Congrès CGT loin d’un grand fleuve tranquille – 2e partie

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Dans le précédent numéro de ReSPUBLICA nous avons abordé le 53e congrès de la CGT d’un point de vue factuel. Nous concluions en affirmant : la CGT joue un rôle éminemment politique dans la vie du pays, la question posée est qu’elle l’assure et l’assume pleinement, ce qui implique une inflexion dans son orientation et sa pratique et ne peut se résumer à l’affirmation que les partis politiques et les syndicats n’ont pas le même rôle, « les partis chez eux et les syndicats chez eux » en somme. La CGT qui se veut un syndicat de transformation sociale ne peut se contenter de revendiquer d’être « le syndicalisme au quotidien pour de nouveaux droits » comme l’indiquait le slogan officiel du congrès, mais doit être bien plus, dans la démarche de « la double besogne » chère à la « Charte d’Amiens » comme l’ont dans les faits souligné avec force la majorité des délégués représentant les syndicats de base.

Nous pouvons rassembler les débats, voire les désaccords, autour de cinq questions essentielles, la démocratie interne, la lutte des classes – et pas le niveau de radicalité de la confédération comme le résume hâtivement la presse -, l’écologie, le féminisme et l’unité syndicale. Bien entendu le congrès a traité bien d’autres questions. Les salaires, les conditions de travail, la précarité qui se généralise, la lutte contre l’extrême droite ont fait aussi l’objet de nombreuses interventions. Cependant ces cinq questions en posent et se fondent peut-être dans deux autres fondamentales que sont le rapport de la CGT à la classe ouvrière et à la société en général au regard de l’évolution du salariat, soit une forme de « brahmanisation »(1)Nous reprenons ici l’expression de Thomas Piketty dans son livre Capital et idéologie, pour signifier l’abandon par les partis politiques de gauche des couches populaires au bénéfice de la petite bourgeoisie intellectuelle, théorisée par le groupe de réflexion Terra Nova et qui a abouti à leur affaiblissement sans retour pour l’instant., et son « recentrage » sur les revendications immédiates, sans utopie transformatrice, la moitié de la double besogne en somme, donc son rapport à la politique.

Le congrès a mis l’accent sur ces deux questions majeures, malgré la direction sortante, sans toutefois pouvoir les traiter à fond, les textes préparatoires et la méthode utilisée pour préparer le congrès ne le permettant pas. Nous reviendrons sur ces aspects positifs du congrès en conclusion de cet article. La nouvelle direction confédérale, dans sa nouvelle formation très composite, devra s’atteler à cette tâche sous peine de voir la confédération se déchirer de plus en plus, voire sombrer définitivement (la CGT est mortelle, avait déjà averti Henri Krasucki à la fin des années 1980).

Repolitiser le syndicat

Commençons par l’aspect le plus englobant, soit le rapport de la CGT à la politique. Dès sa fondation en 1895, la CGT s’est voulue une organisation d’émancipation des salariés (et pas un corps intermédiaire) par l’abolition du salariat et du patronat, avec une démarche globale de transformation de la société avec l’idéal, ou l’utopie socialiste. Pour reprendre l’expression de Stéphane Sirot(2)Stéphane Sirot « Quel syndicalisme en France au XXIe siècle », collection Problématiques sociales et syndicales n° 10, septembre 2022. « un pansyndicalisme se voyant au centre des rapports de classes et embrassant tant le présent que l’avenir de la forme de société ». C’est ce dont était encore porteur l’accord intersyndical entre les deux principaux courants du syndicalisme, la CGT et la CFDT(3)Née en 1964 de la « déconfessionalisation » de la CFTC créée en 1917 sous l’égide de l’épiscopat, la CFDT s’était engagée sur une voie plus revendicative d’émancipation. de 1966, rompu officiellement avec fracas par la CFDT en 1977 par le « rapport Moreau » avec la notion théorisée de « recentrage » autour des revendications immédiates dans l’entreprise. Ce « recentrage » a été un renoncement à penser « un autre monde » et une affirmation à participer aux structures du pouvoir, à l’administration du monde tel qu’il est. Une des premières traductions de ce recentrage outre la rupture de l’unité d’action CGT/CFDT, a été la participation massive dans les cabinets ministériels de la gauche au pouvoir dans le gouvernement Mauroy en 1981, une entrée dans la politique de militants, mais une dépolitisation de l’organisation syndicale.

Ce « recentrage » n’a pas eu que des effets sur la CFDT et sur l’unité d’action syndicale, un lent processus sur le rôle quasi unique pour le syndicalisme, de « la revendication dans l’entreprise » s’est aussi engagé dans la CGT à partir du milieu des années 1980, notamment théorisé par Maryse Dumas, secrétaire générale adjointe de la Fédération des PTT, qui sera par la suite secrétaire confédérale chargée des revendications. Dans cette période, la CGT a perdu les deux tiers de ses adhérents, la désindustrialisation s’est accélérée (automobile, sidérurgie, textile, fermeture des mines de charbon…). La fin des années 1980 et le début des années 1990 sont aussi les années de l’agonie du système soviétique, la chute du mur de Berlin en décembre 1989 et la disparition de l’Union soviétique en 1991, soit la fin de l’utopie du « socialisme réel » sur laquelle était en grande partie construite l’utopie socialiste de la CGT. Le « néolibéralisme », le « capitalisme total » la financiarisation du capital déjà bien engagés voyaient leur horizon complètement dégagé et la marchandisation de toutes les activités humaines devenait l’utopie réalisable pour les oligarchies nationale, européenne et mondiale.

Peu de réflexions sont nées de la concordance de ces événements dans le monde syndical. La CGT se rabat alors aussi sur l’entreprise et abandonne toute réflexion politique et se « dépolitise ». Cette dépolitisation ne se traduit pas seulement par un desserrement des liens « organiques », certains de ses principaux militants avec les partis politiques, prioritairement le parti communiste, mais surtout par l’abandon d’une utopie globale qui la conduit à un consentement plus ou moins volontaire et plus ou moins affirmé aux institutions et à l’organisation économique dominante. Sa capacité programmatique s’en trouve inexorablement affaibli jusqu’à proposer un document d’orientation soumis à la discussion du 53e congrès sans analyse de la crise du capitalisme à son stade actuel, comme si la situation n’avait pas de racines.

Cet affaiblissement programmatique est à la source de l’importance prise par les questions dites « sociétales », ce qu’exprime fort bien Alain Supiot quand il affirme : « Défaire les solidarités édifiées sur la base démocratique de l’égale dignité des êtres humains ne peut conduire qu’au retour de solidarités fondées sur des sentiments d’appartenance communautaire, sur la religion, la race, la couleur de peau ou l’orientation sexuelle. L’accroissement des revendications sociétales de reconnaissance de ces identités est ainsi allé de pair avec l’affaiblissement des revendications sociales de juste répartition des fruits du travail »(4)Alain Supiot, La justice au travail, Seuil Libelle, avril 2022., une régression en somme.

Afin de ne pas tomber dans le « sociétal », l’écologie, le féminisme doivent être partie intégrale de cette utopie, ne pas être traités en soi, séparément comme c’est trop le cas aujourd’hui. Les votes du congrès en prenant par exemple de la distance avec le collectif « Plus jamais ça » pour ouvrir un débat afin que la décision soit démocratique et sur des bases définies en commun ouvrent dans ce sens. Le cas du féminisme se présente un peu différemment en raison de la question légitime des luttes contre les agressions sexuelles et sexistes qui domine actuellement, mais il relève de la même problématique et pose la même question du rapport à l’utopie.

En insistant dans leurs interventions sur la lutte de classe, les délégués revenaient sur la nécessité de repolitiser l’action syndicale sans inféodation à aucun parti, non pas établir un programme politique ou un modèle alternatif global, mais un objectif clair et concret d’émancipation. Ce débat n’est pas nouveau, il traverse toute l’histoire du mouvement syndical dans notre pays depuis son origine. À ce sujet nous ne résistons pas au plaisir de reproduire en annexe, le texte de la Charte d’Amiens adoptée par le congrès et celui de la motion concurrente, rejetée, tant ils résonnent avec la situation présente malgré les immenses différences entre les deux époques, tant au plan politique, économique, social, du salariat, des situations concrètes des salariés ou des questions écologiques et climatiques. Ces deux textes sont intéressants, car ils expriment bien, dans le contexte de l’époque, les grands débats qui ont toujours traversé le syndicalisme à tous les échelons.

La brahmanisation

Par « brahmanisation », nous entendons par là, la transformation du syndicat des travailleurs en syndicat des diplômés, au sens que lui donne Thomas Piketty dans son ouvrage Capital et Idéologie, c’est-à-dire le passage graduel, continu et non prévu, au fur et à mesure de la désindustrialisation, et de l’expansion éducatrice entraînant une augmentation des cadres dans le secteur des services notamment. Il ne s’agit non plus d’une question de personne, même si c’est ce qui occupe le plus les médias, mais un processus long et multiforme, à facteurs nombreux qui après avoir touché les partis politiques de gauche, atteint à son tour la CGT. Il pose de nombreuses questions quant à l’évolution de la CGT en raison de son histoire et de ses rapports aux salariés notamment à ceux de l’industrie ; questions d’autant plus importantes que la « réindustrialisation » de notre économie est à l’ordre du jour et un des axes revendicatifs du syndicat.
Les signes en sont nombreux et pour certains déjà anciens.

A) La représentation sociale : sur cent candidats à la Commission exécutive confédérale (CEC), il n’y avait que six ouvriers soit 6 %, alors qu’ils représentent 19 % des personnes en emploi en 2021 selon l’Insee, soit environ 20 % du salariat ; les employés étaient 31 candidats, soit 31 % des candidats alors qu’ils représentent 26,1 % des personnes en emploi et environ 28,25 % du salariat ; les cadres étaient 36, soit 36 % des candidats alors qu’ils représentent 21,5 % des personnes en emploi soit environ 22 % des salariés ; les professions intermédiaires (techniciens, agents de maîtrise qui relèvent aussi comme les cadres du champ de syndicalisation de l’UGICT(5)UGICT, Union générale des ingénieurs-cadres et techniciens.) étaient 27, soit 27 % des candidats alors qu’ils représentent 24,6 % des personnes en emploi soit environ 26,75 % des salariés. Il n’y avait aucun ingénieur. Au total nous constatons une forte sous-représentation des ouvriers et une forte sur-représentation des cadres du tertiaire, et la sous-représentation du monde de l’industrie.

B) Des directions nationales de plus en plus « brahmanisées » : phénomène découlant naturellement de cette distorsion de représentation, et l’alimentant par ailleurs. On retrouve de moins en moins d’ouvriers et employés aux postes de direction dans les structures confédérales et fédérales et de plus en plus de CSP+. La féminisation gagne, avec plus de femmes à ces postes, sans atteindre partout la parité malgré une politique volontariste, mais les secteurs industriels et ouvriers disparaissent petit à petit. Ce processus prend une importance nouvelle avec la revendication de réindustrialiser le pays après la prise de conscience post-covid de la dépendance de notre pays vis-à-vis de l’étranger à ce sujet.

C) Un changement de bureaucratie, de plus en plus ces dernières années les « collaborateurs » renommés « conseillers » ne sont plus recrutés parmi les militants dans les organisations, mais par fiches de poste sur le marché du travail comme dans n’importe quelle entreprise, ce qui entraîne une technocratisation de l’appareil confédéral, une coupure avec le monde du travail, une externalisation de ce monde et une dérive vers « l’utilité » de l’organisation, avec un abandon des objectifs d’émancipation.

D) La « brahmanisation » des instances : Le monde enseignant est de plus en plus présent dans les instances confédérales au niveau national comme départemental. Sur cent candidats à la CEC, dix venaient de la fédération de l’Éducation de la recherche et de la culture (FERC) (trois par la fédération et sept par les unions départementales), secteur pourtant historiquement peu syndiqué à la CGT en raison du passage à l’autonomie des syndicats d’enseignants et de l’Éducation nationale à la scission en 1947 ; la fédération de l’Éducation nationale (FEN) adhérente à la CGT décide alors de ne s’affilier à aucune confédération et devient « autonome », en 1992 la FEN éclate et les syndicats et syndiqués se séparent et créent la Fédération Syndicale Unitaire (FSU) et l’Union de Syndicats Autonomes (UNSA), non confédérés dans les deux cas. La prétendante officielle au poste de secrétaire général de la CGT pour succéder à Philippe Martinez, Marie Buisson est issue de cette fédération ainsi que la secrétaire générale élue Sophie Binet.

E) « Une CGT utile au salariat » (point 310 et suivant du document d’orientation). Être et s’affirmer comme « une CGT utile au salariat » c’est se mettre en dehors de ce salariat, ne plus être l’organisation qu’il s’est donnée pour son émancipation, mais réduire l’organisation à « un corps intermédiaire » entre le salariat (les salariés) et les institutions publiques et le patronat. Comment alors les salariés peuvent-ils influer sur l’orientation, les actions de ce corps étranger, intermédiaire ? C’est en fait admettre l’institutionnalisation du fait syndical et des syndicats pourtant dénoncée par de nombreux militants, militantes et organisations de la CGT.

F) Le glissement vers le sociétal : dans les documents préparatoires, les questions de société ont pris une place importante en les traitant à la file dans une liste de situations spécifiques forcément non exhaustive sous prétexte de s’adresser à l’ensemble des travailleurs et travailleuses. En s’adressant à chacun dans sa supposée spécificité on ne s’adresse plus à l’ensemble et les « solidarités fondées sur des sentiments d’appartenance communautaire, sur la religion, la race, la couleur de peau ou l’orientation sexuelle » deviennent alors premières, « l’accroissement des revendications sociétales de reconnaissance de ces identités (va) de pair avec l’affaiblissement des revendications sociales de juste répartition des fruits du travail. »

G) Un effacement de la lutte pour les services publics : la notion de service public est peu présente dans le texte de préparation du congrès et quand elle l’est c’est de façon abstraite. L’énergie, le logement, l’eau, les transports y sont présentés comme des activités économiques, au mieux pour l’eau « sous contrôle public ». Le projet de résolution proposé en fin de Thème I « Pour un syndicalisme de rupture et de transformation sociale dans un monde du travail en perpétuelle évolution », propose bien (point 177) « un développement des services publics sur l’ensemble du territoire afin de répondre aux besoins des populations, sans rupture pour un égal accès à tous », mais sans aucun développement dans le texte explicatif, une abstraction de principe.

L’État est simplement « stratégique et planificateur », mais pas acteur économique et « garant des politiques publiques » comme s’il n’en était pas l’initiateur, le concepteur, le décideur, et chargé de leur bonne mise en œuvre, y compris en étant opérateur. La fonction publique (plus de cinq millions de salariés), le statut de la fonction publique détruit par la loi d’août 2019, pourtant garant de l’égalité d’accès des citoyens et usagers aux services publics sont absents du texte. Ce sont les amendements des syndicats qui les y ont introduits. Thomas Piketty note à ce propos :

Concrètement, les conflits entre les catégories populaires qui ont progressivement déserté la gauche électorale et les nouvelles classes diplômes de la « gauche brahmane » se sont incarnés au cours des dernières décennies (et continuent de se manifester aujourd’hui) dans de multiples enjeux de politiques publiques. Cela peut concerner différentes questions concernant l’organisation des services publics, l’aménagement du territoire, les équipements culturels ou les infrastructures de transports. Cela peut également s’incarner dans le conflit entre d’une part les grandes agglomérations, à commencer par l’agglomération parisienne, où sont « montés » vivre et travailler une large part des plus diplômés, et les villes de taille moyenne et les territoires ruraux, moins intégrés dans la mondialisation. Ou encore à propos de l’école « Enfin, les conflits entre catégories populaires et « gauche brahmane » s’incarnent également dans l’organisation du système éducatif lui-même. Il convient de rappeler ici à quel point le système scolaire et universitaire français est resté stratifié et inégalitaire.

Ajoutons au sujet des services publics que la confédération CGT n’est pas membre du collectif « Convergence des services publics » issu des manifestations à Guéret en 2005, qui regroupe des syndicats (FSU, Solidaires, L’UFSE-CGT(6)UFSE, Union fédérale des syndicats de l’État qui regroupe les syndicats et fédérations des agents de l’État. et des syndicats CGT), des associations et les partis politiques de gauche. De nombreux amendements des syndicats au congrès ont heureusement remis la question dans les revendications, cela demandera beaucoup plus pour répondre aux exigences de reconstruire des services publics fondés sur des solidarités territoriales et intergénérationnelles nouvelles.

Bilan du congrès

Le congrès a certes été animé, mais ce fut un congrès vivant dans lequel les délégués pourtant composés à 80 % de « primo-congressistes » ont défendu leur mandat et souvent imposé leurs points de vue. Le texte d’orientation a considérablement été modifié dans un sens plus combatif. L’insistance des délégués sur la démocratie interne, la lutte de classe, le rôle de la CGT dans le mouvement intersyndical sur les retraites a montré une CGT offensive.

Le congrès n’a pas réglé complètement tous les problèmes qui lui étaient posés, mais il a ouvert sur les débats essentiels du moment, l’écologie, en demandant de suspendre la participation à « Plus jamais ça » afin d’engager un débat interne sur ces questions, sans toutefois remettre en cause le principe de travailler avec des ONG et associations.

Idem sur les engagements internationaux de la CGT, la syndicalisation des étudiants salariés, etc.
Il a élu une direction confédérale avec un bureau confédéral rassemblant les principaux courants, pour aller de l’avant même s’il reste des points régressifs comme « l’écriture inclusive » ou l’adhésion de certaines structures à la FSM.

La façon d’aborder le féminisme a aussi été interrogée par des femmes elles-mêmes quand plusieurs déléguées sont intervenues pour souligner que l’alternance femme/homme dans les prises de parole était trop formelle.

La conclusion du congrès est suffisamment ouverte pour que des interrogations essentielles pour l’avenir de la CGT, et de tout le syndicalisme soit en questionnement. Pour ne prendre en exemple que la question de la place des ouvriers dans la CGT et dans notre société industrielle, la direction semble avoir perçu la difficulté. Sophie Binet, nouvelle secrétaire générale, dans son interview dans L’Humanité de lundi 3 avril, juste après le congrès, à une question du journaliste (« L’élection d’une cadre à la tête de la CGT n’était pas évidente. Redoutez-vous un procès en non-représentation des travailleuses et travailleurs ? ») répond : 

Mon profil n’est pas entièrement une nouveauté. En réalité, l’élection de Philippe Martinez a déjà constitué une forme de transition. C’est un technicien supérieur, il était secrétaire général chez Renault de son syndicat Ufict [le syndicat des cadres — NDLR]. C’était donc aussi un militant de l’Ugict. Mais c’est vrai : je n’ai pas le même vécu que les ouvriers ou les employés. Les cadres ne doivent pas voler la parole des ouvriers, ce sera une de mes grandes préoccupations. Au contraire, je travaillerai à ce qu’ils et elles soient davantage visibles dans le débat public : les ouvriers et les employés représentent la moitié du salariat et pourtant ils et elles sont absents des radars médiatiques. C’est pour cela que nous[souligné par la rédaction] avons élu beaucoup d’ouvriers et d’employés dans la direction confédérale.

Il est exact que les six ouvriers candidats ont été élus à la CEC dont un au Bureau confédéral (un sur dix), seize employés ont été élus également à la CEC, soit en tout vingt-deux sur soixante-six soit un tiers. Nous sommes loin de la moitié. Par ailleurs qui est le « nous » qui laisse entendre qu’il s’agit d’une concession, d’une faveur, un brin condescendant. La question posée comme nous le soulignons dans cet article n’est pas qu’une question de présence dans les médias, mais une question de rapport à l’industrie, à la transformation de la matière qui est à la base de la création de richesse, en rester à une question de visibilité dans les médias c’est rester à la surface des choses.

Dans son interview, lors de la manifestation du 6 avril, visible sur le site de la CGT, Sophie Binet déclare à nouveau à ce sujet : « j’ai aussi un point de vigilance et d’attention à travailler dans mon mandat pour renforcer la visibilité et la prise de parole des ouvriers et des employés qui de plus en plus sont indivisibilisés du débat public, je pense très important de renforcer leur place dans la direction de la CGT, de renforcer leur présence sur les plateaux télé, la visibilité des luttes et aussi de mettre en visibilité quelles sont les transformations du travail ouvrier ». Il ne faudrait pas que « la question ouvrière » devienne un objet d’ethnologie, comme pour les espèces en voie de disparition !

Le congrès dans son ensemble a ouvert sur toute une série de questions que la direction sortante avait plutôt tendance à présenter comme définitives : la démocratie interne, l’écologie et le travail avec la société civile, les associations, le féminisme qui ne peut se résumer à la chasse aux délinquants sexuels, les questions internationales. Et l’objet même de la CGT et du syndicalisme qui ne peut se résumer à « être utile au salariat», mais doit avoir des objectifs émancipation du salariat et une utopie transformatrice qui fait encore défaut. Il ne pouvait tout régler d’un seul coup, les débats et les textes proposés étaient trop éloignés de ces objectifs, mais il a démontré une organisation syndicale consciente collectivement de ses responsabilités comme organe autogéré d’émancipation du monde du travail.

Malgré un processus mal engagé il a été capable d’élire une direction confédérale, certes pas exempte d’interrogations, mais en capacité d’unir l’organisation, car elle comprend les principaux courants et composantes du syndicat. Un congrès « difficile », « compliqué », « parfois violent » comme l’a souligné Sophie Binet dans son intervention de clôture, mais un congrès vivant, dynamique, dans lequel les délégués ont tenu la place essentielle et défendu leur mandat. « Nous ne nous sommes pas laissé faire » comme l’a résumé un délégué en rentrant dans son entreprise. Un congrès d’espoir donc, avec une direction qui se doit de se montrer à la hauteur des défis qui l’attendent, et qui compte tenu de sa composition espérons-le, en a les atouts en main.

ANNEXE : « 1906, Le congrès de la Charte d’Amiens »

I — Le texte adopté par 830 voix pour contre 8 voix et un bulletin blanc.

« Le congrès confédéral d’Amiens confirme l’article 2, constitutif de la CGT. La CGT groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte pour mener à la disparition du salariat et du patronat… ;
Le congrès considère que cette déclaration est une reconnaissance de la lutte de classe qui oppose, sur le terrain économique, les travailleurs en révolte contre toutes formes d’exploitation et d’oppression, tant matérielles que morales, mises en œuvre par la classe capitaliste contre la classe ouvrière ;
Le congrès précise, par les points suivants, cette affirmation théorique : dans l’œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc.
Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’œuvre du syndicalisme ; il prépare l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ; il préconise comme moyen d’action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance sera, dans l’avenir, groupement de production et de répartition base de réorganisation sociale ; le congrès déclare que cette double besogne, quotidienne et d’avenir, découle de la situation des salariés qui pèse sur la classe ouvrière et qui fait de tous les travailleurs, quelles que soient leurs opinions ou leurs tendances politiques ou philosophiques, un devoir d’appartenir au groupement essentiel qu’est le syndicat.
Comme conséquence, en ce qui concerne les individus, le congrès affirme l’entière liberté pour le syndiqué, de participer, en dehors du groupement corporatif, à des formes de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander, en réciprocité, de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu(il professe au-dehors.
En ce qui concerne les organisations, le Congrès décide qu’enfin que le syndicalisme atteigne son maximum d’effet, l’action économique doit s’exercer directement contre le patronat, les organisations confédérées n’ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre en toute liberté, la transformation sociale. »

II — Le texte concurrent rejeté par 724 voix contre, avec 34 voix pour et 37 blancs

« Le Congrès confédéral d’Amiens,
Considérant que les organisations syndicales poursuivent l’établissement d’une législation qui améliore les conditions de travail et qui perfectionne les moyens de lutte du prolétariat.
Considérant, d’autre part, que si la pression, l’action directe exercées par les syndicats sur les pouvoirs publics ont une valeur indiscutable, il est au moins aussi vrai qu’elles ne sauraient être suffisantes et que l’action menée au sein même des assemblées qui ont pouvoir de légiférer est un complément nécessaire que, seul un parti politique est en état de fournir.
Considérant que le Parti socialiste — organisation politique du prolétariat — poursuit la réalisation des revendications syndicales et seconde la classe ouvrière dans les luttes qu’elle soutient contre le patronat, qu’il est donc le « parti » qui mène cette action complémentaire.
Le Congrès se prononce en faveur d’un rapprochement entre la Confédération générale du Travail et le Parti socialiste. IL décide que chaque fois que les deux organisations seront d’accord sur le but à atteindre, l’action des syndicats pourra se combiner temporairement, par voie de délégation avec celle du Parti socialiste, sans que ces deux organisations puissent jamais se confondre.
Le Congrès, malgré son désir d’entente, croit cependant prématurée la réglementation des rapports entre les deux organisations, par la création d’un organisme quelconque, et préfère s’en remettre aux évènements du soin de préparer celui qui sera le meilleur, parce qu’il sortira des faits eux-mêmes.
D’ailleurs, le Congrès constatant que dans maintes circonstances et dans de nombreux centres l’entente existe, ou est en voie de réalisation, enregistre avec plaisir cette tendance vers l’harmonie des efforts ; fait des vœux pour qu’elle s’accomplisse et décide d’attendre, pour la création du rouage qui faciliterait les rapports de la Confédération générale du travail avec le parti socialiste, le moment où l’entente entrée définitivement dans les mœurs se sera imposée à tous comme une nécessité évidente.
En attendant et dans l’espoir que le Parti socialiste usera de réciprocité, le Congrès demande aux militants de mettre fin à des polémiques qui, en divisant les forces ouvrières, en lassant les énergies, servent seulement les intérêts du patronat et du régime capitaliste. »

Source : coll. Les congrès de la CGT, Institut CGT d’histoire sociale, sept. 1983

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Nous reprenons ici l’expression de Thomas Piketty dans son livre Capital et idéologie, pour signifier l’abandon par les partis politiques de gauche des couches populaires au bénéfice de la petite bourgeoisie intellectuelle, théorisée par le groupe de réflexion Terra Nova et qui a abouti à leur affaiblissement sans retour pour l’instant.
2 Stéphane Sirot « Quel syndicalisme en France au XXIe siècle », collection Problématiques sociales et syndicales n° 10, septembre 2022.
3 Née en 1964 de la « déconfessionalisation » de la CFTC créée en 1917 sous l’égide de l’épiscopat, la CFDT s’était engagée sur une voie plus revendicative d’émancipation.
4 Alain Supiot, La justice au travail, Seuil Libelle, avril 2022.
5 UGICT, Union générale des ingénieurs-cadres et techniciens.
6 UFSE, Union fédérale des syndicats de l’État qui regroupe les syndicats et fédérations des agents de l’État.