Nouvelle-Calédonie ou l’incapacité de la France et des Français de penser et d’agir pour une République sociale d’une part et pour la décolonisation d’autre part

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Le XXIe siècle devient un calvaire pour la France des Lumières et les Français. Son néocolonialisme fait que la France est éjectée de l’Afrique tant économiquement que militairement (Mali, Burkina Faso, Niger), sans compter le Sénégal. Son incapacité de penser une République sociale nous a conduits à deux mouvements sociaux uniques dans le monde développé : la révolte des Gilets jaunes et un mécontentement maximal au moment du mouvement des retraites. Ces deux mouvements sociaux ont déconnecté la France des pays démocratiques, si l’on considère que la démocratie est définie par les quatre conditions de Condorcet : selon lui, le peuple doit exercer directement le pouvoir au moins pour les textes principaux :

« Je n’ai eu depuis quatre ans ni une idée ni un sentiment qui n’ait eu pour objet la liberté de mon pays. Je périrai comme Socrate et Sidney pour l’avoir servi, sans jamais n’avoir été ni l’instrument ni la dupe, sans avoir jamais voulu partager les intrigues ou les fureurs des partis qui l’ont déchiré. J’ai soutenu le droit du peuple de ratifier expressément au moins les lois constitutionnelles et la possibilité qu’il l’exerçât, la nécessité du mode de révision régulier et paisible de réformer ces mêmes lois ; enfin l’unité entière du corps législatif. Vérités qui, alors peu répandues, avaient encore besoin d’être développées ». (Condorcet, Fragments, 1794, Œuvres, t. 1, p. 608).

De plus, il estime que dans tout système d’organisation, avant que le suffrage universel intégral puisse trancher, il est nécessaire que le futur votant reçoive la proposition et que cette proposition donne lieu à un débat raisonné. Et en dernier lieu, tout citoyen doit avoir la possibilité d’intervenir avec un droit d’initiative constitutionnel et législatif. Il ajoute que la pierre angulaire de l’édifice d’une République démocratique est que tous les électeurs soient correctement instruits et pas seulement éduqués.

De la République indivisible

Le scandale de Mayotte, département français dans lequel le gouvernement veut instaurer des mesures dérogatoires aux principes de la République, y compris concernant le droit du sol, est exemplaire du danger qui menace l’ensemble du territoire de la République. Le gouvernement souhaite-t-il à terme émettre une dérogation différente pour chacun des territoires français ? Après les errements concernant la Corse(1)Article paru dans ReSPUBLICA., arrive l’épisode de la Nouvelle-Calédonie et là, c’est le pompon. Par les accords de Matignon (1988) et de Nouméa (1998), la France a tenté une nouvelle voie de décolonisation. 36 ans plus tard, c’est un échec. Mais il faut comprendre que cette période de transition ne peut durer qu’un temps et que toutes les dérogations aux principes républicains doivent aboutir à une solution qui évite la guerre civile.

Mais il faut comprendre que cette période de transition ne peut durer qu’un temps et que toutes les dérogations aux principes républicains doivent aboutir à une solution qui évite la guerre civile.

De plus, comme toujours, la question sociale doit entrer dans un processus d’amélioration et l’intégration économique égalitaire doit l’être pour toutes et tous. La France est dirigée depuis 40 ans par la pire espèce des responsables néolibéraux et ordolibéraux de « gôche » et de droite jusqu’à l’apothéose de l’extrême-centre depuis 7 ans. L’avenir probable, s’il n’y a pas un sursaut populaire massif, devient l’union de toutes les droites, extrême-droite comprise, comme dans de nombreux pays européens (Italie, Pays-Bas, Hongrie, Slovaquie, etc.). Les gouvernements français se suivent et ne font que « gagner du temps » en n’effectuant aucune des tâches politiques, économiques et sociales qui permettraient de sortir par le haut des différents écueils pourtant bien connus de tous et de toutes. D’abord, cette affaire néo-calédonienne dure déjà depuis 36 ans ! Période de transition un peu longue, d’autant que l’on est revenu à un épisode de guerre civile il y a à peine deux semaines. Et comme on vient de le voir, nous avons reculé 36 ans en arrière ! L’une des raisons est la légèreté avec laquelle la réforme du corps électoral a été menée sans réel débat au niveau local, légèreté qui a été l’étincelle révélatrice d’une situation latente et explosive.

Géopolitique : les préparatifs de la guerre dans la zone indopacifique s’accélèrent

L’extrême centre macroniste décide en 2021 de déroger à l’esprit des accords de Matignon et de Nouméa en rompant le dialogue avec la partie kanake et en passant en force pour des raisons géopolitiques que nous expliciterons ci-dessous. Résultat : un appel au boycott du FLNKS sur le troisième référendum. Et pendant ce temps-là, la question sociale se détériore en Nouvelle-Calédonie, principalement chez les Kanaks. Le risque de milliers de licenciements des travailleurs du nickel est dans la tête de tous les habitants.

Les accords de Matignon (1988) et de Nouméa (1998) étaient des accords politiques signés pour stabiliser et redéfinir les relations futures entre la France et la Nouvelle-Calédonie. Ils étaient basés sur le consensus et la « neutralité » de l’État français. Ils n’excluaient pas par principe l’indépendance à terme. Ils prévoyaient des référendums (qui ont eu lieu) basés sur un corps électoral stabilisé en 1998. Ils prévoyaient une « gouvernance locale provinciale » importante. 

Mais tout a été bouleversé depuis trois ans, car la France de Macron a changé son fusil d’épaule en ce qui concerne la zone géopolitique indopacifique. Pour des raisons géostratégiques de pré-positionnement guerrier face à la Chine populaire, les États-Unis et l’OTAN considèrent que la France doit rester dans la région du pacifique sud. Localisée en voisinage de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, ce « triangle de défense » étasunien de l’AUKUS du pacifique sud(2)AUKUS (acronyme de l’anglais AustraliaUnited Kingdom et United States) est un accord de coopération militaire tripartite — mais pas formellement une alliance militaire — formé par l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni. Rendu public le 15 septembre 2021, il vise à contrer l’expansionnisme chinois dans l’Indopacifique. doit être renforcé et doit intégrer le plus de pays de l’OTAN possible. Le « Caillou » doit rester un porte-avions éventuel pour un futur conflit contre Pékin.

Dans cette nouvelle conjoncture de préparation à la guerre, l’extrême centre macroniste (et les atlantistes de droite et de « gôche », dont les responsables de la liste PS-Place Publique de Raphaël Glucksmann) et même sur ce point soutenu par le Rassemblement national, ont entrepris sciemment de saboter le dialogue avec les Kanaks en précipitant le troisième référendum en pleine période de coronavirus arrivé en Nouvelle-Calédonie avec beaucoup de retard. Emmanuel Macron a nommé Sonia Backé comme secrétaire d’État d’Elisabeth Borne pour effectuer une véritable provocation pour les indépendantistes. Il a ouvert les listes électorales afin de diminuer le pouvoir local kanak, texte voté à toute allure. Et cerise sur le gâteau, Bruno Le Maire propose un pacte Nickel de reprise française du nickel calédonien, alors que les accords avaient dévolus le pouvoir sur l’industrie du nickel aux Calédoniens(3)Source : l16b2400_proposition-loi.pdf (assemblee-nationale.fr)..

Implications étrangères

Ne négligeons pas le fait que tous les autres impérialismes sont également présents. Le proxy azerbaïdjanais a accueilli le 6 juillet 2023 dans le « Groupe d’initiative de Bakou » (GIB) 14 mouvements politiques luttant pour l’indépendance des dernières « colonies françaises » de Kanaki (Nouvelle-Calédonie), Maohi Nui (Polynésie française), de Guyane française, de Martinique, de Guadeloupe et de Corse qui ont publié une déclaration commune. 

Un pas supplémentaire a été franchi le 18 avril dernier. Une élue du Congrès, le parlement local de Nouvelle-Calédonie, Omayra Naisseline, s’est rendue à Bakou à la tête d’une délégation pour signer un mémorandum établissant des relations bilatérales entre l’archipel et la présidente du parlement azéri. L’archipel de Nouvelle-Calédonie possède 20 à 30 % des réserves mondiales de nickel indispensables pour la construction des batteries électriques. La Chine est sur les rangs. Pour ce faire, deux proches du président indépendantiste FLNKS du Congrès, Roch Wamytan, Karine Shan Fan et Juanito Wamytan, ont créé l’association d’amitié sino-calédonienne. Nous venons d’apprendre que le démarrage de la session parlementaire de Taïwan a commencé par un pugilat au sein du parlement taïwanais. Un nouveau gap de conflictualité est en cours de développement dans la zone indopacifique. Nous reviendrons sur ce sujet ultérieurement.

La restriction du suffrage universel pose de plus en plus de problèmes pour l’avenir

La restriction du suffrage universel pouvait se comprendre pour une période de transition relativement courte, à condition d’arriver à un consensus sur l’avenir de l’Archipel. Mais le statut de transition dure depuis 36 ans. Et quand vous figez un corps électoral, vous entretenez des inégalités croissantes chaque jour un peu plus importantes. Comme personne, à commencer par le gouvernement français, ne veut sortir de l’ambiguïté, la première explosion a eu lieu il y a moins de deux semaines.

Comprenez qu’aujourd’hui il existe trois listes électorales en Nouvelle-Calédonie :

  • d’abord celle qui rassemble tous les citoyens pour voter aux scrutins nationaux,
  • puis une liste électorale restreinte, uniquement pour les référendums d’autodétermination, ouverte exclusivement à ceux qui sont supposés être « intéressés par l’avenir de l’île »,
  • et enfin, une liste électorale encore plus restreinte pour les élections provinciales qui ne sont ouvertes qu’aux électeurs de 1998 et aux fils et filles de ces électeurs, mais pas à la génération qui suit (petit-fils et petite fille et la suite…).

Si cela continue comme cela, le nombre de votants va diminuer et il y a déjà des dizaines de milliers de personnes qui ne peuvent plus voter, alors qu’ils sont résidents français depuis longtemps pour ces référendums, ni pour les élections provinciales, y compris bien sûr des Kanaks eux-mêmes.

Que feraient des partisans d’une République sociale ?

D’abord, conformément au « théorème » de Jean Jaurès, il faut analyser le réel de façon holistique, ce que ne font ni les médias dominants, ni l’extrême-centre, ni la droite, ni l’extrême-droite, ni la gauche néolibérale et pas plus la gauche radicale. Nous avons dans ce court article montré l’étendue des champs à investir : la poursuite du processus de décolonisation, la question sociale, la question du nickel, les problèmes économiques de l’île, la démocratie électorale, les institutions, la géopolitique, les injustices criantes scolaires, les services publics dans l’île. Et tous ces champs sont à soumettre au débat général.

Vu les accords de Matignon et de Nouméa, et vu la radicalisation récente du président Macron, il faut retourner au dialogue en posant tous les champs ci-dessus et esquisser un consensus commun pour l’avenir, y compris sur le champ géopolitique. Cela risque d’être plus difficile qu’en 1988 et 1998, car il faut aujourd’hui en plus un consensus d’avenir sans lequel le « Caillou » sera pris dans les affrontements ultérieurs de la zone indopacifique couplés avec une décolonisation non terminée. La pire des solutions. Car après 36 ans, il est temps de devenir sérieux et ne pas encore tenter de « gagner du temps » ! Il serait préférable de sortir par le haut de cette crise.

Pouvons-nous encore imaginer un avenir de la Nouvelle-Calédonie au sein de la République française ? Pour cela, il est indispensable que la République redevienne solide, fervente et durable en marchant sur ses deux pieds : le pied laïque et le pied social.

Pouvons-nous encore imaginer un avenir de la Nouvelle-Calédonie au sein de la République française ? Pour cela, il est indispensable que la République redevienne solide, fervente et durable en marchant sur ses deux pieds : le pied laïque et le pied social. Une laïcité indifférente à la justice sociale ne peut qu’être bancale et incomplète. Le combat social indifférent à la laïcité ne peut aller au bout de sa logique égalitaire.

L’organisation territoriale de la République indivisible se doit d’inventer, à l’image des principes démocratiques exprimés par Condorcet, une démocratie qui harmonise démocratie directe et démocratie représentative, qui met en avant les avantages des deux systèmes complémentaires, tout en écartant les inconvénients. Mais il faut aussi que le processus de décolonisation aille à son terme et aboutisse au développement d’un universalisme concret (qui ne s’arrête pas à une égalité formelle, mais bien à une égalité concrète, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui).

Il apparaît également indispensable qu’une relance industrielle soit lancée sur l’archipel pour construire une filière aval à l’extraction du nickel qui participe au développement intellectuel et social de l’archipel. Et que dans l’accord sur l’avenir du « caillou », on arrive également à un consensus sur le positionnement géopolitique de l’archipel dans la zone indopacifique. Si la France veut régler le problème néo-calédonien comme ont été traités le mouvement des gilets jaunes ou le mouvement des retraites avec la stratégie du va-t-en-guerre comme a fait le président Macron, et que la zone indopacifique s’embrase, ce qui est probable, nous n’aurons ni République sociale et laïque, ni de processus complet de décolonisation sur l’archipel. À bon entendeur…

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Article paru dans ReSPUBLICA.
2 AUKUS (acronyme de l’anglais AustraliaUnited Kingdom et United States) est un accord de coopération militaire tripartite — mais pas formellement une alliance militaire — formé par l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni. Rendu public le 15 septembre 2021, il vise à contrer l’expansionnisme chinois dans l’Indopacifique.
3 Source : l16b2400_proposition-loi.pdf (assemblee-nationale.fr).