en tête. Toi qui es un militant de gauche que j’oserais qualifier de « viscéral », n’est-ce pas décourageant ? Question supplémentaire : que penses-tu du virage identitariste de la gauche actuelle ?

NSM : On peut toujours trouver des motifs de découragement, mais l’heure est trop grave pour se complaire dans le défaitisme. Dans le livre, j’évoque mon enfance dans le Nord, plus spécialement à Valenciennes où je suis né même si j’ai vécu dans les localités ouvrières des environs. J’ai assisté à l’implantation du vote FN-RN sur des terres qui furent socialistes ou communistes. L’effondrement des forces censées porter un projet de transformation sociale, la désindustrialisation qui a eu des conséquences terribles (misère, dépendances, etc.), la disparition des lieux de sociabilité comme les cafés, l’installation dans le paysage politico-médiatique des thématiques anxiogènes, etc., tous ces éléments ont contribué à banaliser l’extrême droite dans certains segments des classes laborieuses. Mais la gauche française n’est pas à la hauteur de la situation parce qu’elle n’a ni base solide, ni projet émancipateur, ni stratégie claire. Les délires actuels (opportunistes ou sectaires) s’expliquent ainsi.

FP : Ton épilogue est assez triste. Tu évoques ton premier arrêt-maladie et une sorte d’« escapisme », notamment vers le cinéma. Tu sembles assez désespéré par les nouvelles générations, leur smartphone et leur TikTok, en sus du goût pour l’abaya. Crois-tu que la partie est terminée pour les militants de la République sociale ?

NSM : La fatigue était compréhensible au regard de mes conditions de travail et de l’état de la société post-COVID. Cela étant, je suis moins désespéré par les « nouvelles » générations que par la façon dont les « anciennes » les maltraitent. Car ce sont les adultes qui conçoivent et offrent les smartphones aux enfants, au détriment de leur santé. Cela vaut pour l’abaya, même si je tiens à indiquer que cette polémique de rentrée – avant les drames du Proche-Orient et d’Arras – ne nous a pas rendu service. Il s’agit d’un phénomène que j’ai pu observer, mais qui reste marginal dans les établissements publics du ghetto français où les couples se donnent la main sous les tables. Preuve qu’il n’y a pas que de l’obscurantisme et de la violence dans les territoires « abandonnés » de la République : il y a aussi de l’amour et des rires. Encore faut-il y être sensible… La froide cruauté qui s’est exprimée après les morts de Nahel et Thomas m’inquiète. Dans cette période indécente, cela n’annonce rien de bon.

FP : Dans ses recherches, Aurélien Aramini nous a dit qu’une prof lui avait confié que « l’École ne peut arrêter les hurlements de la société ». Qu’est-ce que ce propos t’inspire ?

NSM : Je n’aurais pas dit les choses autrement. Loin d’être un sanctuaire hermétique aux pressions de toutes sortes, l’école publique – du moins celle dans laquelle j’enseigne depuis bientôt trois ans – reproduit les divisions de la société, ses inégalités et ses hiérarchies. C’est valable tant pour les personnels que pour les premiers concernés, à savoir les élèves défavorisés qui le ressentent dans leur chair. L’année dernière, en géographie, des élèves de seconde – qui faisaient partie d’un groupe peu studieux – se sont passionnés pour une étude de cas sur la ségrégation scolaire. Même les moins loquaces avaient des choses à dire sur un sujet qui leur paraissait aussi familier que révélateur d’une injustice criante. Si tous mes élèves ne sont pas des anges, je refuse toutefois d’entériner les discours qui cherchent à les diaboliser pour mieux justifier leur marginalisation. La passivité des adultes qui règlent hypocritement leurs comptes sur le dos de l’école publique se paiera très cher.

FP : Merci beaucoup Nedjib. J’ajoute : on a besoin de gens comme toi.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 L’Echappée, Paris, 2023.