LA GAUCHE N’EST PAS WOKE

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Ce livre de Susan Neiman (collection Climats des éditions Flammarion, 22 euros) est paru en France en septembre 2024 et traite de l’idéologie woke qui est, improprement ou par abus de langage, qualifiée de gauche. Il s’agit d’un livre important pour notre camp, à acheter et lire sans attendre.

Susan Neiman est une universitaire étatsunienne qui a enseigné à Yale et Tel-Aviv. Elle travaille actuellement à Potsdam. Ce livre fait suite à une conférence faite à l’université de Cambridge en 2022. Ce livre a connu des difficultés pour être édité en France. Le précédent éditeur des ouvrages de Susan Neiman étant réticent à publier un ouvrage critique envers le « wokisme ».

La philosophe étatsunienne, spécialiste des Lumières, écrit un livre manifeste pour donner des armes intellectuelles à la gauche universaliste, éprise de justice et de progrès. Dans cette recension nous allons citer plusieurs extraits de ce livre. Ces extraits sont soit de Susan Neiman, soit des citations qu’elle utilise pour étayer son propos.

Dès le premier chapitre, elle rend justice aux penseurs des Lumières sur la question du colonialisme. Sans pour autant évacuer les critiques des hommes de cette époque qui sont complètement passés à côté du sexisme.

Rendre les penseurs des Lumières coupables de colonialisme est soit une preuve d’ignorance, soit de malhonnêteté. Citons la charge de Kant contre le colonialisme :

Si l’on compare maintenant avec cette conduite inhospitalière des États policés, notamment des États commerçants de notre partie du monde […] L’Amérique, les pays des Nègres(1)Mot à resituer dans son contexte historique., les îles à épices, Le Cap, etc., lorsqu’ils les découvrirent, furent considérés par eux comme n’appartenant à personne, parce qu’ils ne tenaient aucun compte des habitants. […] Dans les Indes orientales (L’Hindoustan), ils introduisirent des troupes étrangères sous prétexte de n’établir que des comptoirs commerciaux, et avec ces troupes on opprima les Indigènes, on provoqua entre divers États de ce pays des guerres considérables et par la suite famines, insurrections, perfidies et toute une litanie de maux, quels qu’ils soient, qui désolent l’humanité. 

Projet de paix perpétuelle, Kant.

Diderot va encore plus loin, puisqu’il appelle les Hottentots(2)Peuple de la région du Cap en Afrique du Sud. à la violence anticoloniale : 

Fuyez, malheureux Hottentots, fuyez ! […] si vous vous en sentez le courage, prenez vos haches, tendez vos arcs, faites pleuvoir sur ces étrangers vos flèches empoisonnées. Puisse-t-il n’en rester aucun pour porter à leurs citoyens la nouvelle de leur désastre. 

Histoire des deux Indes, Diderot.

On pourrait multiplier les citations, relire Candide de Voltaire, etc. Et rappeler aussi que les valeurs universalistes ne sont pas la propriété des Européens. Certains chercheurs(3)David Graeber, anthropologue, et David Wengrow, archéologue, dans Au commencement était. pensent que les penseurs des Lumières eurent des échanges avec des « Indigènes » (le Kandiaronk historique) qui impressionnèrent par leur critique de l’argent, du droit à la propriété et des hiérarchies sociales du XVIe siècle.

Les valeurs des Lumières ne sont pas la propriété de « l’occident », elles sont portées et revendiquées par des militants anticolonialistes comme Amilcar Cabral :

Sans aucun doute, la sous-estimation des valeurs culturelles des peuples africains, prenant appui sur des sentiments racistes et sur l’intention de perpétuer leur exploitation par l’étranger, a fait beaucoup de mal à l’Afrique […] mais l’acceptation aveugle de la culture, sans considérer ce qu’elle a ou peut avoir de négatif, de réactionnaire ou de régressif, ne serait pas moins nuisible à l’Afrique que ne l’a été la sous-estimation raciste de la culture africaine.

La Guinée et les îles du Cap Vert face au colonialisme portugais, Amilcar Cabral, Ed. F. Maspero, 1975.

Ou le philosophe ghanéen Ato Sekyi-Otu :

Accordez à l’Europe le crédit qu’elle mérite, pour avoir trouvé l’expression formelle institutionnelle d’intuitions et de rêves communs à toute l’humanité. Mais n’accordez pas à l’Occident un droit de propriété exclusif. 

Left Universalism, Africacentric Essays, Ato Sekyi-Oto, Ed. Routledge, New York 2019.

Après le chapitre rendant justice à l’universalisme, Susan Neiman rappelle une différence fondamentale entre la gauche et la droite : la lutte pour la justice pour la gauche et la justification permanente du pouvoir pour la droite. Susan Neiman déconstruit les soubassements théoriques du mouvement « woke » : Foucault, Carl Schmitt, la psychologie évolutionniste, etc. Si les critiques de Foucault ont pu ouvrir des pistes de recherche indéniables pour d’autres chercheuses/chercheurs, il en est resté à une forme de nihilisme peu utile pour tenter de changer le monde. Quant à Carl Schmitt, comment ce penseur nazi, comme Heidegger, a-t-il pu devenir une référence d’une partie de la gauche ?

[…] Le passage de Herbert Marcuse à Carl Schmitt, facilité notamment par les thèses de Michel Foucault sur le pouvoir et la domination, s’est révélé extrêmement aisé par une petite, mais importante, partie de l’opinion de gauche en Allemagne, en France et en Italie dans les années 1970. 

“The enemy of Liberalism”, Mark Lilla, The New York Review of books, 15 mai 1997.

La revue de gauche Thelos qui était censée éclairer la gauche américaine – « mal informée »(4)Selon son fondateur. – a publié 107 articles explicitement consacrés à Carl Schmitt (de 1984 à 2020). Cette revue, dont l’influence semble avoir diminué, prenait très au sérieux les critiques du libéralisme de Carl Schmitt, qui n’a jamais renié son passé nazi.

Susan Neiman rappelle la justesse des luttes contre les discriminations, mais elle démontre que le « wokisme » n’est pas de gauche, car il ne remet pas en cause le pouvoir : il revendique juste une redistribution des pouvoirs vers des groupes essentialisés, sans remettre en cause le capitalisme.

Susan Neiman rappelle les fondements de la gauche : universalisme, justice, progrès et espoir. Autant de boussoles pour combattre quotidiennement la montée de l’extrême droite. J’insisterai beaucoup sur la nécessité de reconstruire un espoir collectif, qui devrait être la priorité des organisations politiques, syndicales, associatives de gauche, au lieu du triste spectacle actuel.

Mais si le « wokisme » a eu un indéniable succès, c’est aussi parce que, pendant longtemps, le mouvement social n’a intégré les luttes contre toutes les oppressions que de façon très minoritaire.

Il ne s’agit pas de se leurrer, mais de mesurer les progrès sociaux et tous les combats qui restent à mener dans une perspective universelle. Mais si le « wokisme » a eu un indéniable succès, c’est aussi parce que, pendant longtemps, le mouvement social n’a intégré les luttes contre toutes les oppressions que de façon très minoritaire.

Notre rôle ne peut pas être de joindre nos critiques du wokisme aux âneries de la droite et de l’extrême droite, mais d’intégrer la lutte contre les oppressions dans un cadre universaliste et « lutte de classes ». Renoncer à cette grille de lecture, c’est se comporter en commentateurs cyniques de notre temps et renoncer à toute forme de lutte, même partielle, contre le capitalisme. C’est favoriser, de fait, les régressions identitaires et capitalistes qui prolifèrent aux « quatre coins » de la planète.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Mot à resituer dans son contexte historique.
2 Peuple de la région du Cap en Afrique du Sud.
3 David Graeber, anthropologue, et David Wengrow, archéologue, dans Au commencement était.
4 Selon son fondateur.