Au-delà de la querelle des égos, la réunification des égaux

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C’est à une analyse pertinente et profonde de la situation de la gauche en Europe et aux États-Unis que nous convie l’auteur. La semaine dernière il s’était intéressé à la lutte entre égos telle qu’elle a été présentée par les éditocrates et les journalistes entre François Ruffin d’un côté et Jean-Luc Mélenchon de l’autre avec un arrière-fond politique : reconquérir les catégories populaires traditionnelles de la gauche, les classes populaires ou poursuivre la ligne terranoviste consistant à segmenter la clientèle électorale entre les femmes, les jeunes éduqués urbains, les racisés (et il faut y mettre des guillemets).

On l’a dit, les deux gauches irréconciliables ont été longtemps d’un côté, la gauche vallsiste, hollandiste puis cazeuneviste et, de l’autre, une gauche radicale anticapitaliste. Depuis, ces deux gauches irréconciliables se sont transformées en deux autres gauches non moins irréconciliables avec d’un côté une gauche que je dirais wokisée ou « identarisée » ou « désocialisée » et qui a longtemps été représentée par Europe Écologie Les Verts (EELV), même si on note une inflexion dans le discours depuis quelques semaines, surtout depuis juillet 2024 avec les scores assez catastrophiques, il faut le dire, d’EELV, notamment aux européennes, son élection de prédilection. Mais cette wokisation de la gauche a gagné aussi la France Insoumise qui est aujourd’hui le principal parti woke, loin, très loin du « populisme de gauche » de 2017, fondé sur un populisme de gauche eurosceptique, en tout cas eurocritique, anticapitaliste, très axé sur les questions écologiques, économiques et sociales et moins sur les combats dits sociétaux, même si évidemment les uns n’empêchent pas les autres. Le combat social ne contredit pas le combat sociétal en faveur de l’égalité femmes-hommes, contre le racisme, contre ce que l’on appelle désormais les LGBT-phobes. Au contraire, ces combats sont complémentaires et il n’y a qu’un woke pour dire le contraire ou, tout simplement, ignorer le combat social. Ma petite identité ne doit pas connaître la crise…

Conflit de personnes à gauche

Cette lutte des deux gauches va être hélas médiatiquement rabattue sur des questions d’égos, de chocs de deux ambitions c’est-à-dire entre deux personnages qui effectivement ont des personnalités surdimensionnées et, d’ailleurs, François Ruffin ne fait pas mystère d’une certaine mégalomanie dans son ouvrage – au moins il est sincère sur ce point. Nous risquons donc d’avoir effectivement une réduction du débat à gauche entre deux personnalités, une historique ancrée depuis longtemps dans le paysage politique, Jean-Luc Mélenchon, et un outsider François Ruffin qui a toujours été un électron libre à la ‘rance Insoumise, même s’il a appartenu au groupe parlementaire et qu’il vient de quitter LFI avec d’autres purgés. Je pense ici évidemment à Alexis Corbière, Danièle Simonnet, Raquel Garrido, Henrik Davi, Clémentine Autain.

Gauche sociétale vs gauche sociale

Il me semble que l’analyse de sociologie politique un tantinet sérieuse ne peut pas se contenter d’une lecture journalistique et personnalisante – la fameuse « horse race politics », la politique des petits chevaux – de cette actualité de la gauche. En réalité les gauches qu’elles soient européennes ou américaines sont travaillées au sens de tectonique des plaques entre deux pôles qui ne sont plus les pôles d’antan. À la distinction classique entre la gauche d’accompagnement du capitalisme et la gauche anticapitaliste se substitue celle entre le « néolibéralisme progressiste », c’est-à-dire celle qui place sa radicalité dans le sociétal – identitaire, et une gauche qui ne renonce pas à reconquérir les classes populaires, rien que les classes populaires, mais toutes les catégories populaires. C’est comme le dit Ruffin en disant qu’il faut réconcilier la gauche et les catégories populaires des bourgs et des tours.

Or, entre cette gauche terranovisée et puis la gauche Ruffin, il semble que le divorce soit consommé. Toutefois l’essentiel n’est pas là : la France réfracte des clivages profonds au sein des gauches occidentales. C’est à cette rapide mise en perspective à laquelle voudrait se consacrer ce billet.

Ce que révèlent les élections allemandes : Le Monde diplomatique vs Mediapart

Prenons un exemple issu du courrier des lecteurs du Monde Diplomatique d’octobre 2024 à la suite de la parution d’un article sur lequel je vais revenir concernant les succès électoraux de Sarah Wagenknecht. Cet abonné est un peu outré du traitement plutôt positif de cette incarnation d’une « gauche conservatrice », indignation qu’il exprime de façon complètement wokisée, employant l’esprit de gramophone que raillait Orwell. C’est un peu comme si un abonné de Mediapart, organe journalistique woke de référence, lisait un mensuel qui reste campé sur une posture de gauche sociale et c’est en cela que c’est intéressant, les deux journaux occupant des positions polaires dans l’espace journalistique.

Alors écrit ce lecteur, « votre ligne défend une vision fantasmée, les pauvres petits blancs ouvriers » – « pauvres petits blancs » ouvriers est une expression particulièrement méprisante, typiquement woke, le paradoxe étant que la plupart des wokes sont… Blancs, mais pas « petits » – qui seraient le véritable prolétariat [prête ?] à oublier la gauche progressiste. Si un débat se pose, certes sur la manière de s’adresser à certaines franges des classes populaires, cette position me semble aller à l’encontre d’un ensemble de travaux au sein des sciences sociales. » Nous voyons bien ici comment le wokisme dans les sciences sociales a débordé les facs et est devenu ce qu’appelle Yascha Mounk, une synthèse identitaire qu’il juge « dégradée » (déjà que l’originale n’était pas brillante). On en a ici un magnifique exemple.

Je continue : « d’abord vous faites preuve d’une “blanchité méthodologique (???) – j’adore à chaque fois l’usage des guillemets, tant le wokisme est un sabir incompréhensible par 90 % des gens – en portant une vision réifiée des classes populaires, en leur prêtant soit des positions réactionnaires qu’elles n’ont pas nécessairement, soit en excluant les personnes racisées ». Le mot passe partout, le mot marqueur, le mot totem du wokisme est enfin prononcé, on l’attendait avec impatience : « racisé ». « Vous occultez ainsi à la fois la prégnance des rapports de race au sein des sociétés occidentales, mais également les transformations structurelles des classes populaires. »

Je termine : « Au final, cette non-reconnaissance dans l’articulation de l’ensemble des rapports de domination, entre races, classe, genre vous fait une fois de plus, hélas [apparemment ce lecteur est insatisfait depuis un moment de la ligne du Diplo] sombrer dans des positions réactionnaires et, entre parenthèses, surtout non-radicales. »

Ce courrier est un condensé des politiques d’identité : on y retrouve, même entre guillemets, tous les mots marqueurs de la tribu, les syntagmes(1)Un syntagme est une combinaison de deux ou plusieurs unités linguistiques qui forment une unité dans une organisation hiérarchisée. « race, classe et genre », articulation au lieu d’intersectionnalité… Et, bien entendu, pour finir, l’accusation fatale : vous êtes des réactionnaires, car vous n’êtes pas radicaux comme nous (au passage, conservatisme et réaction ne sont politiquement pas synonymes).

Ce que nous dit la gauche allemande

Toutefois, ce courrier est d’autant plus est intéressant qu’il fait écho à un article du Monde Diplomatique du mois précédent consacré à Sarah Wagenknecht, dissidente de Die Linke, laquelle veut renouer avec une gauche que l’on pourrait dire « populaire », c’est-à-dire une gauche qui se définit d’abord par les enjeux sociaux, la question sociale, la question des bas salaires, des basses retraites, mais aussi une remise en cause de l’Union européenne, et de sa vassalisation à l’OTAN, et celle du thème de l’immigration(2)Pierre Rimbert, Peter Wahl,« Une nouvelle “gauche conservatrice” bouscule le jeu politique allemand », Le Monde Diplomatique, septembre 2024 ; lire aussi Ingar Solty, « Opposition à l’OTAN et « alliance antimonopoliste » : le pari de Sarah Wagenknecht », LVSL, 25 septembre 2024.. Elle a connu des succès électoraux notables lors des dernières élections allemandes alors que « Die Linke » s’effondrait. Rappelons que « Die Linke » d’Oskar Lafontaine fut l’inspiratrice de la création du Parti de gauche en 2008. Je n’ai pas compris cette expression de « gauche conservatrice » dont, apparemment, elle se revendique. Il me semble qu’elle donne le bâton pour se faire battre. Pour le reste, Wagenknecht et son parti ne sont pas très loin du « populisme de gauche » de LFI de 2017. On n’y débattait pas toute la journée de la « transphobie », mais plutôt de comment mettre en place une politique de gauche dans un cadre européen ordolibéral de droite. Et ça n’a pas raté : LFI fut comparée au RN de Philippot et de son virage social et eurosceptique comme Wagenknecht aujourd’hui, accusée de lorgner du côté de l’AFD. Comme un écho sept ans après dans un autre pays.

Période de basses eaux pour la gauche de rupture

2008-2017 fut l’acmé du populisme de gauche. Après la crise financière de 2008, avec les mouvements comme Occupy Wall Street, Podemos, Syriza. S’en est suivie la phase austéritaire que nous connaissons à nouveau aujourd’hui. On se demandait, dans un moment d’effervescence intellectuelle dans et autour de la gauche, s’il était encore possible de faire une politique de gauche, d’une gauche de rupture, pas une gauche d’accompagnement dite sociale-démocrate, comme se plaisent à le dire les éditocrates, dans le cadre ordo-libéral européen inféodé aux États-Unis. La défaite en rase campagne de Tsipras a sonné le glas de cette possible réorientation de la (dé)construction européenne. Podemos a renoncé à son eurocriticisme et s’est vautré dans le wokisme avant de devenir un groupuscule phagocyté par un ex du… Parti communiste.

Il suffit pour s’en convaincre de regarder les résultats de 2024 : les retraités, de plus en plus nombreux et qui s’appauvrissent, votent massivement à droite, les classes populaires qui souffrent dans leur vie quotidienne des politiques ordolibérales votent RN ou s’abstiennent, les CSP + à fort capital économique vote Philippe ou Macron. Même les femmes votent plus que les hommes, et plus RN que ces derniers ! Restent les bobos éduqués des métropoles(3)Voir l’analyse fouillée du site ELUCID : https://elucid.media/analyse-graphique/legislatives-2024-la-farce-democratique-continue On ne gagne pas une élection avec ça, tout universitaire qu’ils soient. D’autant plus que la France n’a jamais été autant « libéral culturellement » qu’aujourd’hui(4)Vincent Tiberj, La droitisation de la France. Mythes et réalité, Paris, PUF, 2024.. On abandonne tous ces retraités et CSP – Monsieur Mélenchon ? Cela fait du monde ! Alors il reste les « racisés » : mais si vous avez fait un score stalinien dans les « quartiers » c’est sur fond de faible participation, comme on l’a encore constaté en 2024. Et encore, pensez-vous que tous les « racisés » votent à gauche ?

Qu’en est-il aux États-Unis ?

Faisons un détour par les États-Unis. Certes les Afro-américains votent massivement démocrate. Mais la bourgeoisie afro-américaine vote pour l’aile droitière du parti démocrate et s’oppose à toute politique de redistribution. Ils ne se sentent pas « racisés », ils se sentent bourgeois, avec des intérêts de bourgeois. C’est encore plus évident avec les autres « minorités »(5)Pour une revue de littérature récente, lire Nedjib Sidi Moussa,« Contre le racisme et son monde », A Contretemps, septembre 2024.. Là encore, les sondages récents pour l’élection américaine montrent une opposition entre des CSP –, peu diplômés et perdants de la mondialisation et les CSP + des métropoles riches. Mais il n’aura pas échappé au lecteur que les États-Unis ont un système bipartite pas tripartite comme le nôtre… Dans notre pays, le RN bouffe la laine sur le dos de la gauche populaire. C’est ce que documente et détaille Ruffin dans son dernier livre. Partant, pas besoin d’avoir fait X pour dire que le « bloc des droites » va l’emporter en 2027 et haut la main : on aura le choix entre Philippe et Le Pen.

Tant est si bien que Harris a renoncé au wokisme, critiquée doublement par la gauche républicaine et la gauche socialo-marxiste : « Votez pour moi parce que je suis une femme (très peu) noire ». Cela ne fonctionne plus. Elle a composé un ticket avec un colistier, Walz, dont la mission est d’aller sauver ce qui peut l’être dans la Rust Belt(6)La Rust Belt est le surnom d’une région industrielle du nord-est des États-Unis, marquée par le déclin des industries lourdes. – où se situent nombre de swing states(7)Les swing states sont des États où aucun des deux grands partis américains, le Parti démocrate et le Parti républicain, ne gagne systématiquement. – d’où sort Vance, le colistier de Trump, issu de la misère noire et auteur d’un best-seller, Hillbilly Elégie, dont je recommande la lecture à tout le monde pour comprendre y compris la situation française. Même Obama, inspirateur involontaire de la note Terra Nova, a dit qu’il fallait en finir avec le wokisme… Il faut dire que quand on a comme héritier Trump, cela rend modeste.

La situation en Europe : bras de fer avec Bruxelles comme alternative

Revenons en Europe. Yanis Varoufakis, ex-ministre de l’Économie démissionnaire de Tsipras, jadis européiste en diable, jusqu’à croire à une Europe démocratique et sociale, fait une tournée en France pour vendre son dernier livre. L’entendez-vous parler de wokisme ? Non. Son constat est bien plus profond : il a cru à la possibilité de réorienter l’UE et il n’y croit plus. Lui a lu le rapport Draghi, qui est une horreur de 300 pages, antisociale, antiécolo, probusiness et pour cause : c’est presque du copier-coller des deux principales organisations patronales européennes. Son alternative est infernale : la Grèce a servi de rat de laboratoire pour la France. Maintenant, on y est. « Soit les politiciens français entament un bras de fer avec Bruxelles, soit le pays va connaître le destin de la Grèce ».

On aurait pu parler de la gauche suédoise où le Parti de Gauche, anticapitaliste, qui milite pour une réorientation substantielle de l’UE et la mise à distance de l’OTAN au profit d’une ouverture vers le « Sud Global » a fait une percée(8)Euractiv, « En Suède la gauche bat l’extrême droite et les libéraux frôlent la catastrophe », 2024..

Il est temps pour la gauche de revenir à ses fondamentaux.

Il est temps pour la gauche de revenir à ses fondamentaux. L’immigration arrive au sixième rang des préoccupations des Français n’en déplaise aux chaînes d’info continue. Les gens veulent vivre dignement, décemment. Ils veulent remplir leur frigo. Ils veulent une éducation de qualité pour leurs enfants. Ils veulent un accès aux soins. Ils veulent des services publics. Ils veulent pouvoir se déplacer. Comme le disait le candidat Mélenchon en 2017 : « il faut sécuriser la vie des petites gens ».

Donc non, cher abonné du Monde Diplomatique : vous n’êtes pas radical du tout. Vous accompagnez culturellement le capitalisme néolibéral en détournant l’attention sur des sujets accessoires, comme les VRAIES sciences sociales le montrent. Cela n’est pas être « radical » c’est être un néolibéral progressiste, soit une « alliance réelle et puissante de deux compagnons de lit improbables : d’un côté les courants libéraux dominants des nouveaux mouvements sociaux (féminisme non universaliste, antiracisme identitaire, multiculturalisme essentialisant, écologisme et droits des LGBTQ) ; de l’autre, les secteurs « symboliques » et financiers les plus dynamiques et les plus haut de gamme de l’économie américaine (Wall Street, Silicon et Hollywood »). » Savez-vous à qui nous devons cette définition lumineuse ? À Nancy Fraser, universitaire américaine de gauche et féministe. Une réactionnaire certainement. Encore une. Décidément(9)Nancy Fraser, « Du néolibéralisme progressiste à Trump et au-delà », American Affairs, 20 novembre 2017..

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Un syntagme est une combinaison de deux ou plusieurs unités linguistiques qui forment une unité dans une organisation hiérarchisée.
2 Pierre Rimbert, Peter Wahl,« Une nouvelle “gauche conservatrice” bouscule le jeu politique allemand », Le Monde Diplomatique, septembre 2024 ; lire aussi Ingar Solty, « Opposition à l’OTAN et « alliance antimonopoliste » : le pari de Sarah Wagenknecht », LVSL, 25 septembre 2024.
3 Voir l’analyse fouillée du site ELUCID : https://elucid.media/analyse-graphique/legislatives-2024-la-farce-democratique-continue
4 Vincent Tiberj, La droitisation de la France. Mythes et réalité, Paris, PUF, 2024.
5 Pour une revue de littérature récente, lire Nedjib Sidi Moussa,« Contre le racisme et son monde », A Contretemps, septembre 2024.
6 La Rust Belt est le surnom d’une région industrielle du nord-est des États-Unis, marquée par le déclin des industries lourdes.
7 Les swing states sont des États où aucun des deux grands partis américains, le Parti démocrate et le Parti républicain, ne gagne systématiquement.
8 Euractiv, « En Suède la gauche bat l’extrême droite et les libéraux frôlent la catastrophe », 2024.
9 Nancy Fraser, « Du néolibéralisme progressiste à Trump et au-delà », American Affairs, 20 novembre 2017.