La gratuité des transports en commun : une idée payante

You are currently viewing La gratuité des transports en commun : une idée payante

L’Association populaire citoyenne de Mulhouse a organisé un débat(1)Au cinéma Bel Air, le 8 juin 2023. sur le thème de la gratuité des transports en commun. Ce moment d’échanges a été précédé par la projection d’un documentaire réalisé par une équipe de France 3 suivie d’une introduction de l’intervenante Julie Calnibaloski(2)Le titre de l’article est celui d’un ouvrage de Julie Calnibaloski, animatrice du Comité scientifique de l’Observatoire des villes du transport gratuit. au moyen d’un diaporama (powerpoint pour les adeptes du franglais…). Plusieurs mises en œuvre de ce principe de gratuité sont exposées :

Châteauroux : Il en ressort de la controverse « pour ou contre la gratuité » que l’intérêt public doit être porté par la collectivité. L’un des avantages de la gratuité est la réponse à la demande de justice sociale, notamment envers les personnes âgées en situation de précarité ou envers les familles monoparentales souvent vulnérables. Le responsable interrogé indique que la part des usagers dans le financement global était de 14 %, que le patronat y trouve son intérêt et est attiré par le système de la gratuité. Finalement, la gratuité représente un atout important pour développer des activités industrielles marchandes. Sa mise en œuvre a coûté à la société de transport 100 000 € sans perte d’emplois. La fréquentation a cru de 80 % dont 1/3 pour se rendre au travail et 1/3 pour accéder aux commerces. Elle a permis d’écarter les abonnements et de supprimer les tarifs sociaux qui exigeaient de se déclarer en difficulté pour y avoir droit. Ce faisant, la gratuité gomme toute discrimination. Le lien social se trouve renforcé par la facilité accrue des déplacements. Ce système répond à la problématique de celles et ceux qui sont démunis en termes de moyen de déplacement et qui resteraient de fait des « captifs » comme s’ils étaient assignés à résidence. Il est évoqué le « favorable, mais… » d’un rapport du Sénat sur cette question qui « estime la mise en place intéressante, mais que ce n’est pas une fin en soi ».

Dunkerque : C’est le plus grand réseau de transports en commun gratuit. La mise en place de la gratuité a amené une hausse de 65 % de la fréquentation en semaine et de 125 % en fin de semaine (week-end pour les adeptes du franglais). 24 % des habitants ont déclaré avoir abandonné leur voiture. En termes de tranquillité dans les bus, le bilan indique une réduction impressionnante de l’agressivité de certains usagers envers les conducteurs. Cela s’explique en partie par la disparition de l’argent. Les conducteurs n’ont plus de caisse, n’ont plus à gérer la vente de tickets et se sentent beaucoup plus sereins. En termes de désavantages et d’avantages, c’est ce dernier point qui l’emporte de loin. D’un côté, cela a coûté près de 6 millions d’€ pour notamment augmenter l’offre (fréquences améliorées, extension du réseau vers le périurbain). L’édile interrogé affirme que c’est une question de choix budgétaire et cite le fait que Dunkerque a renoncé à investir dans une « agora » pour promouvoir la gratuité ; il ne regrette pas ce choix. D’un autre côté, la convivialité, les rencontres s’en trouvent renforcées en comparaison à la voiture où chacun et chacune est isolé.

Luxembourg : Le duché a étendu la gratuité des transports en commun à l’ensemble du pays, y compris pour les nombreux travailleurs frontaliers allemands et français. L’édile, quand on lui rétorque que le PIB du Luxembourg par habitant est très supérieur à celui de la France, avance le chiffre de dépense par Luxembourgeois de 600 € contre 40 € en France alors que le PIB de son pays n’est pas 10 fois supérieur à celui de la France.

Que faut-il retenir de ces exemples ?

Toutes ces expériences montrent des exemples d’écologie non punitive et indiquent qu’il faut inciter pour donner envie de délaisser la voiture et non contraindre. Le point important est d’éviter la fracture géographique en reliant les zones périphériques éloignées des centres-villes et les zones rurales qui ne doivent pas être abandonnées.

Le diaporama de Julie Calnibaloski : types de gratuités et clichés contre la gratuité

Elle introduit son propos par une évocation historique de la gratuité et la fait remonter à 1826(3)En 1826, Stanislas Baudry, entrepreneur qui, à partir de « pompes à feu », lance les bains à vapeur. Pour attirer la clientèle, il lance une ligne gratuite de diligence du centre de Nantes aux bains. Puis la ligne, du fait qu’elle n’était pas utilisée exclusivement pour se rendre aux bains, devient indépendante de l’activité et payante.. La gratuité se décline en gratuité totale (universelle ?) sans condition et gratuité partielle selon des critères comme l’âge, le niveau de revenu… 43 villes mettent déjà en œuvre la gratuité totale. C’est un système transpartisan : 18 villes sont gérées par la gauche, 18 villes par la droite et 7 par le centre. Elle fait remarquer qu’aucune de ces villes n’est dirigée par une municipalité écologiste. Elle insiste sur le fait que la gratuité influe fortement sur l’organisation même des transports.

Premier cliché : « Rien n’est jamais gratuit. »(4)L’origine vient d’un restaurateur qui offrait des repas gratuits. Ils étaient tellement salés que les consommateurs buvaient beaucoup de bières. C’est ainsi que le restaurateur se rattrapait largement grâce au prix des boissons.

De fait, même dans les systèmes payants, l’usager ne paie jamais l’investissement. Sa part revient à 14 % en moyenne du coût global, investissement et fonctionnement. Il est relativement facile de transférer à la collectivité 14 % du coût financé par les usagers.

Deuxième cliché : « Avec la gratuité, c’est la qualité du réseau qui se dégrade. »

Il n’y aurait plus d’argent pour améliorer le réseau. De fait, la gratuité, pour atteindre ses objectifs de hausse de la fréquentation, doit s’accompagner d’une hausse de la qualité. C’est ce qui a été réalisé à Aubagne, Dunkerque, Gap… Ainsi, à Dunkerque, le temps d’attente pour un bus qui était d’une demi-heure est descendu à 10 minutes grâce à l’investissement dans des voies dédiées aux transports en commun.

Troisième cliché : « Ce n’est possible que dans les petites villes. »

Le Luxembourg, Dunkerque montrent que cela fonctionne bien également dans les grandes agglomérations.

Quatrième cliché : « La gratuité conduirait à un manque de respect du service et des infrastructures. »

Le documentaire, par la voie d’un conducteur sollicité, indique le contraire. Ce serait plutôt source de plus de sociabilité avec des usagers plus souriants, moins stressés. De plus, l’augmentation de la fréquentation associée à une diversité sociologique accrue des usagers est un frein efficace aux comportements inciviques, car celles et ceux qui seraient susceptibles de se laisser à des actes non vertueux sont « sous le regard des autres ».

Débats et échanges instructifs et fructueux

Le ressentiment qui pourrait naître entre celles et ceux qui paient plein pot les tickets de transport et celles et ceux qui bénéficient de la gratuité ou de tarifs réduits dits « sociaux » (chômeurs, étudiants, collégiens, personnes âgées…) devrait disparaître avec la gratuité universelle qui loge tout le monde à la même enseigne. La passion triste qu’est la jalousie est asséchée.

Si le nombre d’usagers de la voiture individuelle, électrique ou thermique, diminue, cela devrait dégager de l’espace jusque-là dévolu aux stationnements pour créer des espaces verts et des puits de carbone qui permettraient de rafraîchir l’atmosphère des villes en période caniculaire.

La gratuité est aussi une opportunité pour redonner force à la notion de bien commun. La question de la délégation de service public confiée à des compagnies privées est posée.

Une problématique locale est soulevée : celle de désengorger la vallée de Thann, véritable goulet d’étranglement, constamment lieu de « bouchons » qui allongent les temps de déplacements et produisent un accroissement de la pollution.

Des élus d’opposition de M2A(5)Mulhouse Alsace Agglomération, nom de la communauté d’agglomération. reprochent la fin de non-recevoir aux propositions de gratuité qui inclurait la périphérie. Ils rappellent que la gratuité coûterait 11 millions d’€, soit les 15 % financés par les usagers. Il faut cependant rappeler que la hausse de la fréquentation ne tient pas qu’à la gratuité, mais à l’amélioration du réseau. Cela signifie qu’il faudrait sans doute plus que 11 millions d’€, notamment en investissement.

La question du financement est abordée sous l’angle de la dette publique qui limiterait les capacités d’investissement, voire empêcherait la mise en place d’un service public de transport en commun haut de gamme. Cette dette publique souvent opposée aux partisans de services publics de qualité pourrait être écartée par un « moratoire sur son remboursement ».

Que conclure ? Transports en commun gratuits, justice sociale, laïcité mêmes combats

Concernant la gratuité qui n’existe pas, car quelqu’un paie toujours, soit la collectivité, soit l’usager, soit les deux, il faut préciser que c’est l’usage qui est gratuit et que la collectivité finance au travers de la taxe sur les transports et des recettes issues des impôts. Ainsi, quelle que soit la situation de fortune des uns et des autres, l’accès n’est pas obéré par des questions de niveau de revenu ou d’absence de revenu.

Nous pouvons établir un parallèle avec l’école publique, gratuite et laïque instaurée dans les années 1880. La majorité des législateurs de l’époque a estimé qu’il était de l’intérêt général et national de sortir tous les jeunes gens de l’état de dépendance que peut constituer, parfois, le conditionnement familial (pas dans toutes les familles fort heureusement) ou le conditionnement dans certains quartiers où dominent des intégrismes et obscurantismes divers, de sortir tous les jeunes gens de l’état d’ignorance. Il y allait de la pérennité du régime républicain qui a besoin de citoyens libres, conscients et éclairés.

Si l’on considère que la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre est une question fondamentale, si l’on considère qu’il y va de l’équité sociale, alors la gratuité financée par les collectivités à tous les niveaux de la commune au plus haut sommet de l’État s’impose.

Si l’on considère que la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre – l’une des sources du dérèglement climatique – est une question fondamentale, si l’on considère qu’il y va de l’équité sociale, alors la gratuité financée par les collectivités à tous les niveaux de la commune au plus haut sommet de l’État s’impose. Elle s’impose en tant que mesure indispensable pour préserver les grands équilibres écologiques planétaires autant que locaux et en tant que mesure de justice sociale.

Que vient faire la laïcité là-dedans direz-vous ?

L’un des principes laïques parmi d’autres déjà abordés dans les colonnes de ReSPUBLICA est que la puissance publique doit consacrer en priorité l’essentiel de ses dépenses d’investissement et de fonctionnement au bien commun. Les transports publics en commun(6)Cf. Le précédent article de Bernard Teper sur le fret SNCF menacé de dissolution., au même titre que la santé publique, la justice, l’école publique, la tranquillité publique, la gestion de l’eau et des déchets, la distribution du courrier… doivent être accessibles à toutes et tous sans considération de fortune. Ils doivent être gérés directement en régie locale ou nationale pour satisfaire en priorité les usagers et non pas nourrir les appétits financiers des compagnies privées auxquelles auraient été confiés à tort ces services.

Ce qui fera le progrès de l’humanité, une fois établie une certaine équité entre tous les êtres humains en matière de biens matériels indispensables, ce ne sera pas « plus de biens », mais « plus de liens » ou « mieux de liens ». Les transports publics en commun gratuits en sont un des moyens.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Au cinéma Bel Air, le 8 juin 2023.
2 Le titre de l’article est celui d’un ouvrage de Julie Calnibaloski, animatrice du Comité scientifique de l’Observatoire des villes du transport gratuit.
3 En 1826, Stanislas Baudry, entrepreneur qui, à partir de « pompes à feu », lance les bains à vapeur. Pour attirer la clientèle, il lance une ligne gratuite de diligence du centre de Nantes aux bains. Puis la ligne, du fait qu’elle n’était pas utilisée exclusivement pour se rendre aux bains, devient indépendante de l’activité et payante.
4 L’origine vient d’un restaurateur qui offrait des repas gratuits. Ils étaient tellement salés que les consommateurs buvaient beaucoup de bières. C’est ainsi que le restaurateur se rattrapait largement grâce au prix des boissons.
5 Mulhouse Alsace Agglomération, nom de la communauté d’agglomération.
6 Cf. Le précédent article de Bernard Teper sur le fret SNCF menacé de dissolution.