Jacques Généreux explique l’économie à tout le monde

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Jacques Généreux, enseignant à Sciences Po depuis 1983, propose un ouvrage destiné à « Monsieur (nous pourrions ajouter à Madame) Tout le Monde ». Il concilie le patriotisme et l’internationalisme comme le préconisait Jean Jaurès. Ce faisant, il réussit la gageure de réaliser un exercice de vulgarisation économique de haute volée à même de nous éclairer sur les enjeux économiques, politiques et sociaux. Cet éclairage est fort utile pour tous celles et ceux qui veulent s’impliquer dans l’action pour une société plus juste, sans se faire manipuler par les experts autoproclamés n’ayant que dérégulation sociale, démantèlement des services publics, libre-échange comme horizon. Cet ouvrage relève de la nécessaire éducation populaire, au sens noble du terme.

L’économie n’est pas une science

D’entrée, l’auteur affirme qu’il n’y a pas de « science » économique. En revanche, il est possible, voire indispensable, d’adopter une démarche ou un esprit scientifique. De fait, même s’il n’y a pas de vérité absolue en matière de choix politiques, cela n’exonère pas d’opérer des choix. L’auteur invite à élargir les sources de pensée en économie avec les concepts issus de penseurs libéraux, mercantilistes, marxistes, keynésiens, institutionnalistes, socio-économistes…

Buts de l’économie : entre intérêt général et avidité

L’auteur convoque les penseurs comme Platon pour qui « la vertu et le désir de richesse sont les deux plateaux d’une même balance ». Ou Aristote, pour qui « la bonne économie, c’est l’art d’acquérir des richesses en vue de satisfaire nos besoins naturels ». La mauvaise, qu’il nomme chrématistique commerciale, désigne le but d’accumuler des richesses. Pour Aristote, la sagesse consiste entre autres à redistribuer les richesses pour réduire les inégalités.

Un aperçu historique

L’auteur nous convie à une relation de la pensée économique depuis l’Antiquité. Cet aperçu permet d’éclairer le présent. Sont convoqués des personnalités du Moyen-Âge, des économistes arabo-musulmans, les influences catholiques et protestantes. Pour ces derniers, le profit ne doit pas être accumulé pour soi-même ni consommé dans une vie de luxe ; il doit être réinvesti dans des activités utiles.

De la richesse des nations : sortir des clichés

Selon Jacques Généreux, et cela nous parle avec la désindustrialisation actuelle en France, « la richesse économique des individus — tout comme celle d’une nation — ne réside pas dans la quantité d’argent qu’ils possèdent, mais dans la quantité de biens et de services produite par le travail ».

Il tord le cou aux ultralibéraux qui font de Adam Smith leur père spirituel. Ils oublient qu’il a « détaillé les cas où l’État est nécessaire et plus efficace que la libre concurrence ». Il fait « l’éloge de l’impôt et souligne les dégâts humains du capitalisme ». Adam Smith estime que « la libre quête de l’intérêt privé est collectivement inefficace et doit être corrigée par l’intervention de l’État ».

Les trois principales approches contemporaines de l’économie

Jacques Généreux aborde ces trois sources : la science sociale et économique de Karl Marx, la science sociale abstraite de Walras et des néoclassiques qui inspirent la plupart de nos économistes, la science pragmatique de Keynes qui eut son heure de gloire après la grande crise de 1929.  Pour l’auteur, « le capitalisme c’est une forme particulière de propriété qui confère [au capitaliste] un pouvoir singulier…, les pleins pouvoirs de décision… » L’auteur prend soin de préciser que, de 1945 à 1975, « bien des pays n’étaient plus dans une économie capitaliste mais dans une économie mixte ».

Vous avez dit « libéral » ?

L’auteur fait le point sur la notion de libéralisme. Pour lui, les néolibéraux ne sont pas des libéraux. Ils sont plutôt « des réactionnaires, des antilibéraux », en ce sens qu’ils « méprisent la philosophie des Lumières, cette pensée éprise d’égalité, de justice et de souveraineté populaire. Ils rejettent la conception libérale de la liberté, fondée sur le respect de la loi dans un État de droit démocratique ».

Quelle erreur, selon l’auteur, de la part de leurs adversaires de les faire passer pour de nouveaux libéraux alors qu’ils en sont l’exact contraire.

Libre-échange, protectionnisme et capitalisme

Pour que le débat repose sur des bases claires, l’auteur dénonce certaines ambiguïtés. Il importe donc de distinguer « l’ouverture au commerce international » et le « libre-échange ». Ainsi, ce dernier signifie « laissez-passer » ou « laisser-faire » d’où sont absents toute restriction, toute prise en compte des modalités de production, tous les impacts sociaux et environnementaux. À l’inverse, l’ouverture extérieure « n’empêche en rien un pays de réguler son marché intérieur, du moment qu’il se réserve la possibilité de réguler aussi ses échanges extérieurs ». De même, il invite à établir la différence entre « concurrence », qui repose sur un « processus défini par des règles », et « libre concurrence », synonyme de « laisser-faire ». Dans le 1er cas, les avantages l’emportent, alors que, dans le 2e cas, c’est l’inverse.

L’auteur établit clairement que « la bonne concurrence par la qualité plutôt que par la contraction des salaires est incompatible avec le libre-échange ». Autrement dit, le débat qui se focaliserait sur le choix cornélien entre « le protectionnisme absolu et le libre-échange intégral » est biaisé.

Une vraie alternative invite à sortir de la servitude volontaire

À raison, l’auteur insiste sur le fait que le tournant ultralibéral des années 1980 ne peut être imputé à la pression internationale. Cette bifurcation idéologique « s’opère dans un contexte de concurrence modérée » qui n’interdisait pas de poursuivre une politique de justice sociale et fiscale non soumise au dumping.

Alors que, depuis la Libération en 1944, la France s’appuyait sur une limitation du pouvoir des propriétaires de capitaux sur les lieux de travail, ce tournant a conduit à un retour aux pleins pouvoirs des seuls possesseurs de capitaux, au détriment de tous les autres acteurs et producteurs, dont les salariés, ouvriers et employés. Tout loisir est laissé aux détenteurs de capitaux de « [les] déplacer n’importe où dans le monde » grâce à la « déréglementation de la finance » organisée par les dirigeants politiques eux-mêmes.

Distinction entre compétition internationale et « mauvaise concurrence »

L’auteur invite à bien distinguer les causes et les effets. Pour lui, « si la guerre économique progresse au détriment de la bonne concurrence, c’est l’effet de la mutation (de ces dernières décennies] du capitalisme ». En clair, la compatibilité entre régulation et bonne concurrence avec le capitalisme invite à s’interroger sur la forme de ce capitalisme. Si cette forme revêt « l’absence de toute entrave au pouvoir du capital, la mauvaise concurrence finit toujours par chasser la bonne ».

Liste des instruments idoines pour créer un cadre vertueux

Il est utile de mentionner les instruments disponibles à mettre en œuvre : des normes fiscales, sociales et environnementales ; le contrôle des mouvements de capitaux internationaux pour éviter le chantage à la sortie des capitaux ; une fiscalité progressive suffisante pour assurer le niveau adéquat de services publics et sociaux ; le plafonnement de la rémunération des actionnaires et des inégalités sociales ; des politiques macroéconomiques qui veillent au maintien du plein-emploi tout en soutenant les débouchés et donc la rentabilité des entreprises.

Dans de telles conditions, le capitalisme est plus « formel » que « réel ». Cela correspond, en partie, à la période du « new deal » à la suite du krach boursier de 1929, période qui s’est poursuivie après la Libération de 1945, notamment en France avec l’instauration de la Sécurité sociale, les Comités d’entreprises, les nationalisations, dont celle des banques, les services publics…

L’auteur rappelle, à bon escient, un fait occulté par les médias acquis à la logique ultralibérale : « de 1950 à 1975, les actionnaires touchaient 3 à 4 % de rémunération pour leurs capitaux [qui représentent] le niveau minimal des intérêts qu’il faut verser pour disposer de capitaux utiles pour l’entreprise. Une coopérative ouvrière financée par une banque coopérative doit aussi rémunérer à ce même niveau les capitaux qu’elle emprunte ».

Ni capitalisme spéculatif ni cauchemar étatiste

L’auteur insiste : « pour sortir du capitalisme réel, spéculatif obsédé par la rentabilité immédiate, il n’est pas nécessaire de nationaliser les salons de coiffure, les boucheries et toutes les moyennes et petites entreprises ». En théorie, « un système non capitaliste peut être entièrement constitué d’entreprises privées ». A l’inverse, « une économie intégralement nationalisée peut n’être qu’un capitalisme d’État » aux mains d’une nomenklatura qui « exploite les travailleurs pour maximiser ses profits », comme dans l’ex-Union soviétique.

Et les salariés ? Quel partage de pouvoir ?

L’auteur prend soin de compléter son propos en évoquant la possibilité ou la nécessité du partage du pouvoir avec les salariés. Il évoque la proposition de certains économistes « d’instituer une participation du collectif du travail à la propriété du capital ». Il ne s’agit en aucun cas, précise-t-il, de transformer les salariés en actionnaires capitalistes. Cette participation serait différente du mécanisme d’intéressement ou d’épargne qui « attribuerait des actions à chaque salarié ». Cette fraction du capital cédé au travail serait une sorte de propriété collective qui accorderait en outre au collectif de travail des représentants élus au Conseil d’administration.

L’entreprise, un collectif avec reconnaissance de personnalité juridique

L’auteur s’appuie sur des économistes, sociologues et juristes qui proposent de créer dans le droit une personnalité juridique à l’entreprise afin de l’émanciper de la tutelle mortifère des actionnaires. Il s’avère que les entreprises ayant le souci de « l’intérêt commun des stakeholders(1)L’ensemble des acteurs qui ont un intérêt — stake — dans la production de l’entreprise, y compris les clients et fournisseurs. sont économiquement et socialement plus efficaces que les entreprises préoccupées par le seul profit des shareholders(2)Ceux qui détiennent les actions. ».

Cette nouvelle personnalité juridique intégrerait les quatre partenaires constituant l’entreprise : travailleurs, entrepreneurs, investisseurs et collectivités publiques.

L’auteur décrit ainsi une possibilité « de sortir d’un capitalisme fonctionnant dans l’unique intérêt des shareholders ».

Une stratégie alternative pour sortir du capitalisme

L’auteur part du constat intéressant que « les pleins pouvoirs du capital vont de pair avec la libéralisation croissante de la compétition commerciale et financière internationale ». Pour lui, « il ne sert à rien de s’attaquer à l’un sans s’attaquer à l’autre ». Il présente un argument à l’encontre des nationalistes qui se leurrent en proposant de se protéger de la mauvaise concurrence issue de la compétition internationale débridée sans vouloir réformer le capitalisme.

Il propose d’explorer la voie d’un protectionnisme internationaliste et de débattre du niveau de protection suffisant « pour sortir d’une logique de guerre économique et de revenir l’esprit de coopération dans l’intérêt commun des nations » tel que défini lors de création de la Charte de La Havane(3)Cette Charte signée en 1948, rejetée par le Congrès étatsunien, prévoyait une organisation internationale du commerce en vue du développement économique, du plein-emploi, du progrès des conditions de travail et de salaires équitables. Tout le contraire de l’OMC, qui lui vise la libéralisation maximale des échanges..

Faut-il s’en remettre à des instances supranationales ou concevoir une stratégie nationale ?

Face aux urgences écologiques, à la raréfaction des ressources renouvelables ou non, au dérèglement climatique, à l’affaissement de la biodiversité, aux urgences sociales, il semble de « bon sens » d’estimer qu’il faille se reposer sur les institutions internationales. L’auteur contredit cette orientation pour deux raisons politiques et économiques, qu’il expose. Pour mobiliser les électeurs afin qu’ils influent sur leurs dirigeants en vue de la prise en compte des enjeux environnementaux, il est indispensable de sortir du stress au travail et de la crainte du chômage, de même que d’éradiquer la pauvreté et l’inquiétude pour sa santé.

Conclusion : partir du local et du national

L’auteur part du postulat que « pour fabriquer des citoyens solidaires du monde et des générations futures, il faut d’abord que les vertus de la solidarité se manifestent là où vivent ces citoyens. Une bonne politique économique et sociale, locale et nationale, est la condition nécessaire à la constitution d’une opinion publique soutenant l’urgente révolution écologique ».

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 L’ensemble des acteurs qui ont un intérêt — stake — dans la production de l’entreprise, y compris les clients et fournisseurs.
2 Ceux qui détiennent les actions.
3 Cette Charte signée en 1948, rejetée par le Congrès étatsunien, prévoyait une organisation internationale du commerce en vue du développement économique, du plein-emploi, du progrès des conditions de travail et de salaires équitables. Tout le contraire de l’OMC, qui lui vise la libéralisation maximale des échanges.